Victor Pouchet : l’enfance, le deuil, l’imaginaire (Voyage voyage)
- Marie-Odile André
- il y a 3 jours
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On voyage volontiers dans le roman d’aujourd’hui.
Ou, plus exactement, on saute dans sa voiture ; on part ; on fuit ; on disparait.
On laisse là sa vie, souvent de trentenaire en crise.
Il n’est qu’à penser par exemple au roman de Quentin Jardon, Le Chagrin moderne, publié l’an passé chez Flammarion où le narrateur profite d’un trajet en voiture et d’un départ en vacances pour organiser sa disparition en laissant derrière lui sa femme et son jeune fils. Ou bien à Autoroute de Sébastien Bailly paru cette année aux Editions du Tripode dans lequel le narrateur raconte comment, un petit matin, il abandonne en catimini son univers familial pour traverser la France d’une traite avec pour projet de rejoindre la personne aimée.
On pourra voir dans cette nouvelle déclinaison d’un inépuisable tropisme voyageur une énième forme d’actualisation de l’analogie toujours efficiente entre voyage et roman, l’énergie cinétique de l’un donnant son impulsion et sa dynamique à l’autre, dans un contexte, quant à lui inédit, marqué par la précipitation et l’urgence. On pourra y voir aussi un symptôme propre à la France de l’après-covid, avec ses vies déstabilisées, ses certitudes vacillantes et ses rejets instinctifs, qui pousse certains à la remise en question soudaine et totale des liens affectifs et des contraintes sociales qui les définissent et les entravent en même temps.
En son commencement, Voyage, voyage de Victor Pouchet s’inscrit dans ce registre. Ici encore, il s’agit, pour le couple de protagonistes, de partir, de fuir, de tout laisser en plan, de rompre avec leur propre vie. A la suite d’un épisode douloureux que le récit évoque petit à petit, par touches progressives, avec beaucoup de finesse et de pudeur, ils quittent sans préavis leur vie d’avant avec sa routine et ses contraintes professionnelles absurdes et aliénantes. Mais, en réalité, la rupture qui s’opère devient très vite le prétexte et l’occasion d’une écriture inventive, imprévisible et drôle à la fois, qui permet au roman de proposer, pour le temps que durent voyage et récit et grâce à la fantaisie qui est la sienne, un monde comme enchanté qui lui est propre.
C’est que le voyage et le texte progressent en laissant venir librement à eux ce qui relève de l’imprévu, de l’incongru et de l’improbable. Il y a d’abord le trajet à travers la France, erratique, largement improvisé, plein d’aléas, d’hésitations, de détours et de zigzags puisqu’il conduit les deux voyageurs de Paris jusqu’en Lorraine, puis de la Bourgogne à la frontière belge en passant par Saint-Tropez et Lourdes. Les voitures ensuite, avec l’une qui ignore avec beaucoup de conviction les derniers développements de la modernité motorisée et l’autre dont le GPS pris de folie égare ceux qu’il prétend orienter. Quant aux lieux visités, ils se révèlent plus improbables les uns que les autres (1), depuis le Musée du Poids à Mécringes dans la Marne jusqu’au Musée de Cire de Lourdes et ses figurines recyclées et grimées. A rebours d’une France touristico-centrée, le roman fait toute leur place à des endroits sans qualités : troquet de bord de route à l’enseigne étrangement poétique de La Frite étoilée, haut-fourneaux désormais éteints et abandonnés d’Hayange, hôtels dont la banalité même confine à une forme d’inexistence qui leur confère une séduction toute paradoxale. Il en est de même, au demeurant, pour les objets : volontiers moches, incongrus, démodés ou kitsch, souvent accumulés dans de véritables grottes d’Ali Baba, ils semblent être là comme des sortes de balises qui offrent leur présence improbable, insignifiante mais tangible à des protagonistes qui expriment à plusieurs reprises leur angoisse et leur vertige face à tout ce qui leur apparaît trop immense et trop abstrait. Et il y a aussi, bien sûr, les personnes croisées au fil du périple, à la faveur des étapes à l’hôtel ou des visites de musées (Michel-Ange Michon dont le nom seul donne son impulsion initiale au voyage ou bien Jean-Pierre et sa dégaine à la Dick Rivers), sans compter l’oncle fabuleux de Marie qui les héberge et les invite à la fête du village ou le couple colombophile qui leur ouvre sa maison de Bray-Dunes.
Mais, à travers lieux et personnages, émerge aussi en douce au fil du périple la présence lancinante et impalpable de la mort et du deuil qui fait écho à la perte toute récente par le couple d’un enfant à naître : kyrielle de malheurs et de morts évoquée par la gérante d’un hôtel, visite guidée d’une mine abandonnée discrètement assimilée à une visite des Enfers ou vêtements portés par Marie dont la couleur bleue s’avère renvoyer à une très ancienne couleur de deuil. Sans compter cet autre fil souterrain qui court au long du texte à travers les prénoms de Ange-Toussaint ou Michel-Ange, L’Annonciation de Fra Angelico et son ange Gabriel, le surnom de « vallée des Anges » donné à la vallée de la Fensch, ou encore ces cheveux d’ange que forment les gouttes de pluie sur les toiles d’araignée. Car le chagrin est bien là, qui se manifeste par les pleurs soudains et irrépressibles de Marie ou d’Orso, que déclenche sans préavis telle ou telle situation inopinée. « C’est pourtant vrai que nous sommes en deuil » se dit Orso vers la fin du roman.
L’enfant que l’on a perdu, l’enfant que l’on n’a pas eu et que l’on n’aura plus sont ainsi au cœur d’un texte qui interroge avec subtilité notre rapport à l’âge adulte à travers la place qu’il fait à un esprit d’enfance qui, mêlant intimement fantaisie et nostalgie, confère au roman sa tonalité et son charme tout particuliers.
Cet esprit d’enfance est d’emblée mis en exergue avec la citation sur laquelle s’ouvre le livre puis avec le lien qui s’établit, dès les premières lignes du roman, entre voyage et enfance via la voiture du couple que sa vétusté même relie directement à la jeunesse d’Orso. Tout au long du récit et du périple, des moments d’enfance remontent d’ailleurs à la mémoire des protagonistes, par exemple lorsque Marie se remémore, lors de la visite du Musée du Poids, ceux qu’elle manipulait, enfant, dans la maison familiale ou lorsqu’un un bain chaud consolateur rappelle à Orso le souvenir de sa mère et de son enfance corse. Quant aux objets, dont on a dit le caractère volontiers obsolète, ils tirent leur pouvoir d’attraction des liens qu’ils entretiennent avec le passé, selon une logique où la valeur des choses est d’abord d’ordre sentimental et poétique, les objets les plus modestes (et, pour certains, du plus parfait mauvais goût) valant pour la réserve de rêverie enfantine dont ils sont porteurs. Mais, plus que tout, l’enfance est parfaitement inséparable de toute une série de références culturelles, elles aussi sans qualités (2), qui émaillent le texte et participent inséparablement du souvenir d’enfance et de la fabrique d’un imaginaire. Le cinéma y occupe une place importante avec, par exemple, Le Seigneur des anneaux ou Jurassic Park, Robin des bois ou Les Tontons flingueurs. De même pour les livres (L’Ile au trésor), les dessins animés (Rahan), les émissions de télévision (Fort Boyard), les jeux-vidéos (Tetris ou Pac-Man) ou encore les chansons, tout droit revenues du passé par le truchement de Radio Nostalgie.
C’est cet imaginaire, sans cesse réactivé par un esprit d’enfance toujours efficient, qui permet à la réalité de se dédoubler, métamorphosant régulièrement le voyage, banal en soi, en un récit enchanté où, par tout un jeu de libres associations qui se superposent, un guide de musée arrive à devenir tout à la fois « Jean Pierre Rivers-Ventura-Charon-Willis » ; où, par le truchement d’une métaphore filée, une simple voiture changée en destrier suffit à faire émerger les ingrédients d’un haletant roman d’aventure. C’est lui encore qui conduit les protagonistes à inventer sans cesse, en fonction des circonstances, les scénarios les plus romanesques ou les plus horrifiques ou à transformer, au contraire, la réalité en véritable conte de fées. L’écriture excelle à produire ces superpositions et ces glissements par lesquels les protagonistes entrent subrepticement dans un pays d’enfance riche de ses pouvoirs à la fois magiques et consolateurs.
En réalité, cette force d’un imaginaire étroitement lié à l’enfance n’a de cesse d’être réaffirmée tout au long du récit. C’est par elle que s’opère progressivement au long du voyage une transformation qui permet aux protagonistes d’envisager le chemin du retour. Face à la douleur de la perte et du deuil que redouble de manière aussi injuste que cruelle l’injonction sociale qui leur est faite de se transformer en adultes, c’est-à-dire en potentiels parents, ils trouvent dans cet esprit d’enfance de quoi alimenter un lent travail de consolation et de réparation pendant que le texte, dans son écriture même, s’emploie à s’opposer à tout ce qui, en trahissant cet esprit d’enfance, n’aurait d’autre effet que d’entraîner une dépossession et une mutilation de soi.

Victor Pouchet, Voyage voyage, Gallimard, "L'Arbalète", août 2025, 208 pages, 20 euros
Notes :
Improbables mais non moins réels : nous avons vérifié.
Ce qui n’interdit en rien qu’elles puissent cohabiter avec des références réputées plus nobles qu’il s’agisse, par exemple, de mentionner tel épisode de l’Odyssée, de faire allusion à tel film de Rossellini ou bien de démarquer tel vers de Verlaine.