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« Woolf, au-delà de l’icône queer » avec Adèle Cassigneul

  • Photo du rédacteur: Zoé Jocteur Monrozier
    Zoé Jocteur Monrozier
  • 27 mai
  • 10 min de lecture

Adèle Cassigneul (c) Béa Huart
Adèle Cassigneul (c) Béa Huart


Woolf, c’est le titre du livre d’Adèle Cassigneul, tout simplement parce qu’il parle de Virginia Woolf – entre autres – et qu’il s’inscrit dans la collection Icônes des éditions des Pérégrines, qui propose de biographer de manière originale les vies de diverses personnalités. De cette collection, vous avez déjà peut-être vu passer sur des tables de librairies ou de bibliothèques une biographie de Monique Wittig, écrite par Émilie Notéris. C’est en écho à ce livre que notre invitée a imaginé le sien. Dans cette interview, on fait donc la part belle à la littérature, aux récits biographiques alternatifs et aux questions politiques, à travers la figure de Virginia Woolf.



Comment avez-vous rencontré Virginia Woolf pour la première fois ?


C’était il y a vingt ans, j’étais en licence à l’université de Toulouse. Je suivais un cours sur le modernisme dont le programme comprenait La promenade au phare de Woolf. En préparation à ce cours, j’ai lu Mrs Dalloway et j’ai eu l’impression de voir un film. Cette lecture est fondatrcie : c’est par elle que tout a commencé. J’ai amorcé un premier mémoire sur l’influence du cinéma dans Mrs Dalloway, puis un second sur l’influence de la photographie sur l’œuvre entière et j’ai terminé en thèse, sur l’influence de la photo et du cinéma, de la photo-cinématographie, sur l’écriture de Woolf en général.



Vous venez de publier un essai intitulé Woolf, à l’oblique. Comment est né ce livre ?


Ce livre est lancé sous l'impulsion d’Émilie Notéris, qui a écrit le très beau texte sur Monique Wittig paru aux Pérégrines en 2022. Elle m’a dit « propose un Woolf » et c’est ce que j’ai fait. Ce livre a en fait pris forme dans le cadre d’un marrainage féministe et littéraire.




La biographie de Monique Wittig d’Émilie Notéris est une sorte d’enquête, de projet biographique un peu décalé dans le genre. Vous citez d’autres de ses travaux dans votre livre, comme Alma Matériau (Paraguay, 2022), qu’est-ce qui vous plaît dans son travail ?


Je crois qu’Émilie m’a aidé à penser le féminisme en réseau ou en constellation, c'est-à-dire la pluralisation de figures qui sont sur-icônisées, des figures qui sont isolées, très individualisées. Alma Matériau impulse quelque chose que je n’ai jamais lu en critique littéraire : l’articulation d’œuvres à partir de pratiques citationnelles ou bien l’inscription dans des réseaux littéraires, artistiques, féministes concrets. Ensuite j’ai lu son livre sur Monique Wittig qui déplie l’enquête, en montre l’envers, ce que je trouvais déjà depuis plusieurs années dans d’autres essais critiques anglo-saxons. 

Émilie m’a autorisée. Cela fait longtemps que je lis de la critique créative anglo-saxonne, où des autrices vont justement défaire l’écriture académique tout en gardant une rigueur scientifique, pour proposer des lectures plus créatives ou singulières d’une œuvre. Mais j’ai trouvé dans le travail d’Emilie une liberté dont j’avais besoin.

Pour autant, dans son Wittig, elle mène une enquête biographique, ce que je ne fais pas (un des chapitres de mon livre s’intitule d’ailleurs « Biographer, non. ») parce que Woolf a été beaucoup biographée, même biofictionnée, et ce n’est pas mon projet. Je s’attache davantage à aux conditions matérielles de l’écriture, au projet littéraire dont on hérite, à ses promesses et ses limites.




Votre livre est publié dans la collection “Icônes” des Pérégrines, dans laquelle on retrouve des figures variées, comme récemment Brigitte Bardot ou Suzanne Valadon. Parmi elles, quelques personnalités queer ou lesbiennes. Outre celle sur Wittig déjà mentionnée, il y a celle d’Angela Davis, écrite par Najate Zouggari. La collection propose des points de vue décalés sur les personnalités. On peut aussi penser à celle de Lady Di par Sophie Rabau, qui est assez libre, drôle.  En écrivant pour cette collection, vous êtes-vous autorisée une liberté ou une créativité particulière ? 


J’ai eu l’inestimable chance d’avoir des éditrices qui ont accepté mon texte tel qu’il était. Je n’avais pas le projet d’écrire ce livre comme ça : ça s’est écrit comme ça. Je m’attachais à trouver des biais pour frayer une réflexion à travers l’œuvre woolfienne et au fil des questions qui se sont posées pendant l’écriture, les choses se sont dépliées d’elle-même. Mon projet cadrait tout à fait avec le cahier des charges de la collection Icônes car mon but était d’abord de désicôniser Woolf, de travailler cette question de la starification et de la dépolitisation qui l’accompagne.



Vous écrivez en prose, avec des paragraphes structurés, mais il y a aussi beaucoup de poésie dans le livre. Pourriez-vous nous expliquer ce choix ? 


Je lis et j’écris de la poésie. Pendant l’écriture de Woolf, elle s’est imposée parce j’ai eu la nécessité de faire saillir des mots – ce que les blocs de paragraphe ne permettent pas forcément. Je pense que c’est une pratique que j’hérite du modernisme. Virginia Woolf était compositrice quand elle travaillait à la Hogarth Press, elle arrangeait les lettres de plomb pour imprimer les pages, et par ce travail de composition de la phrase, du paragraphe, de la page, a appris à monter ses textes, et notamment à mettre de l’air entre ses paragraphes. Et, comme l’a démontré Claude Régy dans sa pratique théâtrale, mettre de l’air ça permet à la pensée de circuler et de s’articuler. 

Je savais que j’allais faire un texte dense, pour plusieurs raisons. Il était clair que je voulais mettre en valeur tout un savoir scientifique méconnu. Puis je voulais relire Woolf à travers les regards de personnes qui écrivent avec ou depuis son œuvre aujourd’hui. Enfin il y avait les réflexions que je voulais proposer. Donc, passer par une forme poétique ou poétisée me permet à la fois de mettre un accent sur certains mots ou temps de la réflexion, de mettre de l’air et de faire respirer tout ça.




Votre texte est constellé de références littéraires, vous citez des chercheuses ou des écrivaines, notamment Audre Lorde, Alice Walker, Adrienne Rich. Pourriez-vous nous parler d’une ou deux lectures qui vous ont accompagnée pendant l’écriture de ce livre ?


Lorde, Walker et Rich sont toutes trois très importantes. Leurs œuvres m’ont accompagnée, leurs essais davantage que leur poésie. Puis étaient présents pendant l’écriture : les travaux de mes consœurs woolfiennes sans lesquels je n’aurais pas pu écrire ce livre, les textes de poétesses et de penseuses, puis les romans que je lisais quand je n’écrivais pas – des textes de Rachel Cusk, d’Ali Smith ou de R. F. Kuang, soit une littérature contemporaine, à la fois féministe, antiraciste et expérimentale.




Vous parlez beaucoup de matière, mais aussi de corps. Pour vous, comment Virginia Woolf prend corps ?


Cette question est compliquée. Virginia Woolf m’apparaît d’abord par sa fiction et, bien que son écriture soit extrêmement sensuelle et incarnée, ses personnages n’ont bien souvent pas de corps. Il y a quelque chose d’à la fois très charnel, voire même érotique dans la langue woolfienne, et en même temps totalement abstrait. Woolf elle-même m’est toujours apparue dans sa corporéité car, travaillant sur ses albums photo, je la voyais vivante dans son ordinaire quotidien. Sur les photos qu’elle prenait avec son mari Leonard et leurs ami·es, davantage que sur les photographies prises par des professionnels, on la voit dans sa vie de lundi ou mardi, avec son corps, ses mouvements, ses expressions, etc. Woolf n’était pas quelqu’un qui aimait montrer son corps, elle s’en plaint régulièrement dans ses écrits personnels. Comme on le lit dans ses mémoires et son journal, son rapport au corps avait été compliqué par les violences incestuelles qu’elle a subi enfant. Pour autant, en tant qu’autrice, elle faisait passer la corporéité par le langage. C’est quelque chose qu’elle a en commun avec Monique Wittig. Le faire-corps dans et par le texte. 



En parlant d’iconographie, chaque chapitre du livre s’ouvre par une œuvre d’art, ou une photo. Une œuvre m’a particulièrement marquée, celle de Kabe Wilson, où on voit deux couvertures de livres, à gauche celle de l’édition anglaise Penguin d’Une chambre à soi, de Woolf, et une autre à droite, à première vue similaire mais en réalité pastichée.


C’est une anagramme du titre qui transforme A room of one’s own en Of one woman or so. Le projet de Kabe Wilson est extraordinaire, au sens littéral du terme. C’est un artiste qui a retravaillé Une chambre à soi en réutilisant chacun des mots l’essai woolfien pour le réécrire sans ajout ou suppression. Of one woman or so retourne A room of one’s own sur lui-même pour raconter l’histoire d’une jeune étudiante noire et lesbienne à Cambridge. 

En France, Une chambre/Une pièce/Un lieu à soi est toujours célébré pour l’émancipation féminine/féministe qu’il propose. Dans mon livre je reviens, dans le sillage de travaux plus anciens, sur le fait que le féminisme woolfien est adossé à un racisme assez crasse – on y trouve notamment le n-word. Ce racisme de Woolf, il faut l’aborder frontalement. Kabe Wilson a beaucoup réfléchi aux manières dont on hérite d’un texte iconisé, pétrifié même dans son iconisation, et dont on peut l’upcycler ou le composter. Une chambre à soi est tellement pétrifié, presque entravé par son statut de texte-icône, qu’on ne réfléchit même plus à ce que le texte propose. On ne fait que répéter les mêmes phrases ad nauseam, de manière totalement pavlovienne. Je ne compte même plus les slogans qui disent « un xxx à soi », qui est devenu un cliché, une expression figée qui efface le texte dont elle tirée. Kabe Wilson regarde le texte en face. C’est très important, de regarder le texte en face, d’affirmer qu’il y a là des idées et une réflexion incroyables, que l’on peut reprendre, prolonger et revendiquer, mais  qu’il y en a d’autres qui nous font honte, qu’il faut tout autant lire, regarder, analyser, car elles constituent elles aussi nos héritages. Il faut penser les apories et les contradictions.




En effet, vous parlez de son « féminisme blanc bourgeois » et vous convoquez plusieurs personnes qui disent que Woolf a été « structurellement complice de systèmes d’oppression » envers les autres femmes, les femmes ouvrières, et les femmes noires surtout. À ce sujet, vous avez correspondu avec la poétesse jamaico-canadienne Pamela Mordecai, pourriez-vous nous parler de ces échanges, que vous retranscrivez dans le texte, via un collage ?


Je découvre Pamela Mordecai en lisant une longue interview entre Kabe Wilson et Susan Stanford Friedman, une universitaire décédée il y a peu. Susan S. Friedman cite un poème intitulé « The Angel in the house » de Pamela Mordecai. Ce poème est une diatribe contre Woolf contre ses impensés et ses privilèges bourgeois. Dans Woolf, je m’intéresse aux feminisms of color, les féminismes de couleurs ou féminismes afro-américains ou post-coloniaux, qui contrairement aux féminismes blancs ne veulent pas forcément tuer la mère, l’ange du foyer, mais au contraire se réapproprier une maternité qui a été complètement déniée par les régimes coloniaux et esclavagistes. Pamela Mordecai confronte ces questions de manière extrêmement puissante et violente, et il faut l’entendre, l’écouter, et réfléchir à partir de ce qu’elle dénonce. 

Elle a écrit un second poème, dix ans plus tard, en 2012, « Wade in the water », où elle reconvoque Woolf, de manière assez magique car elle en fait une sirène noyée qui joue de la flûte. Elle la convoque cette fois-ci avec ses propres ancêtres, d’anciennes esclaves pour certaines. Suite à la lecture de ces deux poèmes, j’avais beaucoup de questions : ce sont des poèmes en partie écrits en patwa, ce qui implique quelques difficultés de compréhension car je méconnais le créole jamaïcain. Je lui ai écrit avec mes questions et nous avons entamé une correspondance. Je savais qu’il fallait que je mentionne tout cela dans le livre mais il était hors de question que je reformule ses dires, alors je lui ai proposé de faire un montage des mails qu’elle m’avait envoyés, d’en faire la traduction et de les intégrer tels quels dans le livre.  C’était très important pour moi qu’elle ait sa propre voix dans le texte. C’est une dame qui a 83 ans aujourd’hui, elle est toujours autant en colère et ne renie absolument rien de ce qu’elle dit sur Woolf. Sa poésie est très puissante et mériterait d’être connue. 




Plus tard elle est revient tout de même sur cette colère il me semble. Elle ne revient pas sur ce qu’elle a dit mais entend que son ton puisse avoir été légèrement disproportionné à certains égards, après relecture des années plus tard…


Je ne crois pas qu’elle renie sa colère. Elle dit regretter quelque peu d’avoir insulté une autre femme, surtout une femme dont elle partage une certaine condition sexisée, un certain vécu de la maladie mentale. La colère, Audre Lorde et bell hooks nous l’enseignent, est vectrice de subjectivation. A travers elle, Pamela Mordecai articule une critique structurelle, féministe et décoloniale, du projet woolfien. Son diagnostic des limites du féminisme de Woolf est important. Il faut penser à partir de ce qu’elle formule et le faire jouer avec ce que Woolf nous lègue.



Pour continuer sur les montages/collages que vous faites pour mettre en lumière les zones d’ombre de la vie de Virginia Woolf, à un moment vous faites un montage avec une page du journal de Virginia Woolf et vous y ajoutez la journée de Louie Everest, qui était une employée chargée de diverses tâches pour les Woolf. Que cherchez-vous à faire en mettant en parallèle la vie d’une inconnue et celle d’une icône ?


Mon souhait est de réancrer Woolf dans la matérialité de sa vie et de déboulonner le cliché d’une écrivaine mélancolique et éthérée qui vit dans sa tour d’ivoire, un fantasme sexiste. C’était nécessaire pour moi de la réancrer dans le concret de son travail du texte en tant que professionnelle du livre. Je suis retournée à Mrs Woolf and the servants d’Alison Light qui propose une enquête sur les domestiques et les servantes qui ont travaillé au service des Woolf et interroge les biais classistes et les questionnements qui travaillent Woolf tout au long de sa vie – car avoir des employées de maison lui posait problème. J’ai retrouvé le témoignage de Louie Everest dans une compilation de textes en hommage à Woolf où elle-même décrit sa propre routine journalière. Faire un montage parallèle, sur l’exemple d’une journée, du quotidien de Virginia Woolf et celui de Louie Everest me permet de montrer ce qui soutient matériellement le travail du texte, les conditions matérielles qui permettent aussi l’épanouissement d’une œuvre.



À un moment vous dites que Woolf aimait cuisiner…


Elle faisait apparemment du très bon pain. En bonne bourgeoise, comme le faisait sa mère, elle établissait les menus du jour. Elle ramassait les pommes du verger, elle contribue à l’organisation générale. Elle met un peu la main à la pâte, ce que ne faisait pas son mari, mais elle a une employée de maison chez elle à Monk’s house, dans le Sussex, et une à Londres.



Pour finir, j’aurais bien aimé, que vous nous parliez du poème du chapitre “La grande bourgeoise blanche à abattre”, que j’ai trouvé très beau.


A l’occasion d’une conférence gesticulée d’Axiel Éris Cazeneuve sur Une chambre à soi, quelqu’un dans le public a soudain lancé « mais Woolf c’était pas une grosse bourge blanche ? » On dit la même chose de Simone de Beauvoir. Ces grands-mères du féminisme blanc dont il faudrait se débarrasser. Faut-il cancel Woolf ? Aux États-Unis, les éditeurs de La Promenade au phare ont mis un trigger warning en exergue du texte. Qu’est-ce que cela signifie ? J’y consacre un chapitre. À nouveau, la question tourne autour de nos héritages.

Ce chapitre est précédé d’une citation de Suzanne Bellamy, qui dit « Je ne poursuis pas ma relation avec Woolf par devoir, par souci de carrière ou par nostalgie, mais parce qu’elle continue de m’embraser, parce qu’en elle et à travers elle, je retourne à ma tradition, je joue mon rôle. Je donne un contexte à mon travail, j’assouvis une partie des désirs de mon esprit. » Je me retrouve tout à fait dans cette nécessité de travailler depuis et avec tout ce que contient le texte woolfien : ses trésors et ses impensés.


Propos recueillis par Zoé Jocteur Monrozier, le jeudi 13 avril 2025 dans les studios de Radio Campus Paris.





Adèle Cassigneul, Woolf, Les Pérégrines, "Icônes", mars 2025, 238 pages, 16,50 euros


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