
Difficile de passer à côté d’un premier roman d’une telle force : c’est peut-être ainsi qu’on pourrait résumer l’impression puissante et vive que laisse la lecture de Ici commence mon père de Céline Bagault qui vient de paraître à L’Olivier. Dans ce récit mesuré et feutré nous est racontée la disparition d’un père, frappé depuis trop longtemps par la maladie d’Alzheimer et qui, un jour, s’égare hors de l’hôpital. Les années passent depuis cette disparition quand, six ans plus tard, le corps est retrouvé. Débute alors une patiente et aimante exploration de la figure paternelle, comme le pendant affectuel des récits de dépatriarcalisation qui singularisent tant cette rentrée d’hiver 2025. Autant de raisons pour Collateral d’échanger le temps d’un entretien avec une primo-romancière sur laquelle il faudra compter.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre beau premier roman, Ici commence mon père qui vient de paraître aux Editions de l’Olivier. Comment vous est venu le souhait d’écrire sur la disparition de ce père frappé par la maladie d’Alzheimer qui, un jour de 2013, s’égare hors de l’hôpital où il passait quelques nuits pour ne plus revenir et finit par être retrouvé un “20 février 2019, date officielle de son décès, date de la découverte des restes de mon père” ? Dans quelle mesure s’agit-il d’un récit autobiographique, celui d’une expérience personnelle forte qui débute lorsque la narratrice s’entend dire : “On a retrouvé le corps de ton père. / Trois mots saillants errent dans ma tête par effraction. / Corps. Père. Retrouvé” ? Comment avez-vous travaillé ce premier manuscrit ?
Oui c’est un récit autobiographique, tout est vrai. C’est bien mon père qui a disparu un soir de juin 2013 et dont on a retrouvé le corps six ans plus tard. Mais « tout est vrai » ne signifie pas que tout est dit - j’accorde une large place à l’ellipse - ni que le livre s’en tient à la description minutieuse des faits. On pourrait discuter également du fait que nos souvenirs sont en grande partie des fictions.
Toujours est-il que l’écriture de ce texte commence au moment où l’on retrouve le corps de mon père et c’est d’ailleurs la première phrase du livre. À ce moment-là, ce qui s’était tenu en suspension pendant les six ans de sa disparition, dans un état d’impossibilité de dire, commence à prendre la forme d’un récit, d’abord oral. Peu à peu, j’articule un discours sur la disparition et le décès de mon père. Mais très vite, je redoute que la simplification, la trivialité des réponses qu’on donne rapidement pour assouvir les questions curieuses ne viennent aplatir et abîmer une réalité que je sentais trouble et équivoque. L’écriture s’impose alors à moi, en ce qu’elle me donne l’espace et le temps de déployer le relief, l’épaisseur de cette histoire. Et parce qu’elle me permet aussi m’écarter de la forme narrative quand j’en ressens la nécessité.
Pour en venir au cœur d’Ici commence mon père, la figure du père y est centrale mais d’une manière qui, au sens hélas propre comme figuré, se fait évanescente. Tout au long du roman, la narratrice cherche à approcher doublement son père : à la fois le retrouver quand l’Alzheimer le fait s’égarer lors de vacances à l’étranger puis tenter de sonder son histoire personnelle. Ici commence mon père ouvre à un questionnement sur une figure paternelle qui, d’emblée, se donne comme friable, et s’échappe : comme si elle avait toujours déjà disparu ainsi qu’il est dit : “Disparaître, c’est sortir des écrans radars. Ne plus être aperçu, ni perçu, ni su. On vous fout la paix, en un sens.” Diriez-vous ainsi que le père s’impose comme une tache aveugle du récit ?
Tenter d’écrire au sujet de la recherche de mon père après sa disparition, c’était aussi esquisser une description de l’homme qu’il était. Chercher dans son histoire personnelle, dans les traces que j’avais conservées, les éléments permettant d’expliquer ce geste de disparaître. Mais de la même manière que je refusais de donner un sens précis et univoque à sa disparition, de résoudre le puzzle en quelque sorte, je voyais l’écueil qu’il y aurait à dresser un portrait clair et monolithique de mon père, à le réduire à un portrait sociologique de l’homme de son époque ou de dresser son profil psychologique. J’avais en tête ce conseil de Deleuze “Ne suscitez pas un Général en vous ! Ayez des idées courtes. Faites des cartes, et pas des photos ni des dessins […] L’arbre impose le verbe "être", mais le rhizome a pour tissu la conjonction "et… et… et…". Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être.”. Parce que mon père avait disparu et que ce geste imposait à moi un respect indiscutable, j’ai voulu m’empêcher de le faire réapparaître d’une manière évidente et parfaitement intelligible. À la place j’ai privilégié l’accumulation des indices et l’empilement des traces, fussent-elles contradictoires.
Si Ici commence mon père s’offre comme un récit de la disparition, il révèle aussi une zone particulière de la disparition qu’il ne cesse de scruter : ce moment d’indécision, sans corps, où le père a disparu sans être mort. Comme si Ici commence mon père s’offrait comme un récit des limbes, une errance entre la disparition du corps et l’annonce de la mort. Ce grand récit, poignant, de l’intervalle opère depuis le paradoxe selon lequel “la découverte du corps de mon père n’infléchit rien du récit selon lequel “il a disparu sans qu’on le retrouve”. En quoi votre roman cherche-t-il ainsi à explorer cet entre-deux entre disparition et mort, cette zone où disparaître, “Ce n’est pas mourir. Du moins pas toujours, ou pas encore” ? Pourrait-on ainsi parler d’Ici commence mon père comme d’une enquête mate ?
Quand j’ai commencé à écrire, il était clair pour moi que la disparition de mon père avait eu lieu quand il s’était échappé de l’hôpital. J’ai alors voulu remonter le fil des souvenirs jusqu’à un moment où je pouvais dire avec certitude qu’il était vraiment là. Ce faisant, j’ai commencé à éprouver un trouble, à sentir que la présence et la disparition n’étaient pas des moments successifs, facilement identifiables, mais qu’ils se trouvaient profondément imbriqués l’un dans l’autre. À réaliser que mon père avait commencé à disparaître il y a très longtemps, sous mes yeux. Tout d’abord parce qu’il souffrait d’une maladie qui faisait plonger des pans entiers de sa personnalité et de ses souvenirs dans le néant. Mais aussi parce qu’il y a quelque chose dans la relation parent-enfant intimement lié à l’absence et la disparition. Nos parents sont des individus difficilement saisissables, même quand ils sont présents et en bonne santé. Puis, une fois les six ans refermés, une fois qu’on avait retrouvé son corps, j’ai constaté que la réapparition de mon père n’avait pas comblé le vide de sa disparition. En un sens j’ai continué à le chercher mais autrement : par un chemin d’écriture.
Dans l’intervalle de la disparition, il se passe en définitive très peu de choses tangibles. Une fois la quête de mon père en Ariège mise à l’arrêt, je rentre chez moi. C’est une période peuplée de doutes, d’hypothèses, de moments symboliques et de rituels comme la cérémonie d’adieu qu’on organise à ce moment-là. Cette zone d’ombre m’intéresse en tant qu’elle est une période informe, celle qui précède les récits.
Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture de votre roman, c’est combien Ici commence mon père opère, depuis la disparition du père, une manière d’odyssée du sensible au coeur de laquelle la narratrice opère un double constat : la disparition du corps du père l’a engagée dans une manière de processus de la défaisance qui consiste finalement à essaimer ses atomes dans le monde lui-même. C’est même le sens du titre de votre premier roman puisqu’il est ainsi dit : “Chaque fois que je croise un ruisseau, la phrase se déforme et je pense : “Ici commence mon père.” Des particules de son corps se sont mêlées à l’eau et ont été emportées par le courant. Il est partout dans les nappes. Il suffit d’y plonger les pieds pour le contacter.” Dans ce roman qui raconte “une histoire qui trébuche. Plusieurs fois au même endroit.”, dans lequel “La vie se froisse comme un papier de bonbon”, diriez-vous ainsi qu’il s’agit pour vous, par l’écriture, d’explorer plus avant le sensible ?
La mort et la disparition ne me semblent pas être des phénomènes abstraits et désincarnés, mais des processus prodigieusement matériels, qui engagent la continuité de la vie même. C’est au ras du sol que j’avais envie de parler de la mort de mon père. Je voulais raconter ce qui était arrivé à son corps, comment il s’était mêlé à la terre et à l’eau, comment il avait alimenté les animaux des sous-bois. Et, loin d’être une opération repoussante, l’écriture du sensible m’a semblé une perspective foisonnante et, en un sens, apaisante. Une manière de repeupler la mort à travers le vivant, et de la faire résonner avec des rites funéraires anciens. Ça aurait beaucoup plu à mon père, d’ailleurs.
Exploration des atomes, du contact avec le monde, Ici commence mon père se donne paradoxalement également comme une exploration du vivant sous toutes ses formes. Le récit n’apparait ainsi pas uniquement comme une enquête quand, le recherchant, “Ce que j’essaie d’apercevoir, c’est une anomalie. Une anomalie de rythme, d’attitude. Un vieux perdu au milieu des flâneurs.” Le roman s’offre ainsi comme une manière d’hommage au père comme le souhaitait Deleuze d’une certaine façon que vous évoquez : “Je pense à Deleuze et son hommage au vieux, celui qui, lâché par la société, a acquis le droit d’être tout court. Diriez-vous ainsi que votre récit cherche à convertir la disparition du père ce que vous nommez comme “pulsion d’existence” ?
Très tôt j’ai refusé les discours convenus sur la maladie d’Alzheimer, l’idée que mon père aurait été simplement victime d’un accident du fait de sa maladie. Ainsi que tous les propos autour du deuil que la société enjoint de faire à partir de là. Il m’a semblé que ces paroles supposément consolatoires, étaient fondées sur des récits de la mort et de la maladie froids, rationalistes et suscités par des affects désespérés. Je sentais, un peu confusément au départ, qu’il était possible de produire un autre discours pour résister à ces injonctions vides de sens et mortifères.
Dans l’Abécédaire, Deleuze (décidément, il aura été beaucoup cité), confie que la maladie dont il souffre, la tuberculose, lui a permis de regagner de la puissance. Que sa santé fragile l’a conduit à être à l’écoute de la vie, pas de la sienne évidemment, mais d’apercevoir des choses qui excédaient ses forces. À partir de là, quelque chose prend sens pour moi. Je me dis qu’il est possible de raconter autrement la maladie et le geste de mon père. La vieillesse ne l’avait pas complètement frappé d’impuissance, mais il avait peut-être regagné, à travers elle, un peu de puissance. Une pulsion de vie qui lui aurait donné la force et la ruse de quitter, un soir de juin, l’hôpital dans lequel il était retenu, pour accomplir un dessein connu de lui seul.
Un des points les plus remarquables d’Ici commence mon père consiste à tisser des rapprochements avec la quête d’un autre père disparu et son retour presque impossible au foyer : l’Ulysse de L’Odyssée de Homère. A plusieurs reprises, la narratrice voit Télémaque, le fils d’Ulysse, comme son double tour à tour possible et impossible au point même que, finalement, qu’une poétique du récit se dessine : “J’écris depuis la fin du récit, une fois la dernière page de L’Odyssée tournée, quand Homère invite les personnages, Télémaque, Ulysse et Pénélope, à s’asseoir autour d’une table, et qu’il se demande avec eux comment raconter l’étrange histoire, par où commencer.” Par où commencer disait Barthes ; comment finir disait Beckett : en quoi rapprocher votre récit de L’Odyssée vous paraissait-il rendre compte de la position énonciative de la narratrice dans ce récit de post-fin en quelque sorte ?
Les questions du commencement et de la fin m’ont en effet beaucoup intéressée. D’ailleurs, le livre s’ouvre sur la fin, à savoir la découverte du corps de mon père. Il était naturel pour moi de commencer par là, parce que c’est à ce moment-là que s’engage l’écriture. Je peux me mettre à écrire parce que le corps m’est rendu, et parce que l’élucidation qui aurait dû l’accompagner ne se produit pas. Il fallait donc aller chercher ce qu’il se passe après la fin de l’histoire, après le supposé dénouement. C’est là que j’ai eu envie de relire L’Odyssée et me demander ce qu’il se passait pour Télémaque, une fois son père rentré en Ithaque après vingt ans d’exil. Est-ce qu’il était vrai que Télémaque, qui a grandi sans Ulysse, dans une cavité généalogique, avait effectivement retrouvé son père, simplement parce qu’il était rentré ? J’ai choisi de penser que si Pénélope avait retrouvé Ulysse, Télémaque lui n’avait probablement jamais retrouvé son père.
Si, comme figure évanescente, le père se dessine en creux, Ici commence mon père sonne aussi comme un récit qui pose le moment où va débuter sa fille. Ainsi se dessine comme en creux également, symétrique à celui du père, le portrait de sa fille, elle qui confie notamment : “Il faut que j’apprenne vite à me passer de mes parents.” Diriez-vous ainsi que votre roman se donne comme l’autobiographie en creux de la narratrice ?
Oui. Dans le fond, je ne crois pas tellement aux discours qui disent que la littérature est impuissante, qu’elle ne peut ni réparer, ni déplacer, ni faire advenir un monde nouveau. Qu’elle serait un geste hasardeux et un peu absurde. Je crois, au contraire, que les récits ont le pouvoir d’infléchir qui nous sommes par la force d’énonciation dont nous faisons preuve. Comme ces slogans qui disent que nous sommes ce que nous mangeons, j’aime bien l’idée que nous sommes faits des récits que nous produisons ou dont nous nous faisons le porte-voix.
Dans la double quête de mon père, sur les routes d’abord, puis par l’écriture, j’ai senti que je me rapprochais de lui, malgré le fait que j’avais décidé de me construire politiquement à l’opposé de lui, et de m’émanciper de son système de pensée. Que ce rapprochement s’était opéré à l’endroit d’une tendresse et d’un respect pour le père digne, aimant et libre qu’il était. Et que si un "je" se dessine, c’est peut-être au carrefour de cette distance émancipatrice et de ce respect infini.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences possibles qui ont été les vôtres au moment de la rédaction d’Ici commence mon père. Quelles sont les autrices notamment contemporaines ou les auteurs contemporains qui étaient sur votre table de travail ?
Parmi les autrices qui m’ont accompagnée, je citerais Claudie Hunzinger (Les grands cerfs), Maggie Nelson (Une partie rouge), Nastassja Martin (Croire aux fauves), Jakuta Alikavazovic (Comme un ciel en nous). Il serait long de détailler ce que je dois à chacune d’elles, ce qu’elles ont provoqué et déplacé. Elles m’ont donné le courage de persévérer parce que leurs écritures ont cette capacité à maintenir la porte ouverte et de provoquer des appels d’air. Je remarque aussi qu’elles ont en commun un goût pour l’épaisseur, le mystère et les collisions accidentelles. Je mentionnerais également la conversation imaginaire que j’ai menée mentalement avec les livres de François Durif (Vide sanitaire) et de Vinciane Despret (Au bonheur des morts). Et la conversation, bien réelle cette fois, avec Hélène Gaudy (Archipels) qui a accompagné et soutenu l’écriture de ce livre.
Pour finir, j’ai envie de reprendre cette phrase de Joan Didion, citée par Maggie Nelson dans Une partie rouge : “Écrire ne m’a pas encore aidée à comprendre ce que tout cela signifie”.

Céline Bagault, Ici commence mon père, Editions de l'Olivier, février 2025, 142 pages, 19,50 euros