Alexandra Saemmer : “80 ans après l’expulsion des Sudètes, j’ai voulu sonder l’action d’une sorte de douleur-fantôme des ressortissants" (Les Zones grises)
- Johan Faerber 
- 10 sept.
- 17 min de lecture

Aussi passionnant que puissant : tels sont les mots qui viennent à l’esprit après avoir achevé la lecture du récit d’Alexandra Saemmer, Les Zones grises qui paraît aujourd’hui même chez Bayard. Dans cette enquête familiale à la lisière du Troisième Reich ainsi que l’indique le sous-titre, la chercheuse dévoile un récit généalogique à la croisée de l’histoire et de la politique où elle sonde la part impossible de son héritage : être une descendante des Sudètes, ce “peuple de bourreaux”. Entre culpabilité et désir de savoir ce que furent ses grands-mères et mère. En quête de ces zones grises, Saemmer signe un des livres phares de cette rentrée que Collateral ne pouvait manquer d’évoquer avec son autrice le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre fort livre, Les Zones grises à l'explicite sous-titre Enquête familiale à la lisière du Troisième Reich qui vient de paraître chez Bayard. Vous racontez, en préambule à votre vaste récit généalogique, que votre projet s'origine en décembre 2023 quand votre mère vous a tendu une pochette et vous a dit : "Voilà ton héritage. Prends-en soin". Ladite pochette contenait ainsi différents biens dans la ville d'Auspitz qui, pourtant, ne figure sur aucune carte : en quoi cet épisode a-t-il été pour vous matriciel de votre souhait de raconter l'histoire de votre famille, vous qui êtes, écrivez-vous d'emblée, "une descendante des Sudètes" ?
Lorsqu’un effectue une enquête de terrain au long cours, l’un des grands défis consiste à composer avec le matériel récolté. En 2023, ma mère m’a confié le relevé des biens dont elle aurait dû hériter si sa famille sudète n’avait pas été expulsée de Tchécoslovaquie en 1946. Cela a été un moment important – voilà pourquoi je l’ai placé au début du livre.
Ma mère, âgée de quelques mois au moment de l’expulsion, a grandi dans l’Allemagne de l’après-guerre : un pays en ruines, marqué par la culpabilité d’une population de soldats vaincus et de fanatiques dépités, par la misère des femmes fouillant les gravats à la recherche de nourriture – un peuple tombé de haut, peu disposé à accueillir les trois millions de « réfugiés » sudètes même s’ils étaient germanophones.
Ma mère, orpheline de son père qui avait été déclaré disparu sur le front de l’Est, puis à 4 ans orpheline de sa mère, a grandi dans la pauvreté extrême. Elle a également connu le dédain qui frappe les réfugiés, les migrants, les exilés qui se retrouvent dans un pays qui ne veut pas d’eux. Elle a gardé de cette période un profond sentiment d’injustice : le sentiment que la population sudète a dû payer pour les péchés de tout le peuple allemand.
Et certes, il est vrai que les « Reichsbürger », les habitants des parties centrales du Reich hitlérien tout aussi coupables de collaboration avec le régime que les Sudètes, n’ont été ni expropriés et ni expulsés. Or, ce raisonnement omet un point important : si le gouvernement tchécoslovaque s’est appuyé sur la collaboration des Sudètes avec le Reich nazi à partir de 1938 pour justifier l’expropriation et l’expulsion brutales de cette population, les conflits entre Tchèques et Sudètes remontent jusqu’aux premières vagues de colonisation du territoire tchécoslovaque.
Ma mère m’a souvent raconté le mythe d’une cohabitation paisible entre les populations sur ces territoires ; mythe qu’elle a reçu en héritage et qui, comme tout mythe, comporte une parcelle de vérité : ainsi, mon arrière-grand-père sudète était marié à une Tchèque, mariage mixte loin d’être rare à l’époque. Mais le fait est aussi que la population germanophone a pendant des siècles fait valoir son statut de colonisateur, de « Kulturbringer » (pourvoyeur de culture), contre lequel la population tchèque méprisée a plusieurs fois essayé de se rebeller… jusqu’à commettre à son tour des injustices et des violences.
Pour éviter d’admettre que l’expulsion des Sudètes n’est que le point culminant d’une longue histoire de luttes de pouvoir, beaucoup de Sudètes de la génération de ma mère avaient l’habitude de faire débuter le récit familial en 1945, avec le désastre de l’expulsion. Ainsi, dans la pochette qu’elle m’a tendue en 2023, il y avait le relevé des biens dont elle aurait dû hériter ; en revanche, la carte d’adhésion de mon grand-père au parti national-socialiste datant de 1938 n’y figurait pas.
Mon enquête n’a pas débuté avec la transmission de la pochette mais bien avant : ainsi, dès 2011, j’ai consacré à poème numérique au « Böhmische Dörfer » (1), aux villages des Bohème et de Moravie dont mes ancêtres sont issus. A l’époque, je manquais cependant de matériel pour donner une forme plus ample et dense à cette mémoire. Ma mère ne m’avait pas encore ouvert ses archives. Même si je ne pouvais anticiper sa mort soudaine en août 2024, je sentais à partir de 2022 que le temps pour récolter son témoignage était compté. J’ai intensifié mes recherches à partir de cette année-là.
Enfin, un mot sur le titre que vous avez choisi, Les Zones grises : en quoi s'agissait-il immédiatement de mettre l'accent sur votre "curiosité pour les destins en clair-obscur" et, en particulier, sur "les zones d'ombre qui pèsent sur l'histoire de ma famille sudète sont celles de la culpabilité des suiveurs" ? En quoi ces zones consistent à affronter, comme le dites par la suite, "l'inconfort" propre aux histoires familiales ?
Le médecin Monika Hauser, qui s’est beaucoup intéressée aux traumatismes de l’après-guerre en Allemagne, résume la situation ainsi : « Les hommes n’ont pas demandé à leurs femmes : ‘qu’est-ce que tu as vécu pendant la guerre ?’, pour que les femmes ne demandent pas en retour : ‘Et toi, qu’as-tu fait ?’. Beaucoup de femmes avaient des ‘âmes gelées’, comme on disait. L’homme est revenu du front, les femmes ont essayé de survivre, les deux taisaient ce qui a été vécu ».
Quand j’ai découvert que mon grand-père sudète, le père de ma mère, était non seulement membre de la Wehrmacht (comme la plupart des hommes allemands) mais également membre du parti national-socialiste, le degré d’implication de mon grand-père dans le Reich s’est imposé comme une problématique obsédante. J’ai vite compris que mon grand-père n’a joué qu’un rôle mineur sur le front : il a été brancardier. La sœur de ma mère se souvient à quel point il était tourmenté par les horreurs qu’il devait y affronter : les trous de chair gémissants, les derniers soupirs, les derniers mots pour une fiancée ou un enfant nouveau-né qu’il accueillait, sans savoir à qui les adresser ensuite. Or, cette condition misérable ne m’autorisait pas à taire l’existence de ces cartes postales du front qui se terminaient par un tonitruant « Heil Hitler ».
Ma grand-mère, quant à elle, faisait partie de ces milliers de femmes violées par des soldats de l’Armée rouge envoyés pour libérer la Tchécoslovaquie du joug allemand. Ma mère était même convaincue d’être issue de ce viol – un viol collectif brutal, selon ma tante Elisabeth, témoin de la scène. Cependant, plusieurs autres témoignages que j’ai pu récolter et lire mentionnent le fait que les soldats russes, lorsqu’ils se déchaînaient ainsi contre les femmes, se justifiaient en disant que leurs maris avaient fait pareil, sur le front de l’Est.
Mes grands-parents ne font pas partie de l’espèce des grands criminels de guerre, qui attirent la lumière comme des trous noirs. Vous trouvez dans les Zones grises quelques chapitres consacrés au Bamberger, une famille de dignitaires nazie dont nous avons hérité la maison dans des circonstances troubles. Il ne s’agit pas des chapitres que j’ai eu le plus de mal à écrire. Pour ce qui concerne la restitution des zones grises caractérisant le destin de ma famille sudète, le défi littéraire a été beaucoup plus difficile à relever – parce que les millions de petites gens peuplant les zones grises de l’histoire laissent peu de traces, et parce qu’il est paradoxalement plus facile de dresser la caricature du nazi monstrueux que celui des petits suiveurs dociles.
Pour en venir au coeur des Zones grises, vous entamez ici l'histoire de votre famille originaire des Sudètes, vous qui êtes Allemande mais qui vivez prise dans une stratification, un feuilleté généalogique que vous énoncez ainsi comme une suite de stigmates, de hontes successives historiques que le récit aura à charge d'explorer quand il le peut. Vous déroulez ainsi avant de rentrer dans le détail de votre histoire familiale, celle de votre grand-mère puis de votre mère :"Je suis descendante d'un peuple colonisateur" puis "Je suis descendante d'un peuple collabo" ou encore "Je descends d'une survivante". Ces zones sombres, loin d'être éludées, forment le substrat narratif lui-même, comme s'il s'agissait à travers votre famille et ses turpitudes, d'éclairer un pan entier de l'histoire européenne trop souvent ignoré. Est-ce dans ce sens qu'il faut comprendre pourquoi vous désignez votre texte comme ces "micro-histoires familiales toujours plus complexes que la grande Histoire officielle" ? Est-ce ainsi également qu'il faut comprendre l'idée selon laquelle "L'histoire s'écrit toujours selon un point de vue situé" ?
Les zones d’ombre dans l’histoire familiale n’auraient que peu d’intérêt à être racontées si elles n’étaient pas représentatives des silences, des troubles de mémoire, du clair-obscur des compromissions, des violences commises et subies de tout un peuple – celui des 3 millions de Sudètes expulsés à la fin de la guerre, mais aussi du peuple allemand dans son ensemble.
Comment les Sudètes qui, jusqu’en 1945, cohabitaient avec la population slave ont-ils pu approuver les discours anti-slaves du régime alors qu’ils côtoyaient cette population au quotidien, et parfois au sein de la famille ? Comment mon grand-père a-t-il pu adhérer au Parti alors que l’une de ses sœurs était fiancée à un Juif, et une autre mariée à un Tchèque ?
J’ai essayé dans mon livre de ne pas éluder ces contradictions. J’ai essayé de transcrire plutôt le tiraillement permanent que j’éprouvais. D’un côté, mon grand-père adresse un fier « Heil Hitler » à sa sœur jumelle Anna lorsqu’il lui écrit du front. D’un autre côté, il approuve les fiançailles de de son autre sœur Elsa avec l’avocat juif Bela Lederer et se dit mortifié lorsque celui-ci est déporté à Bergen-Belsen.
L’histoire s’écrit toujours selon un point de vue. Les micro-résistances sont amplifiées pour sauver un reste de dignité ; les compromissions sont justifiées par la peur devant l’autorité, l’éducation à l’obéissance, le manque d’informations… Si l’historiographie officielle laisse peu de doute sur l’implication forte de la population sudète dans la collaboration avec le Reich, et si cette collaboration est représentative de la collaboration du peuple allemand dans son ensemble, ce qui se raconte dans les familles ne correspond pas tout à fait à ce portrait officiel.
J’aurais pu céder plus d’une fois à l’appel du romanesque : ma tante Elisabeth m’a raconté comment mon arrière-grand-père a remis à leur place des hommes sudètes qui voulaient passer autour du cou d’Elsa une pancarte avec l’inscription « truie de juif ». J’aurais pu développer l’anecdote selon laquelle Eleonora, mon arrière-grand-mère tchèque, aurait écrit une lettre à mon grand-père sur le front où elle lui aurait demandé de monter à Berlin et d’assassiner Hitler. Or, à l’épreuve du terrain, ces hypothèses narratives s’avéraient peu fondées.
Mais même dans l’historiographie officielle, les faits se trouvent interprétés selon un point de vue : ainsi, le nombre de Sudètes morts lors des expulsions est revu à la hausse ou à la baisse… il m’a semblé important de sonder les prismes interprétatifs qui agissent dans ces points de vue et les diffractent : prismes interprétatifs nourris par le vécu personnel, des convictions politiques, l’éducation, l’appartenance à une génération.
Bien évidemment, cette exigence de déconstruction critique des points de vue s’est également appliquée à ma famille, et à moi. J’ai compris à quel point j’étais moi-même un enfant de la guerre, une petite-fille de Sudètes.
A l'instar de son sous-titre explicite évoquant "une enquête familiale", Les Zones grises prend, de fait, la forme d'une véritable enquête où vous convoquez archives, qu'il s'agisse de documents officiels, photographies, coupures de presse ou encore témoignages glanés notamment dans les différents groupes Facebook dédiés aux Sudètes. Pourquoi avoir choisi comme organisateur narratif l'axe méthodologique de l'enquête ? En quoi vous apparaissait-il le plus à même de pouvoir rendre compte conjointement du destin familial notamment de Hermann Birk, de votre grand-mère ou encore les rapports que certains membres de votre famille ou plus largement des Sudètes ont entretenu avec l'idéologie nationale-socialiste ? Pourquoi vous paraissait-il important de suivre cette recommandation d'Ivan Jablonka qui figure d'emblée dans votre texte : "Chercheur, n'aie pas peur de ta blessure. Ecris le livre de ta vie, celui qui t'aidera à comprendre qui tu es" ?
Je pourrais vous répondre simplement en affirmant qu’en tant que chercheuse en sciences sociales, la forme du récit d’enquête s’est imposée à moi parce que j’ai l’habitude de la pratiquer. Or, comme expliqué plus haut, la toute première forme que j’ai donnée à la mémoire familiale sudète, en 2011, a été celle d’un poème numérique. L’enquête que j’ai menée dix ans après cette première tentative m’a aidée à lever certaines zones de brouillard dans lesquelles, en 2011, j’étais restée engloutie – par manque de patience, mais aussi par peur de toucher aux zones les plus sensibles de l’histoire de ma famille.
Quand j’ai repris l’enquête en terrain sudète, en 2022, ma première idée a été de me limiter à une étude sémio-sociologique sur Facebook. Comme les réseaux sociaux font partie de mes terrains de recherche depuis de nombreuses années, j’ai voulu vérifier s’il existait sur cette plateforme des groupes dédiés à la mémoire sudète. Cette curiosité s’est trouvée attisée par le fait que ma mère me parlait plus que d’habitude de ses souvenirs à ce moment-là.
J’ai donc commencé par Facebook ; au lieu des quelques traces éparses auxquelles je m’attendais, j’ai découvert un continent caché. Des dizaines de groupes, composés chacun de plusieurs milliers de membres, où se partagent anecdotes et traditions, chansons et arbres généalogiques, photos de tombes et listes de transports. D’abord observatrice, j’ai rapidement dû m’engager dans ces groupes en tant que « membre de la communauté » pour aller plus loin dans mon enquête. Cette obligation m’a forcément conduite à me questionner sur mon identité – une identité que j’ai longtemps essayé de fuir parce qu’elle me semblait, je l’avoue, lourde à porter.
J’ai lancé des pavés dans la mare : des photos de mon grand-père en uniforme que des membres de la communauté m’ont aidée à décoder ; la photo où l’insigne du Parti accrochée à la veste est bien visible. Quand j’ai abordé le sujet des viols subis par les femmes sudètes, j’ai reçu de nombreux témoignages déchirants. Quand j’ai abordé le sujet de la collaboration, les témoignages se faisaient plus hésitants. Comment par exemple vivre avec le fait qu’un grand-père, qui s’est toujours montré doux et aimant, a participé à la Nuit de cristal et incendié une synagogue ?
J’ai décidé de confronter ma mère aux témoignages récoltés. Elle a alors organisé des rencontres avec des membres de la famille que nous n’avions pas vus depuis longtemps. Le matériel prenait de l’épaisseur.
Il me semblait néanmoins important de ne pas faire comme si je pouvais reconstruire l’histoire de mes grands-parents avec certitude. J’ai préféré procéder par hypothèses. C’est ainsi que le récit d’enquête, avec ses avancées mais aussi ses échecs, ses pistes fructueuses, hypothèses abandonnées et errances, s’est progressivement imposée comme la forme la plus adaptée à mon terrain.
Un des points les plus remarquables des Zones grises consiste, au-delà de l'enquête, dans le dispositif formel mais aussi intellectuel que vous mettez en œuvre pour construire votre narration. En effet, dans ce récit délibérément hybride, vous convoquez la notion de "boîte-miroir" pour collecter les souvenirs et provoquer un effet. Vous écrivez : "La boîte-miroir est utilisée en contexte thérapeutique pour traiter la douleur fantôme à la suite d'amputation : le patient est invité à insérer son membre valide dans le dispositif, puis à le bouger. Un miroir installé dans la boîte projette le reflet de ce membre valide à la place du membre amputé. En musclant le membre valide, le patient éprouve du soulagement, même s'il sait que son membre manquant n'a pas été remplacé pour de vrai." Vous indiquez suivre ici la méthode qu'indique Emmanuel Bouju à son propos dans son essai Epimodernes : pourriez-vous nous indiquer en quoi cette boîte-miroir vous a permis, comme vous le dites plus loin encore, de donner de la "légitimité" à votre récit ?
Pour restituer le récit de la vie de mes grands-parents qui n’ont laissé que peu de traces, j’aurais pu remplir les zones d’ombre en laissant libre cours à mon imagination. Pourtant, un recours systématique au récit de fiction me paraissait périlleux face à la responsabilité que j’éprouvais, de ne pas trop m’écarter des faits historiques. Dès qu’il commence à flirter avec la fiction, le récit d’enquête risque de « raviver le trouble sentiment d’une fictionnalité du réel », comme le formule Laurent Demanze.
C’est au moment où je cherchais des outils narratifs pour donner une forme à la restitution des matériaux que j’ai découvert le dispositif médical de la boîte-miroir, utilisé pour le traitement des douleurs-fantôme. Le patient amputé d’un membre ne peut certes pas réellement remuscler le membre manquant ; en enfonçant le membre valide dans une boîte qui, grâce à un miroir, projette l’image de ce membre à la place de celui qui a été amputé, beaucoup de patients éprouvent néanmoins du soulagement.
Face aux zones d’ombre de l’histoire individuelle et collective du Vingtième siècle qui provoquent dans beaucoup de familles une douleur aussi insistante que diffuse, certains auteurs contemporains construisent leur récits à la façon de la boîte-miroir : ils empruntent des fragments narratifs à d’autres, des témoins de la même époque par exemple. En les projetant à la place des trous, ils « remusclent » la mémoire individuelle défaillante.
Je me suis mise à la recherche de témoignages qui, s’ils n’appartenaient pas aux membres de ma famille, convergeaient néanmoins avec les bibes de l’histoire familiale que j’avais réussi à récolter : des traces que je me suis efforcée d’authentifier bien sûr, avant de les insérer dans le puzzle de l’histoire familiale à l’endroit où les trous béaient de la façon la plus douloureuse.
J’insiste sur le fait qu’il reste souvent un « jeu » entre les pièces imbriquées. Je n’ai pas essayé de gommer les grincements que provoque ce jeu. Ainsi, pour sonder le degré d’engagement de mon grand-père dans le Parti, je m’appuie sur les traces de mémoire d’un membre du parti plus éminent, Hermann Bamberger, dont j’ai pu exploiter les albums photos au complet. Il était grisant de reconstituer sa vie à partir de cette vaste collection de matériaux hautement évocateurs. Je pense que le récit que j’en fais est pertinent, car je l’ai étayé par de nombreux témoignages et matériaux d’archives. Par moments, j’ai cru alors avoir saisi la racine de la douleur-fantôme qui hante la mémoire familiale.
Or il s’agit d’une mémoire d’emprunt. Si je peux affirmer avec certitude que Hermann Bamberger a été un nazi convaincu « jusqu’au bout », je ne peux pas affirmer avec certitude qu’il en a été de même pour mon grand-père Karl Birk.
Comme un écho à ce membre fantôme de la boîte-miroir, Les Zones grises pose à plusieurs reprises à la question de la narration spectrale, celle de la convocation de fantômes qui, au sens propre, viennent hanter le récit mais aussi de ces parts fictionnalisées du récit qui servent la reconstitution, qui viennent suppléer, de manière fantôme, à des parts manquantes de l'histoire familiale. Qu'il s'agisse du récit du viol ou de la disparition de Hermann, coeur noir du récit, votre texte semble se tenir comme une maison hantée, vous qui écrivez "J'ai grandi dans une maison hantée" ou qui avouez encore : "J'ai mal à mon pays comme à une douleur fantôme". Quelle part les fantômes tiennent-ils dans votre investigation ?
Quatre-vingts ans après l’expulsion des Sudètes, j’ai voulu dans ce livre sonder l’action d’une sorte de douleur-fantôme que beaucoup de ressortissants de cette communauté éprouvent jusqu’à aujourd’hui : douleur-fantôme causée par une Heimat qui n’existe plus, dont la revendication a toujours été problématique mais qu’il faut quand même considérer parce qu’elle agit ; douleur-fantôme gangrenée par la culpabilité qu’éprouvent tant de colons destitués et de collabos déchus, parfois malgré eux ; mais aussi douleur-fantôme causée par une autre forme de honte, plus ambiguë : celle qu’éprouvent les soldats revenus d’une guerre perdue, les femmes abusées par les forces « libératrices », les migrants à qui on reproche d’avoir « bien cherché » leur malheur. C’est de ce mal de pays que j’ai voulu parler, car je l’éprouve. J’ai choisi de quitter l’Allemagne, où je me sentais aussi peu « chez moi » que ma mère, qui malgré son passeport allemand m’a toujours dit qu’à partir du moment où l’on a perdu sa Heimat on peut vivre partout. Se considérer comme « heimatlos », apatride lorsqu’on est descendant de Sudètes, relève néanmoins aussi de l’appropriation : il s’agit d’un terme utilisé par les nationaux-socialistes pour qualifier les Juifs.
Mon récit d’enquête est hanté par des fantômes de mots, et des fantômes de gens : des revenants qui hantent la mémoire parce que leur histoire est trouée de silences. J’ai voulu m’y confronter dans cette enquête.
Dans les faits, un fantôme a parfois chassé un autre : si au début, l’un des objectifs de l’enquête a été de retrouver la trace de mon oncle Hermann Birk dont la disparition pesait beaucoup à ma mère, c’est la trace d’une petite fille que j’ai retrouvée : celle de ma tante Brunhilde Birk, sœur de ma mère dont elle ne m’avait jamais parlé. La reconstruction des premiers mois de la vie de cette petite fille m’a permis de reconsidérer le destin de ma grand-mère - comme lorsqu’un paléontologue doit revoir ses hypothèses lorsqu’il découvre un nouveau fragment d’os.
Ainsi que vous l'avez rappelé, vous êtes académiquement une chercheuse en littérature contemporaine, notamment sur les questions de littérature numérique mais aussi sur l'articulation qu'une part des récits des quarante dernières années entretient avec les sciences humaines. Si vous convoquez l'histoire comme science ou si vous posez ouvertement la question du rendu factuel d'une histoire qui échappe, se pose au fil de la lecture une question que posait déjà Roland Barthes en 1977 dans sa Leçon. Comprenant la bascule du contemporain vers les sciences humaines, la confrontation du récit à l'histoire, Barthes soulève une féconde interrogation : est-ce que les récits qui se fondent sur un rapport aux sciences humaines entretiennent-ils avec elles un rapport herméneutique et épistémologique ou bien entretiennent-ils un rapport dramaturgique ? Comment situez-vous Les Zones grises ?
J’ai écrit ce récit d’enquête avant tout en appui sur ma formation de sémioticienne. Dans la lignée du sémioticien américain Charles Sanders Peirce, je considère que le « réel » ne nous est pas accessible tel quel ; que cet accès est toujours inexorablement filtré par notre point de vue. Cela ne veut pas dire que nous sommes condamnés à rester enfermés dans ce point de vue. Si l’on part du principe que nous ne pouvons accéder à un « réel » nu, nous pouvons essayer de comprendre ce qui construit ce regard sur ce réel : le rôle de ce que Roland Barthes appelle les « savoirs culturel » ; le rôle de l’habitus ; le rôle de l’éducation, des croyances, des expériences, des désirs. Et bien sûr, le rôle des récits qui fondent l’individu et le collectif. Les sciences sociales fournissent des outils précieux pour nous aider à étudier ces facettes qui composent les filtres à travers lesquels le réel est perçu et interprété.
Dans les Zones grises, mon objectif a moins été de reconstruire LA vérité historique sur le destin du peuple sudète, mais de sonder de quoi sont faites les vérités des points de vue portés sur ce destin.
Si les sciences humaines et sociales, et notamment la sémiotique, m’ont fourni des cadres conceptuels et outils précieux pour mener cette enquête, j’éprouve cependant depuis quelque temps une sorte d’épuisement face aux formats traditionnels de l’écriture scientifique. Mon intérêt pour les épistémologies du point de vue y est sans doute pour beaucoup : à partir du moment où l’on prend au sérieux le fait que toute enquête et restitution relèvent d’une construction médiée par le point de vue du chercheur, il faut trouver un moyen formel pour en rendre compte : j’ai emprunté à la littérature, comme d’autres, notamment Roland Barthes, avant moi.
S’agit-il d’une ressaisie « hétérologique » des savoirs par la littérature ou de l’inverse ? L’originalité de ma démarche, qui me rapproche de celle d’Ivan Jablonka, est que je ne pars pas de la littérature pour annexer des « disciplines savantes » mais que j’essaie de mener le chemin inverse.
Dans votre patiente enquête, ce qui frappe également c'est peut-être, dans le sillage de la précédente question, la mobilisation d'un substrat scientifique à vos investigations. Un large pan des références qui constellent avec force votre propos empruntent à un corpus majoritairement académique, relevant de la recherche ou du côté de l'essai. Moins nombreuses sont les références à des textes de création ou en tout cas explicitement littéraire comme Triste tigre de Neige Sinno. Comment ainsi, plus largement, qualifier génériquement votre texte : s'agit-il pour vous d'un texte de création dans le sillage de celui d'Adèle Yon avec Mon vrai nom est Elisabeth ou bien d'un texte dont l'hybridité échappe à une qualification générique ?
Comme expliqué précédemment, mon parcours académique s’inscrit en sciences sociales depuis plus de 20 ans. Je me considère certes comme une « grande lectrice » de littérature contemporaine, mais le substrat scientifique de mon récit d’enquête emprunte aux sciences sociales – la sémiotique, les sciences de la communication, l’étude des médias (sociaux), et l’histoire bien sûr.
Lorsque le récit d’enquête d’Adèle Yon est sorti, l’écriture des Zones grises était finalisée : il s’écoule pas mal de temps entre l’écriture et la sortie d’un livre. De même, j’avais terminé les Zones grises lorsque Vanessa Springora a publié Patronyme, autre récit d’enquête dédié à la mémoire sudète.
D’un point de vue conceptuel et méthodologique, c’est la lecture de l’enquête menée par Ivan Jablonka sur ses « grands-parents qu’il n’a pas eus », ses grands-parents juifs, qui m’a sans doute le plus guidée et aidée : notamment parce que je me sentais proche des préoccupations méthodologiques du chercheur Jablonka, et de la nécessité qu’il a éprouvée d’emprunter à la littérature pour donner forme à son récit. En revanche, mes grands-parents à moi ne font pas partie d’une population dont le statut de victime à l’époque de la Seconde guerre mondiale est reconnu sans ambiguïté, bien au contraire.
C’est dans ce sens que pour moi, les Zones grises relèvent d’un genre que mes collègues littéraires de l’Université Paris 8 appellent la « création critique » : j’ai recours à une forme de fiction contrôlée par l’archive pour ne pas continuer à laisser planer le silence sur certains faits qui à mon avis devaient être restitués : la responsabilité des petites gens comme mes grands-parents sudètes dans les grands crimes du XXe siècle, mais aussi la douleur que ces gens ont éprouvée après coup, lorsque la marche de la grande histoire les a relégués au rang des perdants.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences plus proprement littéraires qui ont guidé votre écriture. On perçoit l'influence notamment du Sebald d'Austerlitz : quelles autrices ou auteurs de fiction ont influencé la composition de votre récit ?
Le fait d’appartenir au peuple des bourreaux et non pas à celui des victimes, me rapproche de Sebald ; son père a été membre de la Wehrmacht, comme mon grand-père, et l’histoire de sa mère est intimement liée à celle de l’invasion de la Pologne en 1939. De même, sa façon de composer avec l’image photographique au sein du récit m’a certainement influencée.
Je suis par ailleurs lectrice assidue de récits d’enquête : Emmanuel Carrère, Maryline Desbiolles, Didier Blonde, Philippe Vasset, François Bon et Kamel Daoud font partie des auteurs dont les écrits ont certainement agi dans la « boîte miroir » de mon récit, de façon plus ou moins conscientisée.

Alexandra Saemmer, Les Zones grises : enquête familiale à la lisière du Troisième Reich, Bayard, collection "Récit", septembre 2025, 304 pages, 20,90 euros
Note :
(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Böhmische_Dörfer ; inclus dans la Electronic Literature Collection vol. 3, https://www.collection.eliterature.org/3/work.html?work=bohmische-dorfer







