Charlotte Fauve & Claire Houmard : « Tout dans ce récit est à la fois véridique et incertain » (Alaska, l’usure du monde)
- Cécile Vallée
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Les éditions du Seuil se sont associées à la Villa Albertine – établissement culturel français, fondé en 2021aux Etats-Unis – pour proposer une collection de textes d’« exploration littéraire, intime ou sociale du monde contemporain ». Alaska, l’usure du monde est un récit de voyage à quatre mains. Charlotte Fauve, journaliste et écrivaine, a participé par deux fois à des fouilles archéologiques de sauvetage à Quinhagak, un village au bord de la mer de Béring. Claire Houmard est l’archéologue qui dirige, depuis 2022, ce projet nommé « Yup’ik », soutenu par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et la Villa Albertine. Il s’agit de sauver les restes d’un site ancien, le village de Nunalleq, abandonné à la fin du 17e siècle, qui s’enfonce dans la tourbe « au rythme de trois mètres par an ». Charlotte Fauve a rassemblé ses notes sous la forme d’un journal de bord des trente jours que dure une mission et l’archéologue rebondit sur un mot de ces récits quotidiens pour en proposer un éclairage scientifique.
« Tout dans ce récit est (…) à la fois véridique et incertain. »
La narratrice, qui participe aux fouilles, raconte le travail difficile de l’équipe d’archéologues. En début de mission, pour atteindre le niveau de fouille, ils doivent déblayer quarante mètres cubes de terre et le 28e jour, ils posent une bâche et remblaient ce qu’il a fallu un mois à creuser. Elle partage ses émotions d’apprentie archéologue :
« comme si tout objet qui en sortait était un peu sacré, mémorable, qu’il le soit ou pas, du débris d’os que j’aurais trouvé dégoûtant en temps ordinaire au jouet que m’avait fait verser une larme, le premier artefact que j’ai trouvé à Nunalleq, une fléchette sculptée d’une tête de monstre. »
Elle passe également du temps avec les villageois qui lui attribuent plusieurs noms yupiit. Elle est ainsi « cheveux sauvages » à cause de ses cheveux orange ébouriffés, ou la « raconteuse », celle qui va préserver la poésie de ce « village frémissant de tout son être en bord de mer froide », laisser une trace écrite d’une tradition orale qui se perd. En effet, son écriture ne relève pas de l’analyse journalistique mais du témoignage de ce qu’elle voit et de ce qu’elle entend. Pour cela, elle écoute, pose des « questions naïves », note « tout ce qui se passe devant [s]es yeux », puis elle ne pose même plus de questions, il lui suffit d’écouter, de saisir les histoires qui passent car elles « peuvent tomber n’importe où, à tout moment, d’une nuée, d’une cuillère de bouillon, du haut de l’étagère du maqii ».
Elle récolte leurs mots, leurs croyances, leurs traditions : le couteau des femmes à la lame en croissant de lune, le petit poisson noir qui annonce la glace et qui, congelé, ressuscite dans l’eau bouillante, les qaruyun, « connaissances ancestrales transmises oralement ». Elle participe également à la vie quotidienne. Elle fait ainsi l’expérience du maqii, le bain de feu, sorte de hammam familial, va cueillir des baies dans la toundra, pêche le saumon.
Les Yuppiit vivent encore, en partie, de la pêche, de la chasse et de la cueillette car leurs terres ne sont pas cultivables. Cette dépendance à la nature les a rendus particulièrement respectueux. Que ce soient les saumons ou les caribous, « il est important de les choyer spirituellement et de les laisser reposer en paix », c’est la raison pour laquelle ce qui n’a pas pu être utilisé est rendu au milieu naturel dont ils savent interpréter tous les signes. Ils ont ainsi constitué une véritable encyclopédie orale pour transmettre ces savoirs et les leçons des expériences ancestrales qui leur ont permis de survivre, depuis des siècles, dans ce milieu hostile. En hiver, il faut connaître tous les aspects de la banquise, en été, ceux de la toundra gorgée d’eau, « une éponge qui serait de la taille d’un pays, imbibée de vert et de bleu, territoire des ours et des loups ».
La narratrice se rend compte d’être « illettrée » face à tous les signes qu’elle ne sait pas lire : les traces des ours, la rivière, la couleur de la toundra. Quand on lui dit que la plume de chouette qui est tombe à côté d’elle, est « un conseil ou un avertissement », elle la garde donc dans une enveloppe « en attendant de comprendre sa signification ».
Les villageois se méfiaient au départ des archéologues parce qu’ils craignaient qu’ils emportent les objets qui doivent rester sur les terres yupiit car ils considèrent qu’ils ont une âme. La mission archéologique est acceptée par le Conseil des Anciens et financée avant l’installation de l’eau courante, lorsqu’un masque de chaman en bois a été troqué à un touriste. Tous les étés, depuis quinze ans, les archéologues fouillent pour retrouver les artefacts qui sont conservés dans un musée, afin qu’ils ne sortent pas du territoire. Une centaine de masques, qui étaient utilisés lors de cérémonies, est conservée dans les tiroirs du musée. Il y a urgence à sauver ces traces mémorielles, c’est un véritable « combat contre le temps, la tourbe et les vagues, afin de saisir in extremis le passé avant qu’il se dissolve pour de bon ». Comme le dit Rick, l’archéologue étatsunien qui travaille sur ces terres depuis plusieurs dizaines d’années : « le Grand Nord est comme un musée dont le toit serait en train de s’effondrer – une tragédie universelle, pas seulement pour les Yupiit, car toute l’humanité a défilé ici, il y a plus de 15 000 ans. »
Un « territoire en plein désarroi, à l’avant-poste d’une perturbation globale »
En effet, le village subit directement et fortement les conséquences du dérèglement climatique. Ces peuples, qui ont une connaissance fine de leur milieu, qui l’ont toujours respecté et ont pu en vivre pendant des siècles, subissent les conséquences des actions d’un autre monde qui a placé l’être humain au cœur de la création qui en fait ce qu’il veut pour son seul intérêt comme ces pécheurs étatsuniens, qui ont bonne conscience en pratiquant le catch and release mais qui blessent les saumons. Le réchauffement climatique est encore plus destructeur : les saumons meurent dans l’eau trop chaude, les ours affamés viennent dans le village pour chercher de la nourriture, même les qanruyun, sagesse des Anciens, ne seront plus qu’une trace de ce qu’était ce milieu. Le village est victime de la montée des eaux qui rend les sols spongieux et dangereux, et entraîne l’affaissement des terres. Les scientifiques ont repris le terme yu’pik « usteq » pour désigner « l’usure du sol, du socle stable du monde ». Les maisons sur pilotis sont bancales, les routes sont endommagées. Alors que « tout est si vaste alentour », une crise du logement s’installe.
C’est aussi un pan de l’histoire de la colonisation occidentale destructrice. Les Yupiit la nomme « le grand brouhaha ». La narratrice file la métaphore : « depuis qu’au mitan du XVIIIe siècle, dans une cacophonie de psaumes lamentés et de monnaies clinquantes, les religieux et les marchands ont surgi dans le calme du bout des terres, le bruissement des sentiers de feuilles, le battement des cœurs sur l’estran, ne s’entendent plus ». Ce brouhaha s’est amplifié et brouille la mémoire de ce qui a permis à ces peuples de vivre dans ces territoires hostiles. Jugés préhistoriques par certains Occidentaux parce qu’ils n’utilisent pas les métaux, ils ont pourtant développé un artisanat qui ne pollue pas, ne détruit rien, et est tout aussi efficace que les technologies modernes telle que l’utilisation des intestins de morse encore plus imperméables que les matières modernes, alors que l’acier est, par exemple, inefficace face à l’affaissement des terres qui fragilise les maisons sur pilotis du village.
L’élection de Donald Trump met en péril les programmes qui pourraient éviter le pire : les fonds disparaissent pour l’archéologie mais aussi pour le climat. Au moment de l’écriture, Charlotte Fauve craint ainsi que l’usure du monde à Quinhagak ait déjà effacé ce qu’elle en relate :
« les souvenirs que j’essayais de rassembler du village n’étaient probablement déjà plus vrais. Ils se désagrégeaient, la toundra se décomposait, comme la légende l’avait prédit, celle que les Yupiit se répétaient de génération en génération. »
Alaska, L’usure du monde est un bel ouvrage, au format poche, avec un cahier central de photographies de masques conservés au musée Nunalleq. Il n’est question ni d’angélisme ni d’exotisme. Ces peuples ont connu les guerres « de l’arc et de la flèche », contrairement au cliché occidental de l’Esquimau pacifiste. Ils font en revanche partie des premiers à subir « l’ébranlement général ». Charlotte Fauve capte le langage poétique des Yupiit et le mêle au sien : « je tresse les phrases, grosse herbe, herbe coton, corde de secours, panier où je conserve la mémoire des jours » à défaut de pouvoir agir contre l’effacement du monde.

Charlotte Fauve & Claire Houmard, Alaska, l’usure du monde, Albertine/Le Seuil, 2025, 184 pages, 20€.