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Un jour sans vent (Une Orestie) : Das Plateau brûle pour Eschyle et enflamme la scène d’une fièvre poétique

  • Photo du rédacteur: Delphine Edy
    Delphine Edy
  • il y a 2 jours
  • 8 min de lecture

(c) Simon Gosselin
(c) Simon Gosselin


Avec ce nouveau spectacle, Céleste Germe signe un geste esthétique fort, d’une actualité brûlante. En déplaçant notre regard sur les zones d’ombre de cette tragédie originelle, elle nous offre une contre-plongée incandescente et crée un dispositif théâtral poétique pour les voix trop longtemps silenciées des femmes.

 

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Sur la scène du Théâtre Public de Montreuil, on dirait qu’un petit théâtre antique a été convoqué pour mieux être déplacé et réinventé. Au centre du plateau, une statue grecque de petite taille nous fait face. À l’arrière-scène, cinq autres statues s’élancent à jardin. Démultipliées par un subtil jeu de miroirs, les voilà qui nous donnent l’impression de former un chœur. Un voilage noir sépare cet espace de dédoublement de l’avant-scène totalement déserte. Lorsque la voix de la comédienne Maëlys Ricordeau résonne, le noir ne s’est pas encore fait dans la salle :

 

Quand elle meurt la guerre commence.

Le vent revient.

La flotte piégée

Se désincarcère, et pendant que ses poumons une dernière fois se vident, les voiles

se gonflent,

Artémis le défie,

et Agamemnon sacrifie.

C’était Iphigénie

 

Contre toute attente, ce n’est ni le guetteur du palais des Atrides, ni le Coryphée qui prend là la parole. C’est une autre voix surgie au présent, depuis notre présent et dans notre présent, comme un écho au cri à venir de toutes les femmes sacrifiées. Ce cri, il s’agit visiblement de le faire entendre, de l’incarner. Le corps des femmes apparaît alors comme le corps de l’histoire même que cette première voix prend en charge, bientôt rejointe par deux autres, celles d’Antoine Oppenheim et d’Aurelia Nova, comme s’ils formaient un nouveau dédoublement du chœur, un chœur restreint, contemporain, qui nous prendrait à témoin.


(c) Simon Gosselin
(c) Simon Gosselin

 

On se souvient : Agamemnon avait rassemblé la flotte grecque sur la côte d’Aulis pour aller délivrer Hélène et déclencher, ainsi, la guerre de Troie. Mais le vent ne se leva pas. Ni le premier jour, ni les suivants. À moins que ce ne furent des vents contraires[1] ? Mais pourquoi les dieux empêchaient-ils la flotte de s’embarquer sur les mers ? Et pourquoi cette question fut-elle si peu posée depuis ? La cause est pourtant entendue : c’est la colère d’Artémis - protectrice du lieu - contre Agamemnon qui en est la source. Mais pour quelles raisons la déesse était-elle si en colère ? Là aussi les versions diffèrent. Pour Eschyle, Artémis s’indigne du massacre qui va avoir lieu… Le roi Agamemnon doit donc payer par anticipation : pour toutes les vies décimées à venir, il doit sacrifier ce qu’il a de plus cher, sa fille. Et Eschyle, à la différence de poètes ultérieurs (Euripide, Racine, Goethe…) ne recule pas : Iphigénie, qui n’est encore qu’une enfant, meurt sur l’autel. Après ce crime, la flotte grecque, commandée par ce père infanticide, prend enfin la mer, la guerre de Troie a lieu, elle dure dix ans, Agamemnon finit par rentrer chez lui, sa femme, Clytemnestre, l’assassine. Là aussi, les raisons diffèrent selon les interprètes et les versions. Oreste, le frère d’Iphigénie animé du désir sourd de venger son père, assassine sa propre mère : après l’infanticide, le meurtre de l’époux, survient donc le matricide. Dès lors, Oreste se voit poursuivi par les Érynies, les déesses de la vengeance, qui réclament justice au nom de la mère assassinée. C’est un tribunal, l’Aréopage à Athènes, qui jugera son acte : Oreste est disculpé.

 

Voilà l’histoire que mettent en scène les trois tragédies qui composent la trilogie d'Eschyle L'Orestie : Agamemnon, Les Choéphores, et Les Euménides. C’est à partir de la traduction de Florence Dupont que Das Plateau qui a beaucoup travaillé autour des questions en lien avec le « tragique féminin » (sur la base de textes contemporains de Pauline Peyrade ou Marguerite Duras, entre autres, et de contes tels que Le Petit Chaperon Rouge dans la version de Grimm…) décide de « convoquer l’Histoire, de redonner au temps de l’historicité ».

 

Face à un monde qui semble ignorer le passé et vivre sans futur, face à un monde dont l’épaisseur temporelle est mince comme une feuille de papier, ce sont nos mythes que nous souhaitons interroger. Nos mythes, nos contes, nos légendes. Vues d’aujourd’hui. Convoquer l’histoire avec les mots du présent. Convoquer la mémoire à partir de nos douleurs actuelles.

 

Pour ce faire, Céleste Germe et Maëlys Ricordeau, qui signent la conception de ce spectacle, font appel à l’autrice Milène Tournier. Fidèles à l’essence programmatique de Das Plateau qu’elles ont cofondé, elles cherchent à « ouvrir les champs de la perception et du sensible » : trouver le moyen de faire le récit de la tragédie des Atrides depuis ici et maintenant, faire entendre les raisons profondes susceptibles d’expliciter la survivance de ces mythes, faire des mots qui s’entrechoquent un poème pour aujourd’hui. Ce que l’on entend tout au long du spectacle est donc un maillage fin, un tissage serré des langues d’Eschyle et de Milène Tournier, d’ailleurs peut-être davantage une « relecture » qu’une réécriture, comme nous l’a confié la poétesse : « écrire, c’est écrire avec des auteurs, avec des hommages ; nos mains sont toujours palimpsestes, la page n’est jamais blanche ».

 

Le dispositif scénographique choisi permet de déployer un imaginaire fort. Quand la bascule se fait au bout de quelques minutes, quand le trio de voix laisse la place au chœur de vieillards d’Argos (le numéro des vers tirés d’Agamemnon (40-257) s’inscrit en fond de scène, caractères blancs sur fond noir, un procédé d’affichage qui se veut dès lors refrain), le noir se fait dans la salle, le voile se lève sur l’arrière-scène, la statue centrale s’enflamme, les comédien.nes quittent le proscenium depuis lequel ils racontaient pour entrer dans l’espace de la tragédie. De sorte qu’il y a dès lors deux espaces distincts sur le plateau qui actualisent la scène grecque : un espace au lointain, lieu de la représentation théâtrale, et un espace liminaire, à l’avant-scène, lieu du poème musical tragique. À moins qu’il n’y en ait trois ? Car le jeu de miroirs permet de voir la salle se refléter dans le lointain, créant un effet de dispositif bifrontal : nous voilà convoqués de part et d’autre de l’histoire, témoins (et/ou juges ?) du sacrifice des femmes, des enfants, de « toutes les Iphigénies ».

 

A partir de ce moment précis s’articulent épaisseur du récit et épaisseur de la tragédie dans un poème tragique musical et visuel. Les images, toujours fortes et subtilement construites par la metteuse en scène Céleste Germe, se suivent, alors que le paysage sonore (signé Jacob Stambach) se déploie avec intensité, non pour illustrer ce qui se raconte, mais pour créer un contrepoint capable de déplacer nos imaginaires, d’ouvrir notre perception à d’autres sens, à d’autres voix que celles que nous croyons connaître. Pour Milène Tournier, « une ombre devance certains personnages ; elle est moins la leur que celle que des siècles de lecture partiale leur ont assignée ».


(c) Simon Gosselin
(c) Simon Gosselin


Les costumes contemporains – des vêtements du quotidien tels que ceux que nous pourrions porter – font bientôt place, pour Clytemnestre et Agamemnon, à deux lourds manteaux sombres brodés d’or sur certains pans. Majestueux, ils disent aussi le poids à porter. Jamais complètement fermés, toujours ils donnent accès à la temporalité du poème tragique qui se dit : Maëlys Ricordeau et Antoine Oppenheim ne sont jamais complètement du côté du drame, on ne bascule jamais du côté de la représentation. Ils gardent un pied vissé au proscenium depuis lequel, de dos – lorsqu’ils ne prennent pas le récit en charge –, ils regardent vers l’arrière-scène ce qui se trame. Nous tournant le dos, ils nous placent dans la même situation qu’eux, face au plateau, créant ainsi avec le public un subtil pas de deux et réinventant dès lors l’espace même de l’orchestre du théâtre grec. Prenant appui sur les merveilleux comédien.nes Aurelia Nova, Antoine Oppenheim et Maëlys Ricordeau (qui déplient chacun.e à leur manière une palette performative saisissante) et sur l’ingénieux dispositif scénique, Céleste Germe n’a d’autre visée que de nous permettre de regarder autrement, depuis un autre point de vue, le lieu même du théâtre et donc sa fonction et ses effets. Certes Clytemnestre assassine Agamemnon – les traces de sang resteront au sol jusqu’à la toute fin du spectacle –, mais ce n’est pas la Clytemnestre vengeresse et avide de pouvoir (telle qu’on la présente presque toujours) qui frappe, c’est une mère inconsolable d’avoir perdu sa fille, une femme qui a su tenir son rang de reine, seule à la tête de la cité pendant dix longues années.

 

Dans la deuxième partie, le plateau s’assombrit encore. Un drapé noir redessine le cadre de scène, les statues ont été recouvertes de voiles noirs, le rythme ralentit, la parole se déplie lentement. Après le meurtre d’Agamemnon, voilà le retour d’Oreste : ça continue de se raconter ; un récit à la fois adressé à l’autre protagoniste sur scène, mais aussi à la salle, de manière à faire entendre toute l’histoire au présent, comme si cette histoire avait à voir avec nous, ce que souligne le jeu scénique avec les miroirs. Loin d’un face à face du mythe avec notre présent, de la tragédie avec le récit, il s’agit d’inventer un autre espace-temps dans « l’air que nous respirons » dirait Didi-Huberman dans Le génie du non-lieu.

 

Dans la dernière partie, les statues ne forment plus un chœur, elles sont alignées sur le plateau, telles un jury. En fond de scène apparaissent des montagnes, celles de Delphes ? Toujours est-il que les images de ces sommets dans des noirs bleutés créent une forte solennité pour assister à la naissance de la justice moderne. Une statue se dévoile, c’est Athéna. Puis ce sera le tour d’Apollon. Le vote a lieu, de petits points lumineux s’affichent les uns après les autres : autant de « coupable » que de « non coupable ». C’est Athéna qui apportera sa voix supplémentaire pour innocenter Oreste. Le meurtre de Clytemnestre reste donc impuni. La justice ne peut-elle donc qu’être imparfaite ? C’est ce que semble indiquer les voiles noirs qui ont découvert les statues et sont à présent hissés dans les cintres, tels des spectres qui rôdent. Pourtant, les Erinyes, incarnées avec grâce par Aurelia Nova, deviendront Bienveillantes, non sans ambiguïté : effacer ainsi la mauvaise conscience qui taraude, n'est-ce pas, plutôt qu’apaiser les consciences, effacer le crime commis ?


(c) Simon Gosselin
(c) Simon Gosselin

Le spectacle se termine par un épilogue pris en charge par Maëlys Ricordeau, double de Clytemnestre, qui cherche à comprendre : « Est-ce qu'on peut m'aider à nommer le réel ? » C’est vers Athéna qu’elle se tourne : déesse de la sagesse et de la raison, protectrice de la cité, elle possède l’intelligence, mais surtout, c’est une femme. Peut-on voir en la sororité une raison d’espérer ? Un espoir pour regarder l’avenir avec davantage de confiance ?


J’ai besoin de toi,

J’ai besoin de ta sévérité et de tes bienveillances, de ta rigueur comme de ta profondeur.

Ma fille est morte.

Clytemnestre est morte.

Et toutes les autres

Toutes les Iphigénies

Femmes, filles, victimes préférées

Des déchaînements caractériels des dieux,

Des atrocités guerrières,

Des violences sexuelles,

Des vengeances sanglantes.

Arrêtons.

Arrêtons.

Arrêtons.

Arrêtons

 

C’est visiblement la réponse apportée par les autrices de ce spectacle. Lorsqu’un drap blanc se hisse, maculé de taches du sang versé des femmes et que notre reflet réapparaît en fond de scène, nous voilà placés sous le statut de témoins assistés : nous étions là, nous avons entendu, nous avons vu, il n’y aura plus d’angles morts. Nous ne pourrons plus jamais dire que nous ne savions pas.

Le vent va enfin pouvoir se lever et, alors, « le vent verra », il verra tout, plus aucun féminicide ne pourra être invisibilisé. Le souffle du poème tragique serait-il à même de répondre aux violences du monde ? Ce qui est certain, c’est que la beauté et la puissance de la langue de Milène Tournier n’est pas près de nous quitter. Car, en enflammant Eschyle, elle est parvenue – au moins l’espace d’une soirée – à soigner notre part d’humanité.

 

Et le vent soufflera, comme sont éperdus les oiseaux de mégarde entrés dans nos pièces, à qui l'on désigne l'issue, et qui paniqués se cognent à nos murs et s'épuisent, et il faut attendre leur fatigue pour pouvoir les saisir, et enfin les conduire : là, là, tu vois, dehors, va, va et vole.

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À découvrir encore jusqu’au 11 décembre au Théâtre Public de Montreuil, puis au Lieu Unique à Nantes les 13 et 14 janvier 2026. Puis lors de la saison 2026-2027 (programmation en cours).

 

 

 


[1] Selon Pierre Judet de La Combe, les deux versions coexistent : vents contraires ou vents absents.

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