Tout ce que le ciel permet ou quand la peur dévore l’âme
- Benoit Gautier

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« Ce que Douglas Sirk a aimé, c’est par exemple Tout ce que le ciel permet. Jane Wyman est une riche veuve dont Rock Hudson taille les arbres. Dans le jardin de Jane fleurit un arbre d’amour qui ne fleurit que là où il y a un amour. De Jane et de Rock naît le grand amour, mais Rock est de quinze ans plus jeune que Jane ; et Jane est totalement intégrée à la vie sociale d’une petite ville américaine. Rock est un primitif et Jane a quelque chose à perdre. Ses amis, la considération qu’elle doit à ses enfants. Rock aime la nature. Jane, elle, n’aime rien du tout parce qu’elle a tout. Voilà quelques préalables emmerdants pour un grand amour. Elle, lui et le monde environnant. »
Rainer Werner Fassbinder, Les films libèrent la tête. Essais et notes de travail.
Mirage de la vie, Écrit sur du vent, Le Secret magnifique, Demain est un autre jour, Le temps d’aimer et le temps de mourir résonnent à l’oreille comme des promesses poétiques où se mêlent allégresse et détresse. Pour Douglas Sirk, le titre d’un film doit briller comme une enseigne, laisser deviner les composantes de l’œuvre sans rien dévoiler du nœud de l’intrigue. Ils annoncent de façon subliminale la griffe du maître du mélodrame hollywoodien : la flamboyance du Technicolor alliée à l’abstraction lyrique.
Tout ce que le ciel permet/All That Heaven Allows, chef-d’œuvre étincelant du 7ᵉ art sorti en 1955, est toujours d’actualité. Soixante-dix ans plus tard, au XXᵉ comme au XXIᵉ siècle, des cœurs et des corps amoureux ne peuvent s’unir à cause des conventions, injonctions et du regard du monde. Puisse la peur ne pas dévorer leur âme…

Après la Seconde Guerre mondiale se développe à Paris et à New York un mouvement novateur dans la peinture : l’abstraction lyrique. Il explore l’énergie créatrice du corps de l’artiste, vecteur et garant de son propos pictural. Les chefs de file de ce mouvement : Vassily Kandinsky, Georges Mathieu, Jackson Pollock… L’abstraction lyrique abandonne la lutte entre l’ombre et la lumière, chère aux expressionnistes du cinéma allemand : Friedrich Wilhelm Murnau, Robert Wiener, Fritz Lang… Cette démarche esthétique, qui lance l’aventure de la lumière avec le blanc, influence le cinéma de Douglas Sirk pendant les années 1950, sa période la plus féconde. De même que le peintre trouve la liberté de sa création dans les mouvements de son corps, le personnage « sirkien » – Jane Wyman en tête dans Tout ce que le ciel permet – tente d’accéder à l’affranchissement grâce aux gros plans de son visage réfléchi par la lumière, auréolé des contrastes fulgurants offerts par le Technicolor.
Au milieu du film, Carey Scott (Jane Wyman : Le grand alibi d’Alfred Hitchcock, Le Secret magnifique de Douglas Sirk…) brise la théière réparée avec soin par Ron Kirby (Rock Hudson qui tourne huit fois avec Douglas Sirk). La destruction de l’objet rompt le charme amoureux qui unit la veuve d’âge mûr au jeune jardinier. Si les morceaux de porcelaine épars sur le sol symbolisent les contradictions qui torturent l’âme de l’héroïne, le mur blanc au-dessus de la cheminée, envahi de reflets bleus et ocres, montre son déchirement dans une abstraction lyrique. Les deux couleurs, séparées par les raies noires de la division, s’affrontent. D’un côté, le bleu du monde campagnard qu’offre Ron à Carey. Ce bleu nocturne, humide, évoque la rudesse d’une nature pluvieuse. Il combat l’ocre charnel, brûlant, renvoyé sur le mur par le feu dans l’âtre. Foyer passionnel, sensuel, sexuel, où la citadine sophistiquée ne parvient pas à trouver sa place.

Au son du thème de Frank Skinner, inspiré des rhapsodies de Franz Liszt, le premier plan du générique de Tout ce que le ciel permet montre une localité de la Nouvelle-Angleterre dominée par le clocher d’un temple et la caméra de Douglas Sirk. Village en plongée, trop propre, trop policé, aseptisé de bons sentiments, tel celui du Truman Show de Peter Weir.
Souvent, les coups de foudre dans la vie comme au cinéma, prennent l’allure d’accidents. Après la présentation des lieux, Sara Warren (Agnes Moorehead : La Splendeur des Amberson d’Orson Welles ; Endora, la mère d’Elizabeth Montgomery dans la série Ma sorcière bien-aimée) vient décommander son déjeuner chez Carey Scott. En désespoir de cause, la maîtresse de maison invite Ron Kirby, son jardinier, traité comme un simple figurant, en arrière-plan, au début de la séquence. Il n’accepte qu’une tasse de café, son profil recouvert d’ombre. Carey fait un effort de conversation. L’homme de la nature répond de façon laconique. Presque rustre, il embarrasse Carey. Mais quand le jardinier évoque son père défunt, il émeut la mère de deux enfants prêts à quitter le nid familial. Elle ne considère plus l’employé, mais l’être humain. La lumière qui révèle la beauté du jeune homme, mix de mythologie grecque et de Buffalo wings, traduit la tendresse soudaine de Carey pour Ron. Ce regard, imprégné de fibre maternelle, fait le pont entre la civilisation citadine étouffée par les conventions et la liberté crue du monde sauvage.
Dans Tout ce que le ciel permet, le monde sophistiqué de la ville et l’univers bestial de la nature à quelques kilomètres en voiture, insufflent une vision à double tranchant du rêve yankee. Carey Scott est la parfaite illustration de l’American way of life. Gravure de mode dans un univers raffiné, l’esprit amidonné par les injonctions sociétales, elle choisit de quitter Ron. À cause de cette décision, elle rompt surtout avec elle-même, mutile ses propres aspirations. Le « gardener », de son côté, symbolise la bonne santé, le sourire Gibbs des pubs USA. Conquérant, sportif, optimiste, il est l’archétype du cow-boy. D’un bloc, sans aspérité, empreint de certitudes, il ne retient pas vraiment Carey quand elle s’en va. La chute finale de Ron fragilise tout le système de comportements des protagonistes, démonte les rouages d’un monde clivé. Carey préfigure une héroïne de 2024 à la libido frustrée dans un univers urbain devenu virtuel, Romy (Nicole Kidman) dans Babygirl de Halina Reijn. Ron, lui, retient le XIXᵉ siècle, respire l’homosensualité du Far West encensée par Walt Whitman dans Feuilles d’herbe. Grand écart d’un impérialisme déboussolé.

Si Douglas Sirk ajoute un écart d’âge entre les deux protagonistes pour tendre les ressorts du mélodrame, il veut croire que l’attirance des amants est plus forte que l’adversité environnante. L’abstraction lyrique devient alors profession de foi. Dans ses mélodrames, les ténèbres (la fatalité du destin) n'existent pas par elles-mêmes. Elles sont délimitées par des espaces colorés (les espoirs et les tourments des protagonistes). Ainsi fragmentée, la lumière (la résolution heureuse) ne cesse de vaciller entre douleur et bonheur. À l’image de Carey Scott, « split-character » (caractère partagé), coupée entre la respectabilité des apparences et son inclinaison sentimentale, paralysée jusqu’à la terreur face aux pressions extérieures.
Le soir de Noël, Carey attend ses enfants. La progéniture déboule dans la maison, tout excitée de fêter l’événement. Le sapin est immense, décoré. Jane est seule dans son twin-set noir de deuil, orné de broderies perlées qui ressemblent à des guirlandes. Bien vite, sa fille exhibe une bague de fiançailles. Son fils lui apprend qu’il part à Paris pour sa carrière, lui suggère de vendre la maison familiale trop onéreuse. Effondrée, Carey, qui vient de rompre avec Ron, se tient les tempes comme quelqu’un qui a sacrifié son amour pour du vent. La sonnerie de la maison retentit. Triomphant, le fils revient avec un livreur. Entre eux deux, une télévision sur roulettes s’avance vers Carey. Le vendeur lui déclare : « Il suffit de tourner le bouton pour avoir de la compagnie. Vous aurez tout sur l’écran. Drame, comédie… Le spectacle de la vie au bout des doigts ! ». Pendant cette réplique, un zoom se rapproche du petit écran enrubanné. Il montre Carey assise sur son canapé. Elle se regarde, affligée, vidée. Désormais condamnée à contempler l’existence à travers une boîte à images.
Cette séquence illustre de façon magistrale la définition du cadre de l’image selon Sirk, qui le compare à un cercle. Si cette figure géométrique est synonyme de perfection, elle signifie aussi pour le cinéaste la forme de la mort. Mais comment briser le cercle de la mort ?... Toujours au nom de l’abstraction lyrique, Sirk le morcelle à l’aide de sources de lumières aux couleurs franches qui s’affrontent. Il perfore aussi le cercle avec des images gigognes. Le reflet du visage de l’héroïne apparaît maintes fois dans le film : à travers des vitres striées de barreaux qui semblent l’emprisonner ; dans le miroir de sa coiffeuse où le spectateur la voit embrasser sa progéniture ; sur la laque de son piano quand elle joue de la musique, solitaire ; sur l’écran de télévision offert le soir de Noël…

En 1974, Rainer Werner Fassbinder tourne Angst essen Seele auf. Plus qu’un remake, un hommage à Tout ce que le ciel permet. Sa traduction littérale : Quand la peur dévore l’âme. En France, il sort sous un autre titre : Tous les autres s'appellent Ali. Emmi Kurowsky (Brigitte Mira), femme de ménage allemande à la retraite, est moche, décrépie. Elle tombe amoureuse d’Ali (El Hedi Ben Salem), un jeune Arabe viril. Dans ce mélo subversif, jusqu’au-boutiste, Emmi épouse Ali. L’émigré devient alors une curiosité pour les amies de l’héroïne qui n’hésitent pas à palper son corps, à discuter de la douceur de sa peau, de sa propreté. Dans le film de Sirk, une jeune femme lors d’une party dévore Ron des yeux, le qualifie de « montagne de muscles ». Pourtant, c’est autour de Carey que le désir ne cesse de circuler. Fassbinder, dans une lumière blafarde digne de la série Inspecteur Derrick, transpose la charge érotique sur Ali, le « gastarbeiter » (travailleur émigré). Carrure et virilité impressionnantes, le Maghrébin devient une attraction exotique qui stigmatise les désirs sexuels, mais aussi les instincts les plus racistes.
Quand Emmi présente Ali à ses enfants, sa progéniture est abasourdie. L’un des fils, fou de rage, donne un grand coup de pied dans la télévision. Le petit écran se brise en mille morceaux. Réponse radicale de Rainer Werner Fassbinder à la séquence de Tout ce que le ciel permet.
En 2003, Todd Haynes qui considère Douglas Sirk comme son maître, tourne Loin du paradis / Far From Heaven avec Julianne Moore, femme délaissée par son mari, et Dennis Haysbert, jardinier noir et cultivé. Ce pastiche réunit différents thèmes de maîtres du mélo : la condamnation de la morale bourgeoise (Tout ce que le ciel permet), le racisme (Mirage de la vie), l’homosexualité refoulée de l’époux (Thé et sympathie de Vincente Minnelli, et de façon souterraine, les huit mélos de Douglas Sirk tournés avec Rock Hudson, acteur gay longtemps au placard). La lumière du chef opérateur Russel Metty et les mouvements de caméra de Loin du paradis semblent calqués sur les plans et montage de Tout ce que le ciel permet.
Dans Les films libèrent la tête, Rainer Werner Fassbinder écrit à propos de la fin du film : « Quand Jane arrivera dans une autre maison. Dans la maison de Rock, par exemple. Pourra-t-elle changer ?… Il y aurait là un espoir ou, au contraire, elle est tellement esquintée et marquée que le style qui est vraiment le sien fera défaut dans la maison de Rock. C’est plus vraisemblable. C’est pourquoi aussi le happy end n’est pas un. Jane est bien mieux à sa place dans sa maison que dans celle de Rock ».

Ron a été victime d’une chute grave. Un accident causé par amour pour Carey, qui revient à son chevet. Comme dans un conte de fées où les rôles seraient inversés, Ron, bel au bois dormant, est alité au premier plan. Au centre, la veuve, inquiète, hésite. Elle caresse le jardinier du regard, tourne son visage vers les carreaux de la baie vitrée, contemple la nature recouverte d’un manteau de neige. Tout semble anesthésié, même l’amour éprouvé par les êtres humains. Carey se rapproche de la couche de Ron. Il se réveille. Elle murmure qu’elle est là. La caméra les quitte, glisse vers la vitre qui ressemble à une grille de prison, dressée comme l’empêchement de Carey. Un cerf, le seigneur des bois, toise le couple, tourne la tête et s’en va.
Une biche dans la neige suivie d’un pano zoom sur les fenêtres à croisillons d’une maison bourgeoise, ouvre 8 femmes de François Ozon, dont les costumes de Pascaline Chavanne vénèrent le look tiré à quatre épingles des héroïnes sirkiennes en Technicolor. Le final de Tout le monde s’appelle Ali, lui, est contaminé par l’œuvre tout entière du maître du mélo, où une cause positive peut engendrer un effet néfaste, et inversement. Ali, victime d’un malaise cardiaque, est endormi dans une chambre d’hôpital. Telle une Piéta des seventies, Emmi est assise au chevet de son jeune mari. Derrière eux, une fenêtre s’ouvre sur un espace blanc, incandescent. Ali survivra-t-il ?... Cette vitre brise le cercle de l’image dans une abstraction non plus lyrique, mais totale, puisqu’elle fait triompher le blanc. Métaphore de la mort du héros, du vide et de la solitude d’Emmi ?...
Le champ des possibles dans l’univers de Douglas Sirk est infini, universel. C’est pourquoi nous sommes tous des Carey Scott, écartelé·e·s entre nos aspirations les plus profondes et nos a priori aveuglés par la surface des choses. Qui d’entre nous ne s’est jamais trouvé·e à un carrefour où les pulsions les plus courageuses, les plus altruistes, entrent en guerre avec les instincts les plus frileux, les plus mesquins ? Qui d’entre nous n’a pas alors senti la peur s’infiltrer, l’envahir, polluer sa perception, dévorer son âme ?... Si, bâillonné·e·s dans un tel contexte, nous (re)visionnons All That Heaven Allows, alors tout le ciel que permet ce chef-d’œuvre nous fera voir plus clair et haut, plus noble et beau. Le cinéma sert aussi à cela.
Tout ce que le ciel permet trailer
Tout le monde s’appelle Ali trailer
Loin du paradis trailer
All That Heaven Allows de Douglas Sirk, Universal Pictures, 1h29, avec Jane Wyman, Rock Hudson, Agnes Moorehead. À louer, acheter sur les plateformes.







