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Célestin de Meeûs : « Mon roman peut se lire comme la rencontre de deux, voire d’une multitude de soliloques » (Mythologie du .12)


Célestin de Meeûs (c) Manon Perrola/Sous-sol


Un grand et puissant choc : difficile de dire autre chose après avoir lu le magistral premier roman de Célestin de Meeûs, Mythologie du .12 aux Editions du Sous-sol. Un choc littéraire comme on en croise peu souvent tant le récit, celui qui va bientôt faire se croiser deux destins pourtant opposés, impose une rare réussite. Théo sur le parking de son zoning, comme en banlieue de tout, et le docteur Rombouts, au cœur de sa propriété privée qu’il a tant à cœur de défendre. Deux destins, deux générations que tout sépare et qui vont s’unir malgré elle pour le pire. Un premier roman, déjà couronné par le prix Stanislas et dont Collateral ne pouvait manquer d’aller interroger son jeune et prometteur auteur.

 

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre passionnant premier roman, Mythologie du .12 qui vient de paraître aux Editions du sous-sol. Comment vous est venu le souhait d’écrire sur les destins croisés un soir perdu du 21 juin en Belgique, du jeune Théo, « assis sur un muret, les pieds ballotant dans le vide », attendant après la fin de l’année son ami Max sur un parking et de Rombouts, et celui d’un homme marié, médecin qui, après une longue journée de travail, retarde le moment de rentrer chez lui, un homme qui, au service militaire, « a appris la discipline, la rigueur, la force, l’abnégation et le courage » ? Y a-t-il eu une circonstance particulière ou bien une lecture singulière qui vous a décidé à franchir le pas romanesque, vous qui, jusqu’ici, vous étiez consacré essentiellement à la poésie avec des recueils remarqués tels que Atlantique ou encore Cavale russe ?

 

Je suis content que vous citiez Atlantique, parce que ce livre s’est vendu à 13 exemplaires, si mes calculs sont bons (rires). Mais pour en venir à Mythologie du .12, je ne pense pas qu’il y ait eu de souhait d’écrire sur ce sujet-là précisément. À l’époque de l’écriture du livre, je vivais au milieu d’une forêt, dans le fin fond d’une vallée perdue, à trois quart d’heure de marche de la première habitation, sans réseau téléphone ni Internet, et cela faisait plusieurs mois que tout ce que j’écrivais finissait dans une impasse. Un jour me sont venus les personnages de Théo et de Rombouts, dont j’ai continué à tirer les fils et la structure globale est venue assez naturellement. Mais en vérité, la trame, disons, narrative du texte (en l’occurrence la « rencontre » entre Théo et le docteur Rombouts) n’a été qu’un prétexte à l’écriture. Comme si cet événement et les quelques heures qui le précédent n’étaient qu’un vague fil rouge autour duquel l’écriture a pu se déployer. Je dirais donc que l’histoire en elle-même, la fiction, n’a été que le déclencheur de l’écriture. Un prétexte autour duquel j’ai pu développer des thèmes, obsessions, angoisses, peurs, rythmes, joies qui me poursuivent. Selon moi, il est d’ailleurs plus question d’un entrelacement de thèmes, de nombreuses digressions que d’un sujet ou d’un événement en particulier. Concernant ce passage au romanesque, il n’y a pas eu de circonstance ou de lecture particulière non plus. Ce n’est d’ailleurs pas le premier roman que j’écris, puisque le travail d’écriture est fait d’abord de sueur, d’entrainement, d’acharnement. Un livre, j’entends un livre publié, c’est la face émergée de l’iceberg. Avant un livre, il y a des heures des jours des mois et des années d’entrainement. Cela fait donc plusieurs années que je consacre mon quotidien à l’écriture de fiction, et notamment parce que je trouve actuellement plus de liberté dans l’écriture romanesque que dans la poésie.

 

 

Pour en venir au cœur même de votre roman, Mythologie du .12 se présente ainsi, tout du moins dans sa première partie, comme le récit alterné entre d’une part la soirée de Théo et celle de Rombouts, le médecin. Une première partie où chaque personnage côtoie, frôle l’autre sans jamais véritablement croiser sa route, comme deux lignes parallèles dont le roman va savoir extraordinairement tirer parti. De fait, à suivre alternativement ces deux personnages en antithèse, jeune et libre, vieillissant et prisonnier de sa vie, ce qui ne manque pas de frapper, c’est votre souhait de faire surgir la grande et vaste solitude de chacun des personnages, Théo comme Rombouts. Rombouts l’évoque indirectement qui, de manière réactionnaire, regrette la suppression du service militaire, une manière d’abandon du commun. De son côté, Théo a fait aussi le constat que « l’empathie n’existait pas, la préoccupation de son prochain non plus ». S’agissait-il ainsi pour vous de souligner d’emblée la solitude ou peut-être même l’isolement de chacun de vos personnages ?

 

Effectivement, tous les personnages de ce roman sont des îles. Si l’on regarde d’un peu plus près la relation, ou plutôt les discussions qu’ont Théo et Max, dans l’habitacle de la voiture ou adossés à la rambarde pourrie de la cabane, on remarque vite qu’il s’agit en réalité, dans la plupart des cas, de monologues, de narrations solitaires au sein desquels leur relation existe. Donc oui, une certaine solitude est ce qui constitue chacun des personnages. Un état que chacun d’eux essaye de contrer en faisant de petites anecdotes qui leur sont propres de grands moments de leurs existences, de narration d’eux-mêmes. Cette solitude est peut-être plus accentuée chez le docteur Rombouts qui se retrouve, le premier soir d’été, sur sa terrasse en teck, seul, frustré, un peu perdu, avec la haine la peur et l’incompréhension comme derniers liens avec le monde. Celle de Théo, puis celle de Max, sont bien réelles aussi. Dans leur cas, on pourrait dire que c’est une solitude accompagnée, lardée ou repoussée, c’est vrai, par des éclats de rire ici ou là. Comme si l’humour était un refuge dans le chaos. Car je n’ai pas voulu en faire quelque chose de purement dramatique. La solitude est simplement une condition de l’existence, et c’est peut-être très bien comme ça. La seconde partie enfin, où l’ivresse gagne tout le monde petit à petit, devient une danse, un enchevêtrement de voix aveugles qui se dirigent vers une sorte de piège – ou de fatalité. 

 

 

Plus largement, peut-on ainsi dire que Mythologie du .12 peut se lire comme la rencontre de deux soliloques ?

 

Oui, de deux, voire d’une multitude de soliloques. Mais également comme la confrontation de deux générations qui ne partagent aucun terrain d’entente. De deux réalités sociales et économiques. De deux territoires, de deux imaginaires. Et donc de conceptions différentes du monde, de l’avenir, de l’amour, de la peur, de l’ennui et de ses palliatifs, bref, de conceptions de la vie diamétralement opposées.

 

 

A cette structure qui souligne leur isolement respectif, progressivement, à mesure qu’implacable le récit avance, Mythologie du .12 ne se donne pas uniquement comme un texte qui, dans un premier temps, met en scène la solitude : Théo comme Rombouts surgissent comme deux personnages occupant le « zoning ». Comme si Mythologie du .12 était un roman du zoning, un récit qui souligne l’abandon, la déréliction – comme un récit qui débute au moment où il n’y a plus rien à faire, comme si la désaffection était une zone d’attente. Comme si cette soirée de solstice se donnait comme l’expression même de ce que Théo ressent : « il se sentait, non pas comme tous les autres, mais « à côté », regardant tout ce monde défiler sous ses yeux, se disant qu’il en faisait partie et en même temps qu’il n’en faisait pas partie ». Diriez-vous ainsi que, par cette exclusion, Théo et Rombouts sont en fait comme des jumeaux narratifs, plus que comme des antithèses ?

 

La structure narrative qui les présente, les fait parler, penser, agir, présente une gémellité, oui. Et puis Théo et Rombouts ont pratiquement le même « temps de parole ». La première partie est une mise en scène, effectivement, qui pose leurs réalités à tour de rôle. En tant que personnages, par contre, Théo et Rombouts sont deux êtres antithétiques, dont la grande différence est dans leur âge, puisqu’une génération les sépare et qu’ils auraient pu, dans l’absolu, être qui du père et qui du fils de l’autre. La seule chose qu’ils partagent, et encore vaguement, est un territoire. Pour moi, cet espace, où tout le monde et toutes les choses sont accablées de chaleur, d’une certaine lenteur, comme si tout était un peu difforme, grotesque, n’est pas une zone d’attente, mais, à nouveau, une condition d’existence. Ce zoning, avec toutes ces enseignes telles que McDo Brico Carrefour et Intersport, est une zone peuplée, une zone de consommation pure, où Théo, par exemple, se rappelle avoir trainé toute son adolescence durant. Comme selon moi tout centre commercial, ou zoning, il s’agit d’avantage d’une utopie, littéralement, dans le sens de non-lieu. Paradoxalement, ces lieux-là sont pourtant le centre autour duquel le divertissement et la consommation gravitent. Par conséquent, le roman commence dans un topos qui n’existe pas, une utopie ; laquelle rejoint ensuite l’utopie (le non-lieu, le fantasme) de Rombouts pour la propriété privée et celle de Théo pour une forme de liberté. Quant à savoir ce qui les lie exactement, je n’en sais rien, une forme de hasard, d’accident, d’ironie ou de destin ? Sans doute un peu de tout cela.

 

 

 

Puis arrive la deuxième partie du texte qui, sans rien en dévoiler, accélère subitement la narration et fait de Mythologie du .12 un tour de force narratif, formel, comme il est rare de pouvoir lire. Peut-être deux remarques à ce sujet : progressivement, tout au long du récit, se met en place une tension, la mise en place d’un montée progressive de cette tension – comme si depuis l’entame du texte, les personnages devaient inéluctablement se rencontrer, sans y parvenir. Tout se passe comme si une catastrophe rôdait, planait, attendait d’advenir au personnage : une tension narrative qu’un étoilement d’images dévoile, comme par exemple l’orage qui menace curieusement d’éclater ou encore comme y songe très tôt le médecin dans le récit à propos de la cigarette : « cela devrait rester une source de plaisir, et non devenir une source de destruction ». Comme si la destruction planait sans s’incarner dans les premières pages du roman. Pourquoi vous a-t-il semblé indispensable de construire une tension narrative ?

 

Sans vouloir m’engouffrer dans une conception un peu stéréotypée ou réductrice, il arrive toujours un moment où l’écriture dépasse ce que je veux faire ou dire. La tension narrative dont vous parlez relève bien plus de cette inéluctabilité que d’une volonté à part entière. Ces deux personnages sont amenés à « se rencontrer » dès les premières pages du roman. Cela, je pense que le lecteur le perçoit d’emblée. Au début, ils partagent un territoire relativement vaste : une route, un parking de zoning, un paysage. Ensuite, le territoire que Théo Max et Rombouts se partagent se réduit de plus en plus, il n’est plus question que d’une poignée d’hectares, au beau milieu de la campagne belge ; un territoire qui est en fait la propriété privée du docteur Rombouts. Comme si l’étau se resserrait de plus en plus au fil du récit et que la véritable danse, l’alternance entre les différentes voix, comme prises dans une toile d’araignée, commençait réellement. L’écriture devient alors cette araignée qui observe, impuissante et calculatrice, les personnages avancer vers le centre de la toile, vers une forme de folie ou de paranoïa pour Rombouts, vers la fatalité, l’absurde pour Théo et Max. Les images utilisées (les voix neutres, comme je les appelle) viennent illustrer, ou témoigner de cette trajectoire : l’orage qui n’éclate pas, le chevreuil à l’affût dans la forêt, et puis la forêt elle-même, qui se referme et forme désormais un labyrinthe inextricable au sein duquel tous les personnages se retrouvent pris au piège, englués. La tension dont vous parlez vient peut-être du fait que d’un roman du vide, du néant, de la banalité, de l’ennui et de ses palliatifs, le texte se transforme petit à petit en une sorte de roman policier, où les indices commencent à émerger par digressions temporelles et par l’apparition du tenancier de Chez Moustache. Mais cette tension existe depuis le début, et c’est peut-être parce qu’on se doute dès le départ du dénouement, qu’elle fonctionne.  

 

 

Venons-en, si vous le voulez bien, à la signification du titre même, et en particulier à la place que votre roman accorde à la question du mythe, et plus particulièrement de la mythologie. Dès les premiers moments du récit, Mythologie du .12 convoque la passion de Théo et son ami Max pour la mythologie, pour cette vision du monde comme « un trou béant, une nuit aveugle inextricable et infinie qui englobait toute chose, ou plutôt dans laquelle toute chose tombait ». En quoi ainsi, en dépit de leurs préoccupations quotidiennes, très contemporaines, les personnages de votre roman sont happés, comme malgré eux, rattrapés par cette parole des anciens qu’est la mythologie ? En quoi la mythologie est-elle selon vous l’expression d’une violence ancestrale indépassable fichée au cœur de l’humanité ?

 

La mythologie grecque est un ensemble de récits qui illustrent, métaphorisent le monde, les relations entre les êtres, aux éléments et au vivant de manière générale. Théo, qui se rappelle sa prime passion pour la mythologie, tente de s’expliquer la complexité du monde avec ces récits-là. Il est évidemment conscient que la terre brûle ou bien se noie. Les catastrophes sont ce dont on entend le plus parler, ce qu’on redoute et ce qu’on attend avec une forme d’angoisse, voire de dépendance à la menace. Quelque part, il comprend que l’appartenance à une communauté humaine est une structure caduque. Que lui reste-t-il pour essayer de comprendre, de cerner « ce grand chaos » ? En ce qui le concerne, il utilise ces récits comme un calque à appliquer sur une réalité qui le dépasse pour essayer de la saisir. Et puis la naissance des premiers dieux grecs est toujours faite de révoltes et de violences, de vengeances, de tentatives d’émancipation d’une génération sur une autre, comme c’est le cas dans le récit. Mais l’on pourrait aussi mythologiser la posession d’un calibre .12 : quels comportements, quelles pensées peut-il créer chez la personne détentrice d’une arme à feu ; une arme à feu qui n’est pas une relique quelconque, mais dont l’usage (pour la chasse) est effectif. Enfin, le terme de mythologie m’importe parce que cette histoire peut être vue comme un mythe, et notamment comme une métaphore de la propriété privée et des comportements que celle-ci peut engendrer.

 

 

Fixeriez-vous à l’issue de votre récit, dont la fin splendide est ouverte, une quelconque leçon ? Ou au contraire, s’agit-il pour vous de ne pas apposer un quelconque jugement qui en restreindrait la portée ou la mesure ?

 

Aucune leçon, non. Le récit aurait tout aussi bien pu s’achever par le mot : « voilà ». La fin laisse tout le monde rompu, exténué : Rombouts, Max, le tenancier de Chez Moustache, sans doute le flic qui a pris note de la déclaration et peut-être le lecteur lui-même. La seule question qui pourrait subsister à la fin du texte serait sans doute, plus encore que comment, que s’est-il passé ?

 

 

Ma dernière question voudrait porter sur les influences d’autrices ou d’auteurs qui ont travaillé l’écriture de votre premier roman, notamment pour son tour de force formel. On pense au déroulé syntaxique de Claude Simon, à la précision aussi de Robbe-Grillet dans les descriptions et pour l’éboulement existentiel à Faulkner et Michon. Quelles ont été les autrices qui ont pu agir sur vous ou les auteurs aussi bien ?

 

À l’époque de l’écriture du livre, je vivais donc dans le fin fond d’une forêt, sans réseau Internet ni téléphone. J’avais les Œuvres (Religions, Rationalités, Politique) de Jean-Pierre Vernant, livre dans lequel j’ai beaucoup puisé pour tout ce qui touche à la mythologie grecque. Aussi, tous les auteurs cités, hormis Robbe-Grillet, que je n’ai jamais lu, me sont très chers. Parmi les grands auteurs qui m’accompagnent et pour lesquels je peux « me réveiller la nuit », il y a Claude Simon et Faulkner, donc, mais également Joseph Brodsky, Sergueï Essenine, Dostoïevski, Svetlana Alexievitch, Vladimír Holan, Imre Kertész, László Krasznahorkai, Inger Christensen, Roberto Bolaño, Toni Morrison, W.G. Sebald, Louis Paul Boon, Hugo Claus, et bien d’autres. Mais dresser une liste exhaustive n’augmenterait que la possibilité de nous perdre.





Célestin de Meeûs, Mythologie du .12, Editions du Sous-Sol, août 2024, 160 pages, 17,50 euros

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