Alban Lefranc : Portrait de l’écrivain en insaisissable (Dis-moi qui tu hantes)
- Clélie Millner
- 24 mars
- 4 min de lecture

Dis-moi qui tu hantes, le nouveau récit d’Alban Lefranc, est un très beau portrait, nuancé et paradoxal, de l’écrivain contemporain, dans ses aspirations à la grandeur, ses trouvailles et ses fracas, ses méandres insolubles, ses désirs d’élévation et sa maudite pesanteur.
Le roman rompt avec les précédents récits d’Alban Lefranc qui faisaient entendre la voix de personnages habités et désespérés (Mohammed Ali dans Le Ring invisible, la chanteuse Nico dans Vous n’étiez pas là, Fassbinder dans Fassbinder, la mort en fanfare, Bernward Vesper – membre énigmatique de la bande à Baader – dans Si les bouches se ferment, Maurice Pialat dans L’Amour la gueule ouverte ou l’anonyme « homme qui brûle » dans le texte éponyme). Ses personnages s’exprimaient dans des flux de conscience inspirés, parfois déchirants ou rageurs, toujours poétiques. Ici s’entremêlent des voix qui parlent peu d’elles-mêmes, mais qui font le portrait kaléidoscopique d’un autre, d’un seul et même autre qu’elles dévoilent dans ses contradictions et ses cohérences, ses médiocrités parfois, mais surtout ses fulgurances. Cet autre des sept personnages qui prennent la parole, c’est Julien Mana, figure de l’écrivain méconnu, le grand écrivain d’une petite œuvre qui se passe sous le manteau entre initiés, de ces œuvres qui n’ont pas eu l’écho qu’elles méritent et qui se vengent en créant leur réseau d’amitiés.
L’écrivain est l’insaisissable du texte, dont les autres tentent de brosser le portrait fuyant, des années après avoir appris sa mort dont les circonstances s’éclairciront sans s’élucider. Le roman se décline en trois périodes que les protagonistes racontent depuis un temps présent situé en 2032. Pour 2007 à Paris s’entrecroisent les considérations d’Élisabeth, ancienne amante à l’agonie, toute en verve et en ironie, et celles d’un jeune homme, Hervé, venu de Caen rencontrer Julien Mana comme son idole et qui connaîtra un certain succès et une reconnaissance sociale après avoir écrit un « récit de transfuge ». En 2017, Julien Mana est à Berlin, Michaela est une fréquentation de la Stabi, bibliothèque de la Postdamer Platz, en train de rédiger sa thèse sur Bolaño, Alice est la jeune femme sans doute aimée avec laquelle il vit, qui termine ses études de psychiatrie, et Luc un homme au statut ambigu rencontré dans un hôpital psychiatrique. En 2022 Virginie l’accompagne dans des soirées d’ivresse et des discussions infinies, Hervé le retrouve quinze ans après sous un abribus, et quelques autres partagent leur brève rencontre.
Les témoignages divergent, ne donnant pas toujours la même image de Julien Mana. Et pourtant, ce qui frappe, c’est aussi une grande cohérence : l’admiration et l’inquiétude qu’il suscite, son goût des mots, ses emportements sur les sujets cruciaux du champ de la pensée ou de l’écriture, sa passion des signes, sa passion du vin. L’écrivain qui n’atteint pas vraiment à la gloire est un être de chair, imposant, bruyant, emporté de rires et de désirs, mais il est aussi pur être de papier, fantasme d’écriture. De son vrai nom de famille Ménard, il fait signe vers l’idée du double trouble, comme celui de la nouvelle de Borges « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » publié dans Fictions, personnage qui réécrit avec ferveur l’œuvre de Cervantès. Dans un long passage, Michaela décrit également Julien Mana comme le double possible d’un autre écrivain indéterminé, comme Mario Santiago Papasquiaro fut celui de Roberto Bolaño, à moins que l’inverse ne soit davantage vrai. Le personnage central, si vivant, si absent, a ainsi un statut existentiel flou, marginal, et le titre de son livre La Vision de l’île, connu de quelques adeptes même outre-Atlantique, souligne son rôle de mage, de celui qui tend l’image d’un territoire possible et rêvé. Julien Mana est défini comme un de ces êtres qui peut permettre aux autres de « s’élever un peu au-dessus d’eux-mêmes », ce qui est déjà tellement.
Le roman d’Alban Lefranc se joue des références de son personnage qui dégage une force de vie communicative. Ces goûts littéraires sont ceux de l’auteur souvent, ils rappellent parfois en creux les sujets de ses précédents livres, comme s’il relisait sa propre bibliographie à l’aune de cette idée du double méconnu, de la copie humble de l’écrivain célèbre, de l’aspirant, traversé par la poésie, mais souvent empêché, écrivant un peu, effaçant beaucoup : Bolaño, Meinhof, Kafka, Borges, Chalamov, Montaigne… Ces hommages vivants, cités pour leur force de présence aujourd’hui, sont autant de manifestations d’une foi littéraire, une foi humble, entrecoupée de doutes, d’ironie, de crudité, qui ramène à la misère d’une existence concrète, contemporaine, mais foi qui se trouve réaffirmée constamment au fil des chapitres.
La cruauté du destin de Julien Mana, sa déchéance et l’incompréhension qui l’entoure sont un peu celles du chiffonnier de Benjamin, qui prend le « présent à rebrousse-poil » (la citation est d’Alban Lefranc, le chiffonnier de Benjamin, lui, se chargeait « à rebrousse-poil » du passé), un historien de notre temps que Benjamin appelait de ses vœux : hirsute, pris de vin, drôle et majestueux, poussant sa cariole d’oripeaux grandioses, critique du langage, attentif aux rebuts d’un monde qui choisit l’orientation du progrès.
Donc oui, Julien Mana est hirsute, mais il est sublime, et le livre d’Alban Lefranc fait exister cette figure comme un encore-possible de l’écrivain : modeste, blessé, mais convaincu du pouvoir de la fiction, de la force agissante des héritages littéraires, de la valeur d’une certaine intransigeance. Convaincu en somme que les mots qui disent le monde, pour le meilleur et pour le pire, ont la capacité de le modeler, et peuvent se muer en actes qui le transforment.

Alban Lefranc, Dis-moi qui tu hantes, Verticales, février 2025, 184 pages, 20 euros