top of page

Un conte quand même : un dialogue entre Laure Gauthier et Juliette Riedler

  • Photo du rédacteur: Laure Gauthier & Juliette Riedler
    Laure Gauthier & Juliette Riedler
  • il y a 1 jour
  • 21 min de lecture

ree


Un conte quand même :

un dialogue entre Laure Gauthier et Juliette Riedler

à partir de

outrechanter (La lettre volée, 2025), mélusine reloaded (Corti, 2024)

Vieille Petite Fille et Lettres à Jean-Loup Rivière (Tango Girafe, 2024)




Quatre textes, trois livres et un exercice de lecture et d'interrogations réciproques, de dialogue maintenu dans le temps pour comprendre ce que nous disent les réécritures de contes aujourd’hui.



  1. Ces livres ont en commun une reprise de mythes et de contes comme point de départ : ils interrogent ce que les contes dessinent comme lignes de force d'un monde destructeur pour les femmes et le vivant. Il s’agit de partir des contes en tant que mise en scène et révélation d'un schéma majoritaire mais aussi de traits d’utopies portés par des êtres fabuleux. Ces réécritures se fondent sur certains mythèmes, s'appuient sur leur puissance synthétique et leur portée générale et y trament une histoire particulière : il s’agit de faire entendre ce qu’ils racontent de nos vies, de nos histoires, de mettre en avant ce que nos histoires font apparaître de fabriqué, de sous-entendu, de structurellement / possiblement aliénant dans les contes (qui tendent vers une morale) mais aussi de potentiellement dystopique et critique. Laure, au début de mélusine reloaded, on trouve un exergue du livre de Jean d’Arras (Roman de Mélusine) partiellement réécrit et bien des allusions critiques à la figure de la Mélusine d’André Breton dans Nadja. Juliette, tu nous dis à juste titre « Il faut changer le conte » (Vieille Petite Fille, p. 92) et le loup dans ta réécriture dénonce lui-même la « malhonnêteté de la part de Perrault » (137), affirme que la ritournelle « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » est une ‘machine à se faire taire’.


Laure Gauthier : En exergue de mélusine reloaded on trouve une citation de l’exergue de la Mélusine (1392-94) de Jean d’Arras biffée et réécrite :


« La prophète David poètesse dit : « Ta justice Tes vers et tes punitions revers, Dieu vie, sont abîmes sans rive ni fond, et il manque de sagesse, celui qui s’imagine les comprendre avec son intelligence. »

(Jean d’Arras, M_él_u_s_i_n_e_, intention de l’auteurice)


Cet exergue est à l’image de la suite : il s’est agi pour moi aussi bien pour mélusine reloaded que pour le serpent blanc et l’histoire d’Héloïse et Abélard dans outrechanter de prendre appui sur les récits anciens tout en refusant de faire une génuflexion devant le passé. Ces deux textes sont des réécritures complètes. Comme j’avais pu le faire dans je neige (entre les mots de villon) (LansKine, 2019), je dialogue depuis le présent avec les récits mélusiniens mais dans une toute autre éthique, avec un tout autre horizon : le début de l’entrée en « littérature » de la fée Mélusine a engendré chez Jean d’Arras une mise au pas de la force transgressive que revêt l’être hybride dans les mythes qui l’ont nourri (son être mi-animal, mi-humain, à la force magique, parfois sombre). C’était acte symbolique que d’associer la fée à la Maison des Lusignan, en perte de vitesse politique, et de la construire comme modèle de vertu et de fécondité en lui faisant mettre au monde dix enfants et construire de nombreux bâtiments, principalement des châteaux et des églises. Dans ma réécriture, j’ai dégagé Mélusine des différentes strates morales qui l’enfermaient depuis sa catholicisation jusqu’à l’idéal de femme-enfant qu’elle incarne chez André Breton. Mélusine reloaded est à la fois un hommage au surréalisme et une critique de Breton qui transparaît dans le premier chapitre où Nadja, le dernier livre en vitrine des librairies de la capitale surréaliste post-démocratique, est  devenu un fond de selfie prisé des Touristes Traversants.

Mélusine reloaded propose une variante complète de l’histoire de Mélusine et reprend des éléments du mythe (la rencontre avec Raymondin près d’une source, le sort jeté, l’interdit consistant à cacher sa moitié animale, etc.) pour en recharger, depuis le présent, la charge critique-dystopique et fabuleuse-utopique. Le récit dialogue avec les diverses réécritures du passé mais repense et détourne la force constructive de la fée que je dissocie totalement d’un être-mère (mélusine avorte). Par ailleurs, son animalité n’est à aucun moment l’extériorisation d’une seule sensualité à laquelle il faudrait ensuite apporter un correctif moral en la faisant disparaître comme tous les êtres-féés des contes qu’ils soient mélusiniens ou morganatiques, mais bien plutôt une force de pensée depuis laquelle elle réécrit le grand récit, s’attaque à la « matrice » de la société post-démocratique.


J’ai ainsi réécrit deux histoires de femmes-serpents dotées de qualité que l’on trouvait rarement associées à des femmes dans la littérature occidentale comme la générosité, la constructivité ou la pugnacité. Or ces deux êtres fabuleux portent une sorte de super agentivité qui a ensuite été bornée au fil des réécritures : Mélusine, d’une part, dont le pouvoir politique a été délégué à ses enfants et la force parfois sombre moralisée ; le Serpent blanc d’autre part, que les récits premiers désignent comme une guerrière pugnace et une amoureuse libre et généreuse, une guérisseuse parfois vengeresse devient, ensuite, sous l’influence du confucianisme notamment, mère attentionnée, fidèle épouse et finit enfermée dans une pagode. Cette légende chinoise entrée en « littérature » dès le Moyen Âge a de très anciennes racines indiennes rappelant les thèmes des Nagas, ces serpent bienfaisants, reliés à l’eau, qui gardent les trésors de la nature et apportent la prospérité.


J’ai décidé de dés-agrafer le mouvement de ces contes, de les réarticuler, de faire entendre le potentiel transgressif des mythèmes en prolongeant le trait de force jusqu’à aujourd’hui : ainsi en renonçant à faire enfanter mélusine, en la faisant avorter dans un cotentin post-démocratique dominé par le FUC (Front Unitaire du Cotentin), je choisis de ne pas réduire la créativité de la femme serpent à la maternité mais je laisse résonner son énergie créative et sa fureur constructive avec une portée générale et politique. Son sabbat est une forme de retrait du monde qui lui permet d’écrire et de biffer le récit ou la matrice, dans un clin d’œil science-fictionnel à la tétralogie filmique Matrix. Après que le secret de son animalité a été éventé, mélusine « reloadée » ne s’échappe pas mais fait face au réel et consent à vieillir et à mourir : accepter le présent comme un « présent », c’est l’enjeu. La réarticulation de ces contes permet à la fois de dégager du commun (les contes sont communs à toutes les cultures et toutes les époques) par-delà les frontières et à la fois d’apporter des correctifs éthiques, de créer des tensions entre ce qui est transmis du passé et ce qui est transformé, des écarts qui sont autant de points de vigilance.



Juliette Riedler : Vieille Petite Fille et Lettres à Jean-Loup Rivière sont deux textes travaillés par la question de l'émancipation, bien qu'ils aient été écrits dans deux contextes et avec des visées très différentes. Le conte ou le mythe sont présents de manière plus évidente avec Vieille Petite Fille, bien que dans les Lettres à Jean-Loup Rivière Jean-Loup Rivière est autant un mythe qu'une tentative, dans le même mouvement, de le déconstruire (j'y reviens plus bas). Les deux textes sont tramés par la nécessité d'une adresse, marqués par le réel de la mort, et par une tentative de surmonter l'absence et le manque. Le conte intervient comme un cadre pour insérer une parole qui ne peut affronter directement la violence du réel – la perte dans la mort. Il est un masque et l'occasion d'une révélation. Il offre un appui et la possibilité de s'en démarquer par la variabilité de sa nature.

Dans Vieille Petite Fille je pars du Petit Chaperon rouge dans la version de Charles Perrault (où il n' y a pas de chasseur-papa qui vient délivrer tout le monde). La prévalence en son sein de personnages féminins comme la manière dont il assemble en une figure étrange, le « Loup », le danger, m'intéressaient au premier chef. Son universalité m'interrogeait : que dit-il encore de juste, de pertinent, sur les rapports mères/fille et sur les rapports filles/garçons ? Elle m'offrait la possibilité d'affronter ce que je pourrais refuser de voir, tant il est difficile d'admettre que celles qui soignent sont aussi celles qui blessent, et que l'on cède si facilement aux sirènes de la séduction masculine. Réciproquement, mon histoire personnelle permettait de faire apparaître certains manques dans le conte, ses partis-pris, sa volonté d'enclore et d'en finir, notamment avec le couperet de la morale qui rend les filles responsables des violences qui leur sont faites :

On voit ici que de jeunes enfants,Surtout de jeunes filles Belles, bien faites, et gentilles,Font très mal d'écouter toute sorte de gens,Et que ce n'est pas chose étrange,S'il en est tant que le Loup mange


La pièce s'ouvre sur la révolte du personnage de la Fille, qui déplace d'emblée le conte  (« C'est ma grand-mère le petit chaperon rouge ») et situe la pièce dans une interrogation sur la filiation féminine. Le prologue est un cri de rage et plante le décor, il reconfigure le conte par la prise de parole d'une jeune femme qui a envie d'en découdre avec « ses mères » (sa mère et sa grand-mère maternelle), avec des pulsions qui la dépassent. Il subjectivise l'espace de la représentation, et livre les enjeux de la parole : comment échapper à la mort et à l'angoisse de la répétition, comment lutter contre l'envie d'aller rejoindre celle qui s'est effacée et qui n'est présente dans le conte que sous les auspices d'un ordre pervers : va remettre ce panier à ta grand-mère (à ma mère) (plutôt que je n'y aille moi-même) ? Dans le prologue, la fille distribue les rôles avec l'envie de reprendre la main sur sa vie. Or écrire sa vie c'est avoir affaire à la transmission, aussi bien familial que social, du point de vue des histoires héritées.


Le Petit Chaperon rouge chiffre la liberté d'une fille : qu'elle peut-elle être dès lors que le danger se trouve à l'intérieur de la maison avec la violence de la transmission mère-fille, et à l'extérieur avec le discours masculin qui a vocation à leurrer, à faire entrer dans son je/u ? Entre la chair malade que l'on se trimballe avec l'indicible d'un côté, et le « tout dicible » du moment que cela plait à l'interlocuteurice, de l'autre, il y a une ligne de faille sur laquelle j'essaie de situer l'écriture.


La pièce se développe principalement en deux volets. Dans le premier on entre en conflit avec la matière même du conte en suivant sa ligne narrative. Il se clôt sur la Fille qui « pête un plomb » dans la maison de sa grand-mère lorsqu'elle constate que le Loup a séduit sa grand-mère consentante... Une fois que ça a disjoncté, que la Fille a osé avouer sa détresse, on peut repartir sur de nouvelles bases. L'aveu de la fragilité du personnage de Fille résonne chez les autres et leur permet d'accéder à la leur. C'est ainsi qu'elle acquiert une sorte de puissance qui permet de faire de son rêve (constituer une « tombe » pour sa mère dont les cendres ont été dispersées dans la mer, un lieu où se recueillir), le rêve d'une fille, un lieu de fédération.


Ce qui n'existe pas dans ce monde tellement masculin au sens guerrier, revanchard et mauvais du terme, devient possible dans l'espace du poème. La Fille parvient à rassembler autour d'une idée tout à fait fantaisiste : retrouver les cendres de sa mère dans la Manche. Ce faisant, elle fait de son utopie, qui adopte la forme même de son désir, l'endroit du commun, pour reprendre les mots de Laure, et repolitise ainsi, même à une toute petite échelle, l'espace de la fiction.



  1. Les mythes ont aussi une puissance de distanciation, au sens brechtien de révélateur. En eux, il y a un dispositif qui fait voir comment ça fonctionne et comment ça va, au sens physiologique et au sens éthique. Or, de toute évidence : ça ne va pas. C'est Mélusine qui erre dans une ville altérée, déformée par le néolibéralisme, les lois liberticides des gouvernements post-démocratiques, l'obsession de l'image et le Tourisme Traversant. C'est Fille dans Vieille Petite Fille qui commence par une sorte de cri. C'est le terme des lamentations et la déchirure des vers sur la page. C'est la mort dans Les Lettres à Jean-Loup Rivière, le maître défunt auquel on s'adresse. C’est aussi le déplacement produit par la légende chinoise du serpent blanc dans le serpendt b. - « b » comme l’autre option, comme le plan de secours.  Comme ce à quoi on répond lorsque le plan « a », le plan prévu, échoue.



Juliette :


Il m'importait fondamentalement de montrer qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans nos fictions, comme dans nos manières de nous y rapporter. J'avais deux questions : pourquoi ces histoires font-elles partie de notre patrimoine (par suite : que nous révèlent-elles sur lui)? ; et quelles alternatives proposer à notre irrémédiable besoin de nous penser dans le monde, seul·e et en collectivité ?


Les histoires ne sont pas responsables de ce que l'on en fait, et nous sommes responsables des histoires que l'on raconte, directement (quelle histoire – son thème, son sujet) et indirectement (qu'est-ce que je raconte en racontant cette histoire : quelle est sa visée non seulement politique mais aussi et surtout peut-être en ce qui me concerne, métaphysique, ou mystique – son lien à l'invisible). Sur le premier point, il m'importait de donner la parole à une jeune femme, un alter ego assumé quand précisément le conte de Perrault masque toute trace de subjectivité. Sur le second, eh bien il fallait se coltiner le plus possible son refus de voir ce qui nous constitue, ce qui n'est pas bien propre, pas très joli à voir, produisant une image impossible à circonscrire définitivement.


C'est flagrant dans les Lettres à Jean-Loup Rivière, qui se présentent comme une forme de sismographie du deuil, ou plutôt des états dans lesquels plonge la perte quand elle vient d'avoir lieu et qu'elle arrive par surprise. En m'adressant à mon maître tout juste mort, je mets en place un dispositif qui me sauve la vie. Je continue ainsi à m'adresser à celui qui, en dirigeant l'entreprise de recherche et d'écriture dans laquelle je m'étais lancée à corps perdu, donnait sens à mon monde. En ce sens, la fiction n'est pas une « simple » fiction, elle est la condition de la respiration, et la prise de conscience que sans autre, sans adresse, il n'y a pas de vie possible. S'il y a du jeu et du détournement dans Vieille Petite Fille, dans les Lettres à Jean-Loup Rivière, c'est du premier degré. Pour les Lettres il n'y a aucun héritage formel avec lequel je dialogue – bien que j'apprendrais plus tard que l'adresse au défunt est une pratique rituelle dans certains pays d'Europe de l'Est, et que je lirais la magnifique lettre d'adieu de Marina Tsvetaïeva à Rilke.


Dans les Lettres, le « mythe » Jean-Loup Rivière s'élabore progressivement, lorsque je relate la place qu'il occupait dans l'imaginaire de ses étudiant·es. Sachant très bien ne pas tenir de place particulière dans son coeur – il était bien plus proche d'autres élèves – je voyais ce mythe avec un regard un peu décalé, de biais. Je n'étais pas dupe et ne pouvais pas m'extraire de l'effet que le « grand homme », de pouvoir et de savoir, exerçait sur la jeune personne que j'étais, en grand désir (très désordonné) d'écriture. Les Lettres sont au fond une sorte de méditation sur la place que l'on octroie aux hommes, sur la « spontanéité » de la façon dont on les place si haut dans notre imaginaire, sur l'effet d'interdiction que cela produit chez une femme, et sur la manière dont les hommes en position de pouvoir et de savoir (puisqu'il s'agit ici de cela) en jouent. La dialectique maître / élève est ici compliquée par celles « homme / femme », et « homme âgé / femme jeune ». C'est depuis ma situation d'infériorité a priori, n'ayant pour ainsi dire « rien à perdre » du point de vue de l'image, puisque je n'ai pas d'oeuvre à ce moment-là, et désirant seulement survivre à cette épreuve, que je m'adresse à lui. D'une petite voix, je demande encore à celui que je crois grand « qu'est-ce que vivre ». Désormais qu'il s'efface, je prends conscience de ma solitude, que j'ai à me débrouiller seule. Ce filet de voix doit d'abord se coltiner le fantasme d'« attirer » la mort puisque celle de Jean-Loup Rivière rejoue celle de ma mère. Il interroge le grand vide – le ciel, la terre et les étoiles. Si l'option « a » c'est rejoindre les êtres aimés dans le néant, il ne demeure que l'option « b » si l'on veut honorer le désir d'écrire. Or ce désir demande aussi à être élaboré.


Laure :


Le fait que les contes continuent et réarticulent des mythèmes immémoriaux, des histoires dés-originées me plaît, des « narrats » (pour reprendre et détourner un terme de Volodine) qui ont traversé les âges, les cultures, les frontières. Recommencer toujours à nouveau là, autrement, pour arriver à faire du commun avec ce qui est différent. C’est un des enjeux des mythes aujourd’hui à un moment où les frontières se referment : il s’agit de s’adresser à tou.tes, à une communauté de « ceux qui n’ont rien en commun » pour paraphraser un essai d’Alphonso Lingis (La communauté de ceux qui n’ont rien en commun, éditions MF, 2021).


Le « serpent b. » dans outrechanter évoque surtout l’effondrement de la langue via le chœur, général :  


Chœur

Que nous disent deux serpentes

dans la montagne

Que nous disent deux serpentes

de notre langue Effondrée ?


ou encore :


Chœur

C’est pourri

Ça finit dans le sang

Forcément !

(pauvre occident)


En 3202 après ulysse

Plus de risque

Le poème ne chante plus

Juste des oreillettes

Pop-Cornes !


C’est notre capacité à entendre l’altérité qui est en jeu, à nous intéresser à ce qui est loin dans le temps et / ou l’espace : « que dit le serpent de moi ? » ironise la voix. Il s’agit d’un miroir critique pour un Occident oublieux du passé, de l’animalité, de l’altérité qui se selfie à outrance et ne cherche que sa confirmation. Injecter de l’altérité, de l’écart, du Moyen-Âge chinois, des éléments d’un conte peu connu en France, dans une langue construite en partie sur un schéma versifié du Moyen-Âge, la sextine, c’est décentrer la langue, la faire sortir de ses gonds : tenter d’entendre la part d’altérité, de la rendre poreuse à d’autres cultures, d’autres voix.


Mélusine arrive dans un monde épuisé, post-démocratique, multi-pollué, où le centre de la capitale n’est plus qu’un fond de selfie pour touristes, où les naissances sont contrôlées tout comme les Auto-Archives et où la plupart des régions ont sombré dans la dictature. Les paysages sont dévastés. Le roman est construit à partir d’images dialectiques : c’est en cherchant dans les fragments des réécritures du passé que j’y vois des visions du futur. Les éléments du mythe sont rejoués, « reloadés » pour en dégager à nouveau, autrement, le potentiel critique et la charge utopique. Il est important, à un moment où les nationalismes sont légions, où le climato-scepticisme gagne du terrain, et où la tentation de resservir les plats du passé est forte chez beaucoup de gens, de conserver l’acquis critique du XXe siècle et de dé-romantiser le conte. Il ne s’agit pas de revenir à un état ancien, mais de mettre en tension des questions anciennes dans un horizon à venir. Il s’agit de trans-formation. Même s’il était trop tard d’un point de vue écologique, il n’est pas trop tard pour faire évoluer au mieux du possible, le présent. Le livre présente des micro-réformes. Il est dit de mélusine qu’elle n’a pas de « pouvoirs surnaturels » quand elle ne peut rien faire d’autre que de crever les pneus d’un 4x4 et de veiller un cerf mourant, mais elle repense l’architecture urbaine, la santé publique, le nomadisme et introduit toute une série de « petites mesures » politiques. Les pages dystopiques de mélusine reloaded sont mises en tension avec un autre régime d’écriture présentant des affinités avec les récits utopiques de la Renaissance à aujourd’hui. Ainsi le jour de la semaine où mélusine doit cacher sa queue de serpent, devient un sabbat qui consiste à « ralentir, réfréner », et à prendre le temps de penser. À l’encontre de tout catastrophisme et de tout angélisme, mélusine tente de prendre soin du présent et de ne pas se rouler dans la déploration : ni celle de sa vieillesse et de sa mort qu’elle accepte dans une « idylle partielle », ni celle de l’humanité qu’elle tente d’emmener vers l’autogestion. Quand j’écrivais le début du livre paraissait l’essai de Jean-Luc Nancy La Peau fragile du monde où il est également question de non déploration et d’acceptation de la perte. Mélusine correspond à une éthique de la fragilité : tout à la fois pleine d’une énergie hors du commun et fragile, elle est « superfaible » pour reprendre le titre de l’essai éponyme de Laurent de Suter. Il s’agit bien de cela, pas d’un merveilleux littéraire mais d’une éthique de la fragilité vigilante.

De par leur proximité au travail du rêve, les contes nous autorisent à rêver, à imaginer un possible changement présent :


Enfin la fée dit : « Rien ne pourra être si nous ne composons pas avec le paysage. Nul besoin de redevenir chasseur-cueilleur, rien ne redevient. Il s’agit de moins s’appareiller. Prenons le temps de réfléchir aux gestes augmentés. Et si nous avions déjà connu l’acmé ? Si nous entamions une autre moitié, en étions à faire l’épreuve du moins. Pourquoi toujours continuer sur sa lancée ? Déraillons ailleurs, mais plus lentement.




3/ Devant l’évidence de crises privées et publiques, intimes et politiques comme écologiques, les livres ne tombent pas dans le catastrophisme ni la résignation. À travers ces quatre textes, il est proposé différentes formes d’amour : amour filial, amour platonique, amour entre humains et animaux, amour passion, amour-amitié, amour transférentiel …. L’amour est mobile, hybride, queer, se compose et se recompose. Dans un monde qui chosifie les êtres, nous creusons une position particulière dans le champ de la langue et de l'existence, qui tantôt invente, tantôt fait apparaître d'autres formes de liens en partant de la proposition des mythes. Il s’agit aussi de réarticuler, de trans-former les questions anciennes : Comment tenons-nous les un·es aux autres, comment les êtres nous transforment-ils, comment maintenir l’amour de son/sa prochain.e dans un monde ultra-libéral ou post-démocratique ?



Laure :


Dans outrechanter, « le terme des lamentations » s’inscrit à l’endroit d’une double acception du mot « lamentations » : Abélard, théologien, composait et écrivait des « lamentations » d’inspiration bibliques, des ‘planctus’. Je l’ai interprété comme une figure avant-coureuse de la modernité, qui se caractérise notamment comme une conscience et une déploration de la perte (de l’unité etc.). Dans le texte, Abélard est une figure de l’épanchement, de la plainte et du narcissisme. Il ne s’agit pas d’un tableau historique et fidèle mais bien d’une interprétation radicale. J’ai cherché à faire voler en éclats le mythe romantisé de l’amour pur entre Héloïse et Abélard tel qu’il a été fabriqué au XIXe siècle. Lui, en jeune clerc brillant cherche à faire le buzz à la Sorbonne et séduit son élève Héloïse, puis, ayant eu un enfant d’elle, veut la faire enfermer au couvent car elle refuse le mariage. On a fait de leur échange épistolaire une forme d’Amour pur et platonique. Or, dans les huit lettres conservées de la correspondance ayant eu lieu plus tardivement, Abélard répond sur un tout autre ton qu’Héloïse, l’appelant « ma sœur devant Dieu ». Cette adresse, loin d’être le signe d’un Amour chaste et « romantique », m’a semblé un travail sur son image, la volonté de laisser des traces de sa bonne intention pour être lavé de ses « fautes » passées, l’émasculation ayant terni sa réputation. Dans différents traités de théologie, notamment dans son Ethique (Etica sive scito te ipsum) il travaille à démontrer que la bonne intention prime sur l’action bonne. La bonne intention déposée dans les lettres pouvait l’absoudre. C’est ainsi que j’ai décidé de lire cette correspondance pseudo-amoureuse. Dans le livre sont opposés deux régimes de paroles, celle d’Héloïse, certes prisonnière d’une dépendance amoureuse, mais femme intellectuelle dans une société patriarcale, et tentant d’aimer librement sans s’aliéner au mariage, et Abélard, brillant théologien, intellectuel soucieux de son image au sens moderne du terme et enfin Astralabe, l’enfant qu’ils ont abandonné en Bretagne, qui a tout perdu, et, loin de toute rancœur, tente d’ « aimer à hauteur d’yeux ». Bien sûr, c’est une réinterprétation libre mais qui interroge notre capacité à aimer. L’enjeu social, politique aujourd’hui me semble le même que celui de l’amour : est-on capable d’accepter la perte, sans se complaire dans la lamentation, est-on capable d’envisager l’avenir depuis notre fragilité ?


Il s’agit aussi de faire résonner la part animale refoulée par l’Occident, comme l’évoque le texte à un moment, dans une allusion à l’adaptation par les frères Grimm du Serpent Blanc où le jeune homme mange le serpent, ce qui est à l’image de notre culture oublieuse du corps et de l’animal. Dans les réécritures des deux mythes, Mélusine et le Serpent blanc, il est question d’êtres hybrides, mi-animaux, mi-humains. On retrouve là un enjeu anthropologique central depuis les premières fresques dans les cavernes à savoir la représentation d’humains à figure d’animal, la fameuse thériantropie que l’on retrouve à Lascaux mais aussi chez les Egyptiens, parfois encore dans l’art des gargouilles au Moyen-Âge. C’est cette part animale que la modernité a de plus en plus évacuée et qui est ressortie au moment du Romantisme et ensuite dans la psychanalyse, une sorte de faille dans le système du contrôle rationnel qui ne définit l’humanité qu’à travers le prisme de la raison et de l’esprit. Ce qui est important, c’est de mesurer l’enjeu de cette hybridité, de cette double inscription animale et humaine que je ne réduis pas à une part sexuelle. A l’origine, ces serpents sont prodigues, pugnaces, guérisseuses aussi en amour. Le Serpent blanc est prête à se battre à mort pour son amoureux, et Mélusine aime Raymondin. Ces amours entre humains et êtres-fées ou hybrides sont le signe de notre capacité à aimer l’étrangeté. Mélusine est une figure de ce qui nous échappe.


Il n’y a que dans une certaine poésie qu’on parle d’amour idéal mais l’amour idéal est un cadavre couvert d’or. Or, l’amour n’est pas un cadavre recouvert, il est un manteau inutile qui tient un temps, il est l’intention touchante et désintéressée d’un manteau commun pour deux. Si chacun n’y perd pas ses aiguilles ni ses fibres, il est haut en couleur. Parfois, aimer est faire peau commune avec le monde, le manteau imparfait à la main. Sans grandes phrases au grand air.


Elle apparaît non seulement comme une agentivité forte qui tente de reconstruire un monde post-démocratique, d’aider son prochain, mais aussi comme une hybridité à l’œuvre, un être hybride qui parvient à aimer et à accepter sa part d’animalité. J’ai choisi de réinterpréter l’histoire d’amour avec raymondin et d’en faire une interrogation sur la transparence dans le couple et l’amour long, et le retrait le samedi une nécessité d’avoir non seulement une « chambre à soi » comme a pu l’écrire Virginia Woolf mais aussi un « jour à soi ». Plus tard, on la voit non pas disparaître, mais accepter de vieillir. Le dernier chapitre « une idylle partielle » parle de l’acceptation de la disparition mais esquisse aussi les traits d’un autre amour pour un jardinier dont le nom n’est pas écrit et dont on devine qu’il est un être queer, et était autrefois une femme. Mais les êtres-fées sont des êtres queer et inversement. Ils articulent depuis la nuit des temps un entre-deux, un écart avec la norme qui est, François Jullien l’a bien montré, un endroit d’altérité et de vigilance, et dans Dysphoria mundi, Paul B. Preciado l’a formulé comme « moment dysphorique » et nécessaire. Les contes sont donc matrice d’altérité à maintenir. Par ailleurs, dans la légende du Serpent blanc, le serpent vert, la servante du Serpent blanc a été autrefois un homme. Les mythèmes se fondent sur des moments historiques où ces êtres queer étaient importants même si la civilisation ensuite, à force de religion, les a condamnés à des fins tragiques.

Réécrire un mythe, c’est relancer la charge imaginaire et transgressive des mythèmes, reformuler les anciennes questions depuis le présent et tendre le flambeau pour tenter de déplacer un peu l’angle de vue et donc aussi l’expérience. On ne peut guère faire plus en écrivant.



Juliette :


Sans amour il n'y a pas d'écriture possible puisque toute écriture est une adresse, une tension vers un·e autre – ainsi les Lettres à Jean-Loup Rivière mettent-elles sans doute à nu quelque chose du geste même, de ce qui pousse à écrire. Or la disparition d'une personne en qui j'avais comme « remis » mon désir, une personne abusivement devenue, par un mouvement dont je suis responsable, « détentrice » de ma capacité à écrire, a tout remis en question.

Dans les Lettres, il s'agit de manière évidente sans doute d'un amour qu'on dirait « transférentiel ». Mais je crois qu'il l'est parce qu'il est traversé par un désir de filiation, un besoin de s'inscrire dans une histoire littéraire, dans une puissance d'écriture et de pensée, dans une vie de liberté : tout ce que je prêtais à Jean-Loup Rivière et décris dans le texte. J'ai inconsciemment voulu faire de Jean-Loup Rivière mon père et ma mère, une terre de naissance puisqu'il m'avait reconnue à l'endroit de mon désir d'écrire en acceptant de diriger ma thèse et en parlant de « poète » à mon endroit. C'est cette illusion qui s'est déchirée avec sa mort – un bienfait, donc, du point de vue du réel.


Or je crois que cet élan vers un autre ici masculin est d'autant plus aisé pour une jeune fille qui ne bénéficie pas de référents féminins puissants et émancipateurs dans l'espace littéraire et plus largement imaginaire. Aujourd'hui cela tend à être comblé par certaines chercheuses mais le déficit et la difficulté d'établir (ou de faire reconnaître) à égalité les œuvres et les vies des femmes avec celles des hommes est très loin devant nous. C'est donc en soi, en chacun·e, qu'il y a à restaurer une forme de dignité aux gestes et voix des femmes. Veiller à les considérer dans leur « minorité » c'est se rendre attentif aux bruissements, au « minime » ou à l'infime, à ce qui tend à être étouffé par le brouhaha des voix majuscules, des discours, des mots d'ordre et de la publicité. Or quand on y pense, le conte fabriqué par Perrault qui parvient à cette morale, est une véritable publicité pour le régime en train de s'établir et auquel il apporte ainsi la caution de sa voix : la monarchie absolue et l'évacuation du féminin dans la langue (ainsi l'enfant-fille – l'avenir – et la grand-mère – le passé – finissent dans la gueule du Loup – le pouvoir absolu).


Dans Vieille Petite Fille, la dimension sous-marine prend en charge l'inconnaissable auquel on ne peut tendre que mu·e par un sentiment amoureux : plonger pour chercher, se mettre en mouvement vers ce qui importe et qui ne connait pas de résolution a priori. Dans les Lettres à Jean-Loup Rivière, ce sont les parts laissées au rêve, à l'élaboration théorique sans vocation de système. Dans les deux textes c'est une résolution dans le paysage, dans cette altérité hors du langage.


Vieille Petite Fille et Lettres à Jean-Loup Rivière interrogent les « premiers amours » que sont les parents – l'amour filial : peut-on choisir d'aimer ses parents ? comment les aimer ? Dans quelle mesure cet amour conditionne-t-il les autres ? Pourquoi est-il parfois si difficile d'aimer, de se laisser apparaître en toute vulnérabilité ?


Comment voir une personne pour ce qu'elle est, sans loup, sans masque, sans rien, nue en ses âmes et visage comme je me sens parfois nue en mes âmes et visage sans vraiment me l'autoriser souvent entrant dans le jeu de l'autre... rapport de forces et de pouvoir mêlés.


Les textes sont des moments d'une réflexion. La période est rude et l'emprise de la peur est pharaonique. Ainsi, plutôt que de construire des pyramides en se persuadant que c'est la chose à faire pour lutter contre l'angoisse de la mort, il s'agissait de laisser place au mystère et à l'irrésolu. J'ai ainsi pensé l'ouverture finale des deux textes comme des élans frémissants.



A noter :


Les 4 textes ont connu et connaissent encore différentes transformations et réénonciations sur scène.

 « Le terme des lamentations », la réécriture de la correspondance entre Héloïse et Abélard, donnera lieu le 7 novembre à 20h à la Maison de la poésie de Paris avec les voix de Séverine Daucourt, d’Antoine Mouton et de Laure Gauthier et une composition musicale de Nicolas Repac : https://maisondelapoesieparis.com/programme/laure-gauthier-outrechanter/

Mélusine reloaded donne lieu à des lectures musicales où les musiciens mettent en tension les sons dystopiques et utopiques notamment avec Serge Teyssot-Gay (le 18 octobre dernier à la Manufacture d’Aix en Provence, avec Gauthier Keyaerts (au Centre de Wallonie Bruxelles avec l’Ambassade du Luxembourg à Paris le 25 mars 2026) et avec Olivier Mellano (à la médiathèque de Niort le 13 mars 2026)


ree

ree


Juliette Riedler donnera une lecture de ses textes à la Maison Poème, à Bruxelles, le 10 novembre 2025.

  Vieille Petite Fille a connu une tournée de trois ans en extérieur et intérieur dans une mise en scène de Floriane Comméléran.

Après avoir été lues dans différents espaces les Lettres à Jean-Loup Rivière circulent actuellement sous la forme d'un dispositif sonore intitulé Mosaïcodes brodés, élaboré avec Juliette Séjourné.

bottom of page