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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Ridha Boulaâbi : Œuvres francophones et nouvel orientalisme postcolonial (Orientalism writes back)

Dernière mise à jour : 19 juil.



« Comment et de quelles façons se placer dans le sillage de la pensée postcoloniale d’un côté et répondre d’un autre côté à une réalité brûlante cofondant de plus en plus islam et terrorisme ? Comment tenir ces deux discours en même temps, au cœur du même texte ? »




C’est une véritable somme que propose Ridha Boulaâbi, sur la question que met en valeur le titre et le sous-titre de son ouvrage de 534 pages, édité chez Geuthner en avril 2024,  Orientalism Writes Back. Quand la littérature francophone du Maghreb met en fiction la pensée postcoloniale. Trois mots-clefs, orientalisme, littérature maghrébine francophone et postcolonialisme, affichent l’ambition de cet ouvrage, introduit par la préface du spécialiste de l’Orient qu’est Daniel Lançon.

Pour saisir l’objectif de l’ouvrage, on peut dire  que l’universitaire entend mettre en dialogue mais aussi en tension l’orientalisme (l’ancien et le nouveau) et la pensée postcoloniale en choisissant, comme champ d’observation, un corpus d’œuvres maghrébines en langue française. L’analyse détaillée d’œuvres est une priorité mais la démonstration fait amplement sa place aux mises au point théoriques. Les auteurs choisis, à l’intersection de l’Orient et de l’Occident, mettent en rapport leurs savoirs de part et d’autre. Il y a, consciemment ou non rectification des voies de l’orientalisme classique. Au cœur des savoirs de l’Orient et ses cultures (savante et populaire), l’islam tient, bien évidemment, une place centrale que même des romans maghrébins plus grand public interrogent au fil de leurs fictions. Ainsi, en 2022, le premier roman de Zineb Mekouar, La poule et son cumin, primé depuis, note sans en faire le centre de son propos la méfiance contre l’islam dans une lettre que Kenza adresse à sa grand-mère. La jeune femme qui fait des études de Sciences Po. à Paris, lui explique qu’elle évite d’écouter à l’extérieur la musique et les voix marocaines : « Dans ces chansons, les voix disent Allah et beaucoup autour de moi prendraient peur si la musique était trop forte. Ici, les gens se raidissent au mot islam. J’ai envie de leur faire découvrir le tien, d’islam. Leur montrer, par la musique et les chants, que ta religion est belle, qu’elle est avant tout poésie et donc métaphores, qu’elle peut apaiser ». Fondamentalement, c’est bien à cette présence de l’islam dans toute sa complexité que s’attaque R.Boulaâbi, de chapitre en chapitre avec un choix de corpus lui permettant d’approcher autrement l’orientalisme et la pensée postcoloniale.

Ouvrant son étude par un prologue, plutôt qu’une introduction, R. Boulaâbi propose son premier développement sous le signe d’un roman de 2018 de Maïssa Bey, Nulle autre voix, complétant le titre par « Nulle autre voix que la mienne », annonçant ainsi une réappropriation. Deux citations en exergue sont à noter : la première empruntée à Hannah Arendt dans laquelle s’affirme la volonté pour l’être humain d’être libre puisqu’il est par définition un commencement. La seconde est extraite d’un entretien avec Mahmoud Darwish et son affirmation de n’habiter que le vent quand on n’a plus de terre. Les mises en exergue sont toujours un lieu de choix très personnel d’un auteur. Etant donné le sujet traité et son orientation, on peut penser qu’une citation de Sophie Bessis, Je vous écris d’une autre rive - Lettre à Hannah Arendt (2021) aurait, peut-être, été plus appropriée. Evoquant son appartenance au Sud, Sophie Bessis précise à propos des « siens » :

 

« Nous ne sommes pas identiques, les mémoires majoritaires et minoritaires sont fabriquées d’expériences différentes, mais nous savons avec certitude que je suis une part de ce qu’ils sont, comme ils portent en eux une partie de ce qui me fait. Et c’est pourquoi, ensemble, nous refusons les prisons identitaires. Je ne suis la preuve de rien mais j’existe. C’est donc que le mélange est un héritage dont on peut faire un présent. Il ne se divise pas. Je l’ai pris entier, je veux tout, mon orient et mon occident, et c’est avec ce tout qu’il faut construire ».

 

L’essentiel de ces quarante pages qui constituent le prologue, donnent la couleur de l’essai, l’objectif que se fixe la démonstration en s’appuyant sur l’analyse d’un récit de la romancière algérienne. Celle-ci commence par un résumé factuel qui isole les données suivantes : l’assassinat du mari/la prison/la libération/le retour dans un appartement sans âme/ l’écrivaine qui veut écrire l’histoire de la meurtrière pour témoigner contre les violences faites aux femmes. Ce résumé factuel est, en règle générale ce qui a été retenu en France : ce roman illustre le sort qu’une société rétrograde réserve aux femmes. C’est ce que Alexandre Gefen nomme une « littérature remédiatrice ».

 

 

Pourtant Maïssa Bey semble rejeter dans son épigraphe cette lecture empathique. On peut se rappeler qu’auparavant, dans cette œuvre majeure qu’est Cette fille-là (2001), dans son « avertissement » par Malika, la romancière rejetait déjà cette complicité empathique douteuse, ruisselant d’un complexe de supériorité de la part des lecteurs.

 

Il faut donc mettre en action un autre contrat de lecture en suivant la romancière  qui sollicite le lecteur pour qu’il entre dans « un travail de distanciation » de cette « souffrance », voire de son effacement. Cette nouvelle piste oblige à résumer autrement le roman. Quand la criminelle accepte de parler à l’écrivaine en recherche de témoignage, son objectif est de montrer les ressorts de la fabrication d’un récit et la position de celle qui écrit. Il ne s’agit pas seulement d’être témoin privilégié d’une situation de souffrance mais d’être artisane de la mise en fiction de sa parole qu’il n’est question ni de déléguer ni de se faire confisquer.

 

En réalité, dès la prison, elle s’est exercée à cette nouvelle activité en interrogeant et en écoutant ses co-détenues (c’est le même rôle qu’avait déjà Malika dans Cette fille-là avec ces femmes échouées dans l’asile). Le monologue qu’elle adresse à l’écrivaine et donc à nous lectrices et lecteurs, n’est pas d’expliquer ou de justifier son acte mais de montrer comment, à partir de la matière de la vie, du réel, on peut construire son « propre jeu narratif ». Elle oblige ainsi à réfléchir à la distance nécessaire que la lecture doit mettre pour ne plus être « un consommateur de réalités sordides qui lui permettent de jouir des malheurs d’autrui sous couvert d’empathie ».

 

Le choix de l’analyse de ce roman est de montrer que certaines œuvres maghrébines ont à la fois « une nouvelle éthique d’écriture » et « une nouvelle éthique de lecture ». Ainsi Nulle autre voix est une fiction qui réfléchit sur elle-même, mettant en pratique une méta-discursivité : pour l’universitaire, cette fiction incruste un débat à affronter : la transmission que veulent les textes francophones dans le cadre des théories postcoloniales. Cela se traduit par plusieurs procédés discursifs : l’ironie sur les thématiques qu’on attend d’un écrivain francophone ; les préjugés sur ce que doit être une femme sous contrainte, une femme criminelle ; le rejet de la marginalité et la revendication d’une autre « norme » qu’on ne lui reconnaît pas : celle d’écrivaine. Et donc poser les questions centrales : « qu’est-ce qu’une « femme-marge », « qu’est-ce qu’une opprimée » ?

 

Ainsi on met en question l’écriture habituelle des histoires écrites par les vainqueurs (l’Occident) et/ou par les hommes. Je faisais allusion précédemment au roman de Zineb Mekouar. Son héroïne constate : « ils parlent de nous, ne nous donnant pas l’occasion de raconter, chacune, notre histoire ».

Dans le roman de Maïssa Bey, l’énonciatrice étant une intellectuelle que le crime a fait basculer dans la marginalité, l’interrogation sur l’appropriation, le détournement ou la légitimité de la construction fictionnelle se fait plus complexe. Est-elle « hors normes » par rapport au regard occidental ? Elle ne serait qu’un objet d’étude pour un regard qui, sous couvert d’universalisme, surplombe une situation qu’il ne comprend pas ? Sous-jacente, dans cette fiction : « la dénonciation de la modernité occidentale comme l’incarnation d’une forme de colonialité encore présente, bien après la période des indépendances ».

Aussi l’héroïne-narratrice conclue par ce qui est le titre auquel le critique donne tout son sens : Nulle autre voix / que la mienne !

 

R.Boulaâbi souligne l’entrechoc des langues entre l’écrivaine enquêtrice, Farida, et la « dénommée Katiba ». Il développe le sens donné à « Nada » en sollicitant la langue arabe. Pour ma part j’y vois plutôt pour une romancière comme Maïsa Bey, très admirative de Camus, une résurgence de la première tirade de Nada, personnage de L’Etat de siège : « Et voilà ! Moi, Nada, lumière de cette ville par l’instruction et les connaissances (…), raillé des hommes parce que j’ai gardé la liberté du mépris, je tiens à vous donner, après ce feu d’artifice, un avertissement gratuit. Je vous informe donc que nous y sommes et que, de plus en plus, nous allons y être ».

 

Ainsi, ce roman « postcolonial francophone » est à la fois un témoignage sur le vécu des femmes, un regard sur la société patriarcale orientale et plus particulièrement sur la société algérienne ; mais il est surtout une fiction sur la fabrique de l’écriture, sa singularité, la prise en compte de la genèse d’un texte. L’œuvre se manifeste comme pièce d’une littérature à part entière et non comme un sous-produit de la littérature française.

 

Il faut donc considérer le double public de l’œuvre francophone :

*le public occidental : « un grand public francophone intéressé par la dimension culturelle de l’œuvre (Maghreb/Orient/islam), par une histoire qui suscite son empathie comme on l’a vu plus haut (femmes battues/violence/meurtre), ou encore par la recherche d’une pointe d’exotisme ou de dépaysement (ailleurs proche et lointain). Ce grand public francophone peut être à la fois local et global. Il peut être japonais, américain, chinois, français, belge, suédois comme il peut être marocain, tunisien, algérien, libanais ».

*Le public francophone universitaire, « communauté communicationnelle restreinte » qui produit des connaissances pour approfondir l’accessibilité des textes.

 

A la fin de ce prologue, l’essayiste précise que sa recherche se fait sur le Maghreb et sur des œuvres qui, dépassant « la surconscience linguistique » telle que définit par Lise Gauvin, introduisent par leur pratique d’écriture, une « surconscience thématique » : « Comment et de quelles façons se placer dans le sillage de la pensée postcoloniale d’un côté et répondre d’un autre côté à une réalité brûlante cofondant de plus en plus islam et terrorisme ? Comment tenir ces deux discours en même temps, au cœur du même texte ? »

 

La première partie, « Des théories postcoloniales aux littératures francophones », d’une cinquantaine de pages, se décline en cinq sous-chapitres qui forment une synthèse des débats théoriques de ces dernières décennies. Dès lors que les postcolonial studies, venues des Etats-Unis, sont arrivées en France, des débats  ont été ouverts. Comment ont-ils éclairé les littératures francophones puis ont glissé vers une autre terminologie, qui se veut différente et plus précise, le décolonial.

Très axé sur les propositions de Michel Foucault déjà sollicité pour l’analyse du roman dans le prologue, il montre combien L’Ordre du discours (1971) ouvrait la voie dans le champ académique et intellectuel à toutes les studies  actuelles. L’ensemble forme « une lecture actualisée du fait colonial », « sa formation comme savoir hégémonique, les mécanismes de son ordonnancement et les principes de sa répétition dans les sociétés contemporaines, héritières des empires ». « L’événement » raconté, narré, rééquilibre l’attention à la seule structure portée antérieurement et interroge autrement les textes.

 

Ridha Boulaâbi fait appel à une bibliographie abondante et ciblée dont je soulignerai la sollicitation détaillée de l’entretien avec Achille Mbembe, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? » publié dans Esprit, le 12 décembre 2006 ; et son rappel de tous les précurseurs qui ont contribué « à l’élaboration d’un contre-discours légitimant la parole des dominés » (dont Césaire, Fanon, Said) :

* La circulation entre les pays des notions comme : hybridité, tiers-espace, entre-deux, métissage, créolisation, errance, migrance.

* L’action des diasporas des pays dominés résidant dans les pays dominants et faisant circuler ces savoirs, ouvrant la voie à un « champ transnational ».

* La difficulté de l’université française à travailler avec ces nouveaux outils, due en grande partie à un rapport non digéré avec l’histoire coloniale de la France : « La réflexion française contemporaine ne sait plus comment parler de l’Autre, encore moins à l’Autre. Elle préfère, dans la bonne généalogie coloniale, parler à la place de l’autre, avec les résultats catastrophiques que l’on sait » (Achille Mbembe).

* L’ouvrage pionnier de Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théories postcoloniales (1999). Je me permets de signaler, comme le fait l’essayiste, l’esquisse que j’ai proposée d’une « réflexion pour une histoire littéraire transnationale » (2014).

* L’évidence, pour les recherches littéraires de revenir à la dimension spécifiquement littéraire des œuvres qu’on ne peut plus réduire à leur dimension socio-ethnographique.

* Savoir apprécier le glissement du postcolonial au décolonial sans en faire une panacée. On est dans le même champ d’interrogation entre les théories postcoloniales, les études décoloniales, les cultural studies. Rechercher les traces de la « colonialité » dans le discours occidental contemporain s’inscrit dans ce mouvement, ainsi que la prise en considération de la mise en valeur de l’intersectionnalité.

 

Se dirigeant vers l’objet de la deuxième partie, l’essai  précise s’intéresser à « de nombreux récits produits par des écrivains du Maghreb et de la diaspora maghrébine en Occident, publiés ou réédités dans des maisons d’édition hexagonales (qui) prennent en charge à leur tour ces débats portés par ces théories ». C’est la première analyse proposée dans le prologue : « on découvre alors une véritable mise en fiction des ces pensées à partir de laquelle une écriture romanesque va se construire à la lisière de l’essai ».

 

Face aux événements perçus comme actions de l’islamisme, des récits « s’orientent vers l’islam, en tant que religion et pratique culturelle, compatible ou pas avec les modes de vie et les orientations du monde occidental (…) sur la place qu’occupe l’islam dans l’espace républicain français ». Que signifie « citoyen musulman », comment apprécier l’assimilation « musulman » = « arabe » ? Les écrivains francophones choisis « de par leurs origines maghrébines, se retrouvent en première ligne pour aider à comprendre les sources d’une telle haine. Le fait religieux incarné par l’islam redevient, avec plus d’intensité, un objet discursif à part entière ».

Leurs récits se trouvent au carrefour d’une confrontation : «  sur quels fondements, cette littérature va-t-elle élaborer un dialogue au cœur même du récit entre le fait religieux, le fait colonial et le fait francophone ? »

 

« L’intérêt pour l’islam, mis en relation critique avec un « déjà-dit » orientaliste élaboré en période impériale et coloniale, lui-même relu et revu à travers les théories d’Edward Said et les études postcoloniale, décoloniale et intersectionnelle, constitue une occasion stimulante pour de nombreux romanciers ».

 

La deuxième partie, « L’Islam à l’épreuve des orientalismes » constitue le cœur même de cette somme passionnante. En près de 200 pages, l’essayiste privilégie l’analyse d’œuvres choisies qui prend la suite de ses autres articles déjà publiés ces dernières années. Dans le cadre de ce compte-rendu, il serait fastidieux de faire le résumé des principales interprétations. Je me contenterai d’indiquer l’œuvre choisie et le titre interprétatif pour introduire à sa lecture.

 

Le premier roman étudié est celui, en une vingtaine de pages, de Yasmina Khadra, Les Sirènes de Bagdad (2006) : « Des sirènes de l’orientalisme aux pièges de l’occidentalisme ». Dans la quarantaine de pages suivantes, c’est au tour du roman de Salim Bachi, Le Silence de Mahomet (2008) d’être envisagé sous le titre, « Briser le silence de Mahomet ». Kamel Daoud se taille la part du lion puisqu’une cinquantaine de pages développent l’interprétation que l’essayiste avance de Zabor ou les psaumes (2017) : « Un nouveau Coran est-il possible ? » :

 

« Chez Kamel Daoud comme chez Salim Bachi, la sécularisation de la Tradition musulmane (le Coran, les Hadiths du prophète Mohammad) débouche, en fin de compte, sur la mise en question des fondements même de la religion et de la foi. Opposer au verbe de Dieu et de son Messager, le verbe de l’Homme, tel est le programme défendu ici et, qui sera appuyé, comme nous le verrons plus loin, par un ethos laïc clairement assumé par les deux écrivains ».

 

D’autres écrivains ont fait d’autres choix : c’est le cas de l’analyse des œuvres s’appuyant sur un islam mystique et populaire. Ce sont les cinquante dernières pages ouvertes par la question : « Qu’en est-il de l’islam des confréries ? » Ces récits reprennent les rapports complexes entre islam confrérique et pouvoir colonial mais retravaillent les figures dans le contexte de la pensée postcoloniale. Deux récits sont privilégiés, Mardochée (2011) de Kebir-Mustapha Ammi et La retournée (2002) de Fawzia Zouari. Par ailleurs, R. Boulaâbi renvoie à son étude sur La Nuit des origines de Nourredine Saadi et Au détroit d’Averroès de Driss Ksikes. Il fait allusion en note à Abraham ou la cinquième alliance (2020) de Boualem Sansal :

 

« En choisissant de se placer du côté de l’Histoire et non du côté de la transcendance, en privilégiant le discontinuité à la continuité, l’obliquité à la linéarité, la rupture à la permanence, la complexité à la généralité, Yasmina Khadra, Salim Bachi, Kamel Daoud, Boualem Sansal, Driss Ksikes ont fait le choix d’une littérature sécularisante qui renoue avec la tradition occidentale en l’abordant à son tour par le prisme du discontinu, de la rupture. (…) D’autres comme Fawzia Zouari, Maïssa Bey, Fouad Laroui, Nourredine Saadi, Abdelwahab Meddeb, Kebir-Mustapha Ammi ont préféré passer par le mysticisme, aussi bien dans ses formes savantes que populaires, pour remettre enfin l’expérience individuelle au centre de la croyance ».

 

L’essai aborde, dans sa troisième partie la question des femmes par le biais de la culture populaire et des Mille et une nuits, sous le titre général, « Le genre en débat ».

Le premier sous-chapitre analyse à nouveau un roman de Maïssa Bey, Hizya (2015) : « Orientalisme et chants d’amour populaire » et reprend l’orientation dominante de l’essai, dans la droite ligne du Prologue, vu précédemment : aller au-delà de la lecture sociologique convenue : femme/domination masculine/soumission (on pourrait ajouter victimisation). La 4ème de couverture en est un exemple : « (un) texte-accroche (qui) oriente rapidement le lecteur vers l’histoire d’une subordination féminine collective ».

 

Or la romancière algérienne a proposé une narration à double entrée avec, d’une part un tableau choisi de la société algérienne et d’autre part, sa mise en interrogation et en questionnement par le discours en italiques de la protagoniste. Cette seconde entrée montre une volonté de faire bouger les choses quelles que soient les lourdeurs et les contraintes de la société patriarcale ; elles ne sont pas masquées mais peuvent être détournées. Pour sa démonstration, R. Boulaâbi s’appuie sur des références méthodologiques comme celles de Adèle Van Reeth ou Manon Garcia ou encore celle de L’An V de la Révolution algérienne de Frantz Fanon ; il s’appuie sur L’Invention du quotidien (1990) de Michel Foucault dont il pense que l’écrivaine s’est inspirée pour écrire son roman. Ces développements bien argumentés donnent une profondeur interprétative à la fiction.

 

Cette première étape franchie, une seconde se déploie pour saisir l’inscription dans le roman de l’histoire de la chanson célèbre algérienne d’un amour tragique : « cette histoire vraie qui remonte au XIXes. a été transmise d’abord par la poésie orale sous forme d’un éloge funèbre, avant d’être diffusée plus tard par le chant populaire appelé Melhoun ».

 

Une fois encore, en explorant cette référence à laquelle le titre choisi renvoie immanquablement, on décolle du sociologisme ordinaire en citant la culture populaire. Maïssa Bey intègre en fin de roman la traduction du long poème par Louis Sonneck (1902), inscrivant ainsi en annexe ou au centre de son roman l’orientalisme classique. D’autres sources poétiques permettent à Ridha Boulaäbi d’arriver jusqu’au peintre Dinet, présent dès qu’on aborde la légende de Hizya. « La lumière de Dinet » que la jeune protagoniste fictionnelle, Hizya, découvre en entrant dans un appartement bourgeois du Front de mer à Alger, appartement « hors du temps », rattache Hizya à une seconde filiation : « à un autre orientalisme des marges – celui de Français convertis à l’islam – (qui) vient dialoguer avec l’orientalisme produit par des interprètes militaires peu connus tel que Sonneck ». L’essayiste conclue : «  la tentative de remise en ordre des héritages historiques, culturels et scientifiques liant l’Algérie et la France, passe chez Hizya par la pratique du "braconnage" intertextuel ».

 

Il semble qu’en posant les questions du télescopage des héritages, la fiction ou la protagoniste n’ont pas les moyens de les approfondir totalement. Est-ce simple rapine ou désir d’hospitalité dûment construit « entre langues et cultures anciennement rivales ». Ces questions peuvent être posées pour approfondir l’appropriation et la fécondation des héritages. On remarque que Maïssa Bey procède comme l’a fait Assia Djebar, dans L’Amour la fantasia par exemple, sur l’oeuvre de laquelle elle vient d’écrire un essai.

 

Maïssa Bey s’est attaquée là à un héritage très disputé dans la communauté des écrivains algériens ; et en complément de la lecture faite dans Orientalism writes back, on peut rappeler le débat qu’il y a eu en mai et juin 2023 dans la presse algérienne, entre Waciny Laredj (écrivain algérien écrivant en arabe) et Lazhari Labter (écrivain algérien écrivant en français). Le second a édité un roman sur l’héroïne et a dirigé un collectif la concernant. Le premier annonce un roman sur Hizya. Chacun revendique la justesse de ses sources en arabe populaire.



 

Le second sous-chapitre s’intéresse à la sultane des Nuits, sous le titre : " Pourquoi veulent-elles en finir avec Shahrazad " ? »

En une quarantaine de pages, l’essayiste expose le débat toujours ouvert sur le « féminisme » de Shahrazad, en partant de la préface d’André Miquel à la traduction des contes réalisée avec Jamel Eddine Bencheikh. Il engage aussi un dialogue avec mes propres recherches sur cette même question. Il reprend alors plusieurs références incontournables désormais comme l’ouvrage déjà ancien de Marie Lahy-Hollebecque et celles plus récente de Fatima Mernissi et de Cyrille François. La sociologue marocaine insiste sur la voix dissidente de la sultane comme un modèle très positif pour les femmes, lecture qui n’est pas partagée par de nombreuses féministes dans le monde arabe. A propos du recensement que j’ai effectué en 2012 sur plusieurs créations, l’essayiste reprend la distinction que j’ai proposée à propos de la tonalité de chaque oeuvre entre « nouveau récit orientaliste » et « récit postcolonial » ; le premier se distinguant nettement du récit orientaliste à tendance impérialiste. Un autre exemple vient enrichir le corpus : celui du récit d’Anne-Christine Tinel, Tunis par hasard (2008).

 

 

La conclusion de ce développement souligne « la présence d’un décolonialisme constructif fort stimulant qui va au-delà des polémiques et des conflits identitaires ». Il revient alors sur les perspectives dessinées par Joumana Haddad, J’ai tué Shéhérzade et Fawzia Zouari, Pour en finir avec Sharzad. Pour lui, la lecture « genrée » enferme la signification du personnage et l’extrait, en quelque sorte, d’une lecture « en hommage à la créativité des femmes » et fait le jeu des conservateurs. Reprenant la question provocatrice que j’avais posée en 2000, « Shahrazade a-t-elle un sexe ? », l’essayiste propose d’ouvrir l’analyse à l’examen des contes évoquant l’homosexualité féminine et masculine. Il signale à ce propos l’ouvrage en arabe (Casablanca, 2016) de Mohesens Jasim al-Jamoussi qui avance que le nom de la sultane « n’est qu’une ruse rhétorique, poétique et littéraire à travers laquelle écrivains, connus ou inconnus, hommes, femmes et non binaires, anciens et contemporains peuvent continuer à dire en écrivant, le désir humain dans toute sa diversité, sa complexité et sa richesse ».

 

Effectivement, cette ouverture, pas entièrement nouvelle, est intéressante et développe l’idée déjà exposée par Jamel Eddine Bencheikh dans La Parole prisonnière. Mais, à mon sens, elle n’invalide en aucun cas les analyses précédentes que moi-même et d’autres ont pu faire. Peut-être est-il utile de lire ma synthèse plus récente, éditée en 2020, Les Mille et une nuits aujourd’hui (Effigi) et, en particulier son chapitre II, mettant en exergue une citation des Nuits…« Tout de son vagin dépend »… qui montre la nécessité d’une lecture genrée de la protagoniste n’excluant pas la possibilité de son universalité transgénérique et transexuelle.

 

La quatrième partie, « Postures auctoriales postcoloniales "en régime néo-libéral" », n’a ni le même statut ni la même longueur (70 pages) que les parties 2 et 3. Ellle se consacre à saisir le portrait de l’écrivain maghrébin francophone. Ridha Boulaâbi se met dans les pas de Jérôme Meizoz : « comment évolue le statut de créateur, jadis très valorisé, dans un univers économique et médiatique qui fait du manager son héros culturel ? »

 

 En quelque sorte, comment ce créateur se situe-t-il dans le système néo-libéral et les lois du marché. La littérature sauve-t-elle son autonomie par des détours et des contournements ? Bien évidemment, ces questions sont posées à la francophonie postcoloniale. Il faut préciser d’emblée que l’écrivain de cette mouvance ne peut échapper ni au passé colonial ni au présent décolonial et à l’irruption de l’islamisme. Un constat s’impose : l’intérêt pour le fait religieux. Cet écrivain, de par son origine, est sommé – comme un expert –, de justifier l’islam par rapport au terrorisme, au patriarcat, aux libertés individuelles, au sacré.

 

En 2004, Albert Memmi donnait une suite acerbe et polémique à son Portrait du colonisé, sous le titre,  Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres. Pour Memmi, ce « décolonisé » , quelle que soit sa résidence, « souffre d’une paralysie de la pensée et de l’action ». De son point de vue, c’est une pathologie collective, transnationale et transgénérationnelle. Reprenant avec précisision l’argumentaire de l’essai, R. Boulaâbi s’inscrit en faux par rapport aux condamnations sans appel et aux généralisations de Memmi. Il introduit l’outil que représente la langue française comme un levier efficace pour interroger l’islam « au prisme de l’Histoire » : « scénographies » et « postures auctoriales » sont à apprécier pour chaque créateur comme il l’a fait lui-même depuis le début de son ouvrage. Il faut donc remettre « la problématique du sacré » dans le circuit des lectures pour ne pas s’en tenir seulement à la « critique laïque » d’Edward Said. R. Boulaâbi a montré et montre la diversité des nouveaux positionnements en privilégiant, dans ces dernières pages, ceux de Kamel Daoud, intellectuel médiatique par excellence. On peut lire des développements substantiels qui permettent d’éclairer encore sa notion de « surconscience thématique ».

 

Il rend compte, en particulier, d’un documentaire consacré à Leïla Slimani et Kamel Daoud, conversant en déambulant dans Paris, capitale culturelle universelle. Ils sont choisis car « censés représenter la culture contemporaine du Maghreb dans sa richesse et sa diversité ». Or, commmente R. Boulaâbi, « plusieurs indices prouvent l’inverse » en une très bonne analyse de cet événement documentaire et tout ce qu’il produit comme cliché et stéréotypes sans cesse renforcés [soulignons que ce statut de « représentants légitimes » est encore renforcé lorsqu’ils ont été tous deux invités pour dialoguer avec Salman Rushdie dans La Grande Librairie, le 15 mai 2024]. L’humour cité de Fouad Laroui est un baume salvateur en regard des oukases polémiques de Kaml Daoud. R. Boulaâbi précise que  le personnage de Zabor est souvent plus nuancé que son auteur lorsqu’il tient des propos dans les médias ; il revient longuement sur ce roman et souligne le positionnement paradoxal de l’auteur comme celui de Salim Bachi. Le versant contestable qu’il dénonce est la réduction qu’ils font de la langue arabe :

« les amalgames entre langue violente et peuple violent (auxquels procèdent les deux écrivains) ne sont-ils pas en train de faire de la langue arabe une incarnation de l’a-civilisation, de l’a-normalité dès lors qu’elle ne sert qu’à compter les "morts" et aligner les "cadavres" que l’on tue en son nom ? De tels propos, ne peuvent à mon avis, à force de répétition et de simplification, que réactiver dans l’opinion publique l’autre versant de l’orientalisme savant que les romans ont volontairement écarté, un orientalisme racialiste, faisant de la langue arabe le reflet de la sauvagerie des Arabes ».

 

Comme il avait ouvert sa somme par un prologue, Ridha Boulaâbi l’achève par un épilogue consacré au savoureux roman de Fouad Laroui, La Fin tragique de Philomène Tralala (2003), pour finir « sous l’égide du rire et de l’humour », dans « Décoloniser la posture ». Philomène Tralala, produit métisse d’une Afrique Nord/Sud, n’est pas sans rappeler, à mon sens, la figure haute en couleurs de Calixthe Beyala : « On peut lire l’histoire de Philomène Tralala comme la mise en scène d’un long processus de légitimation d’une voix minoritaire issue de cultures anciennement colonisées qui tente de s’intégrer en tant qu’écrivaine dans une société française encore marquée par l’impensé colonial et l’orientalisme impérial ».

 

 

Cette longue recension, qui a dû laisser de côté des développements passionnants que le lecteur découvrira, témoigne de l’importance de ce travail qui affronte des questions brûlantes en ne se limitant pas aux débats théoriques mais en proposant des analyses suggestives et convaincantes de romans dans leur apport différencié à une connaissance trop parcellaire de « l’Orient » et de ses cultures. Cette méconnaissance grève lourdement le dialogue et pollue profondèment le regard sur l’Autre.

 

Notons que Ridha Boulaâbi est professeur en littératures française et francophone à Paris Nanterre. Il est l’auteur de L’Orient des langues au XXes. (2011) et d’une lecture de Nedjma de Kateb Yacine (2015). Il a aussi dirigé deux collectifs : Les Orientaux face aux orientalismes (2013) et Voix d’Orient -Mélanges offerts à Daniel Lançon (2019).




 

Ridha BOULAÂBI, Orientalism Writes Back - Quand la littérature francophone du Maghreb met en fiction la pensée postcoloniale, Paris, Geuthner, avril 2024, 534 p., 42 euros.

 

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