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Claire Tencin : Pour l'enrichissement du matrimoine (L’Étreinte amicale, Marie de Gournay et Michel de Montaigne)

  • Photo du rédacteur: Christiane Chaulet Achour
    Christiane Chaulet Achour
  • 19 mars
  • 9 min de lecture

Marie de Gournay (c) Wikicommons
Marie de Gournay (c) Wikicommons


Le travail littéraire de Claire Tencin s’est consacré, ces dernières années, à l’étude d’écrivaines et autrices minorées par l’Histoire, dans un souci de réhabilitation et d’enrichissement du matri-patri-moine français. Louise Colet, Juliette Adam et Isabelle Eberhardt ont été republiées dans la collection « Les Ardentes » des éditions ardemment. (www.ardemment.fr) avec des textes mettant en valeur leur force de frappe et leur nouveauté littéraire. Rappelons l’objectif de cette collection : présenter des « autrices puissantes […] qui par leur écriture souveraine et leur liberté de parole ont défié les codes de leur sexe en outrepassant le territoire patriarcal ». Paraîtra le 1er avril 2025,  Valentine de Saint-Point, l’ardeur et la conquête, qui réunit des textes inédits de cette égérie de la Belle Époque et militante anticolonialiste en Égypte à partir de 1924. Le roman de Claire Tencin, Alexandrine de Tencin, femme immorale du XVIIIe siècle a été édité dans la collection « fictions ». L’Étreinte amicale, Marie de Gournay, et Michel de Montaigne, est quant à lui  paru en janvier 2025 aux éditions Infimes. 





L’ouvrage sur Alexandrine de Tencin (1682-1749), en 2021, a connu une édition remaniée en 2024. Ce roman plonge le lecteur au début du XVIIIe s. Gabrielle Saïd en a donné une analyse dans un article en ligne du 23 avril 2021 : « La remarquable réputation de son salon, ses célèbres amis écrivains Montesquieu et Marivaux, ses romans sombres et ambigus n’ont pas pesé lourd dans la balance de son existence plus palpitante qu’une roman d’aventures ».


Claire Tencin
Claire Tencin


Sur Isabelle Eberhardt (1877-1904), connue plus par sa vie que pour son œuvre, l’option de Claire Tencin a été autre. J’en ai donné une idée dans Collateral,  le 15 mars 2024.  Elle a choisi un angle d’attaque particulier pour inviter le lecteur à entrer pour la première fois, ou pour une nouvelle fois, dans la voix écrite de la jeune femme. Soulignant dès son titre de préface – « son genre est nomade » –, l’indécision qu’elle a cultivée toute sa courte vie entre le masculin et le féminin, elle choisit de proposer une anthologie sous une thématique «  féminine » intitulée : « Où l’amour alterne avec la mort » qui s’attache au sort tragique des Bédouines du désert algérien, punies pour leur désir illicite, avec la mention « textes originaux et inédits », le plus original étant « Per fas et nefas » où elle accompagne les amours d’un couple homosexuel. Ces textes sont accompagnés de dessins de l’autrice voyageuse.





Pour ce deuxième roman, L’Étreinte amicale, consacré à la biographie de Marie de Gournay, Claire Tencin reprend, en mettant cette fois en exergue la figure de la philosophe, son projet édité en 2014, Aimer et ne pas l’écrire, sur la rencontre étonnante entre un homme vieillissant et une jeune fille, Michel de Montaigne (1533-1592) et Marie de Gournay (1565-1645). On remonte cette fois à la fin du XVIes et à la première moitié du XVIIes. 




Ce sont des temps particulièrement conflictuels dans le royaume de France avec des personnages hauts en couleur comme Catherine de Médicis, le futur Henri IV (dont Montaigne est proche, tout en ménageant sa position de catholique) et « la reine Margot ». Au moment du massacre de la Saint Barthélémy (début, le 24 août 1572), Marie a 7 ans et n’est pas mêlée à ce conflit violent et sanglant entre protestants (huguenots) et catholiques. Mais ces troubles incessants permettent de comprendre la difficulté de voyager en France en toute sécurité. Le récit de Claire Tencin montre que ces circonstances semblent être l’explication de la séparation de Montaigne et de la jeune femme entre 1588 et la mort de celui-ci en 1592. On appréciera la manière dont Claire Tencin parvient à inscrire ce contexte historique sans lasser le lecteur. Au fur et à mesure des chapitres, la figure de Marie de Gournay se dessine de plus en plus nettement et s’affirme dans sa fidélité à celui qui a été et restera son maître et son modèle et son exigence d’affirmation d’elle-même, comme femme intellectuelle, célibataire et pauvre. 



La tour du château de Montaigne où se trouvait la librairie où travaillait Michel de Montaigne et où Marie de Gournay a repris les ajouts et corrections des Essais après sa mort, à l’invitation de son épouse.
La tour du château de Montaigne où se trouvait la librairie où travaillait Michel de Montaigne et où Marie de Gournay a repris les ajouts et corrections des Essais après sa mort, à l’invitation de son épouse.


Avant de lire cette fiction-doc. historique et les éclaircissements que Claire Tencin a bien voulu  donner à ce récit, il est possible de rappeler l’ouvrage de Christine Planté, La petite sœur de Balzac - essai sur la femme auteur, édité en 1989 et réédité 25 ans plus tard [Christine Planté, « « La Petite Sœur de Balzac. Vingt-cinq ans après » », dans Fabula-LhT, n° 7, « Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ? », dir. Audrey Lasserre, April 2010, URL : http://www.fabula.org/lht/7/plante.html] qui a bien analysé cette invisibilité des femmes dans l’histoire de la littérature française et ses raisons. Nous retiendrons deux passages de sa postface à la réédition :

« Face à une mythification du féminin, l’histoire et la comparaison m’apparaissaient – et m’apparaissent toujours – comme les meilleurs recours critiques. L’histoire, dans un double sens : au sens où elle est évocation d’une culture du passé permettant de comprendre et d’interroger le présent – parce que l’interrogation que je voulais faire entendre me semblait impossible à soutenir directement depuis le champ contemporain, même si à l’évidence elle en venait ».


La comparaison s’appuyait sur ce que Christine Planté nomme sa « bibliothèque sélective » : « Jane Austen, Marceline Desbordes-Valmore, Emily et Charlotte Brontë, George Sand, George Eliot, Emily Dickinson, Marina Tsvetaeva, Virginia Woolf, Nathalie Sarraute, Ingeborg Bachmann, Christa Wolf ». Elle ajoute : « Je commençais à prendre la mesure de tout ce que nous ignorons et qu’il faudrait savoir non seulement pour lire et comprendre les femmes écrivains du passé, mais pour comprendre pleinement notre culture – passée et présente ».


C’est donc à un autre rayon d’une « bibliothèque sélective » que nous convie Claire Tencin avec la sortie de l’invisibilité de Marie de Gournay.


Treize chapitres aux titres bien indicatifs sont consacrés au récit de cette vie hors norme : dans les quatre premiers, une soixantaine de pages, c’est la rencontre (1588) et la relation à distance de Marie de Gournay et de Montaigne (1588-1592) qui sont privilégiées. Les neuf chapitres suivants sont tout à fait consacrés à Marie de Gournay, éditrice et philosophe. Pour qu’on saisisse la singularité de ses choix, Claire Tencin a redessiné le contexte si éloigné d’un lecteur ou d’une lectrice d’aujourd’hui en s’appuyant sur de nombreux ouvrages dont la bibliographie finale atteste. « J’ai consulté en effet des ouvrages historiques pour m’imprégner de l’époque et la situer dans un contexte familier. Par ailleurs, il existe de plus en plus d’ouvrages de référence sur Marie de Gournay avec le développement des études féminines. Après sa mort, Marie de Gournay a été effacée, c’est un fait… je crois par la misogynie des historiens de Montaigne, qui l’ont vue comme une usurpatrice, ont joué un rôle majeur dans son effacement… »


C’est un des points forts que cette mise en valeur des conditions pour qu’une femme de l’aristocratie fasse les choix qui ont été les siens : « Dans le roman, on voit bien les conditions matérielles dans lesquelles se débat Marie, j’y accorde beaucoup de place… les "conditions" de son choix ne sont motivées que par son refus du mariage et sa volonté de devenir une femme de lettres reconnue…  elle restera célibataire toute sa vie, peut-être par fidélité à Montaigne, mais surtout parce qu’elle refuse d’être une femme domestiquée. Alors elle doit chercher des ressources pour vivre et faire patienter ses créanciers. Pendant quinze ans, elle n’écrira pas, démoralisée et accablée par la pauvreté. Quand Richelieu lui accordera une pension annuelle, elle pourra enfin s’installer plus confortablement avec sa fidèle domestique Jamin, et s’investir totalement dans l’écriture ». 


Il faut savoir que « les Essais ont été arrachées à Marie après son décès, il y a eu de multiples republications pendant des siècles. L’édition de la Pléiade de Jean Balsamo en 2007 a repris pour la première fois l’édition de 1595 de Gournay. Marie est aussi une autrice parfaitement autonome qui a laissé une œuvre personnelle : très vite elle s’est émancipée de son alliance avec Montaigne pour construire son œuvre colossale ». Cette œuvre est difficilement accessible aujourd’hui « car non traduite en français moderne. Mais je me suis appuyée sur l’ouvrage « Marie de Gournay philosophe morale et politique à l’aube du XVIIe siècle », Garnier, 2023, de la philosophe Isabelle Krier, spécialiste de Montaigne, avec laquelle je partage mon admiration pour cette éditrice-philosophe méconnue du public.


Lorsqu’il n’y a pas de documents ou de traces pendant les trois mois que Montaigne et Marie de Gournay ont partagé au château de Gournay en 1588, l’imagination de l’autrice vient suppléer à leur absence. C’est là que Claire Tencin a émis l’hypothèse d’une relation amoureuse entre les deux protagonistes. D’où le titre choisi, romanesque et très suggestif, « L’étreinte amicale » : « Je n’ai pas souhaité d’ambiguïté, puisque dès le début, j’émets l’hypothèse qu’ils se sont aimés plus que paternellementce que la préface passionnelle de Marie à l’édition des Essais de 1595 et sa ferveur pour l’homme et son œuvre semblent suggérer, ainsi que le paragraphe de Montaigne dédiée à Marie dans la 2e partie des Essais où il manifeste clairement son admiration et son attachement pour sa fille par alliance et qu’il dit aimer « plus que paternellement ». Bien sûr ce n’est qu’une hypothèse, disons plausible… Dans les Essais, Montaigne ne se cache pas de son attrait pour les dames. Pourquoi ne succomberait-il pas au charme intellectuel d’une jeune femme qui lui redonnerait de la verdeur en son âge avancé ? Ne déplore-t-il pas lui-même son impuissance, ne dénonce-t-il pas lui même la pudeur de son temps à dissimuler les choses du sexe ? Je sais que mon hypothèse risque de hérisser le poil de quelques spécialistes de Montaigne qui l’ont mis dans le formol de leur pensée… mais comme dit Montaigne : « notre raison est flexible à toute sorte d’images ». J’ai déjà reçu mon lot d’injures d’un grand monsieur, spécialiste de Montaigne ; je n’en ai pas été étonnée ».


Néanmoins avec l’ouverture consacrée à Montaigne à l’agonie, c’est une autre caractéristique de Marie qui est mise à l’honneur : « Et Marie à Paris qui ignore tout de son mal ! Il ne l’a pas revue depuis quatre ans mais pas un jour il n’a songé à elle sans émotion ni admiration. Cette fille de Picardie, dure comme un roc, aurait su accomplir avec lui ce saut dans le vide sans hésitation ». Il  semble qu’il y a très vite insistance sur cette fonction de " secrétaire" (le terme n’est pas utilisé dans l’essai) parfaite qu’elle a remplie dès leur rencontre. On peut y voir la mise en valeur d’un rôle féminin par excellence décerné à la femme depuis toujours, de second rôle indispensable, de dévouement à un grand homme. Le dernier titre de chapitre, « L’Ombre », peut être interprété doublement comme insistance sur son effacement de l’histoire littéraire ou comme mise en valeur de cette fonction seconde qu’elle a adoptée et cultivée. Claire Tencin précise : 


« Il se trouve que Marie a 22 ans et que le déséquilibre s’impose d’emblée avec un homme de 54 ans… de plus, Montaigne est déjà un écrivain « illustre » et elle a tout lu de ses Essais. Il serait prétentieux de la voir autrement que dans un rôle de « secrétaire » mais je lui donne une parole d’égal à égal dans ses échanges avec Montaigne et il l’écoute avec attention… Dans son œuvre monumentale, L’Ombre (1626), qui offre une anthologie de tous ses traités, Marie met en exergue une citation de Pindare « l’homme est l’ombre d’un songe et son œuvre est son ombre ». Si elle adopte ce titre comme un effacement, c’est pour signifier que son œuvre est vouée au néant, tout en étant paradoxalement la figure de son image, comme les Essais sont la figure de Montaigne. Elle refuse de se cantonner dans une fonction seconde, elle se bat pour exister en tant que philosophe ; je rappelle qu’elle commence sa carrière littéraire après la mort de Montaigne. Malgré son engagement indéfectible dans la réédition des Essais (6 nouvelles éditions de 1595 à 1635), elle n’a plus besoin de la caution de son mentor pour exister en tant que femme de lettres. Cependant elle est incapable de déchirer la couture qui unit les Essais et L’Ombre… d’où le titre de ce roman « l’étreinte amicale » qui unit autant les deux êtres que les deux œuvres. C’est plutôt ses contemporains qui l’ont remisée dans l’ombre de Montaigne et qui ont raillé son travail par l’invective et la misogynie ». 


Dans le dixième chapitre du récit, « De l’égalité entre les hommes et les femmes », il est écrit : « Marie trône au milieu de ces jeunes hommes, comme une mère affable et généreuse, quoique ses maigres ressources la privent du plaisir de donner à dîner à sa progéniture ». Il nous faut revenir sur les contours du féminisme de Marie de Gournay, très ancré dans un certain conservatisme (sur le plan religieux, sur le plan de la langue, par exemple). Si donc son traité de 1622 était édité en français moderne, on pourrait mesurer ce qu’il apporte à l’histoire des féminismes.


« Conservatisme, je ne pense pas, elle défend l’idée universaliste qu’il n’y a pas de différence entre un homme et une femme. Elle affirme que l’Animal humain n’est ni homme ni femme, les sexes étant faits pour la seule propagation de l’espèce. Elle ajoute que l’esprit n’a pas de sexe dès lors que les individus sont éduqués pour résorber l’écart. Pour la philosophe visionnaire, il n’y a pas plus de différence entre les hommes et les femmes qu’entre les femmes elles-mêmes, selon le milieu où elles ont été éduquées, à la ville ou à la campagne. Elle développe ainsi une vision anthropologique de la condition féminine Elle s’adosse aux grands hommes de l’Histoire, c’est vrai, elle cherche évidemment une caution masculine pour soutenir ses propos révolutionnaires… Quant à la religion, elle est catholique comme Montaigne, et sur la question de la langue l’Histoire lui a donné raison contre les Modernes, Malherbe et Balzac qui la haïssaient et qui, eux aussi, ont été oubliés par la postérité. Elle est déjà âgée quand elle reçoit dans son salon les jeunes intellectuels de son temps, les libertins érudits, comme son ami Théophile de Viau, irrespectueux et condamné par l’Église en raison de ses mœurs déviantes. À l’époque, les femmes sont rares à s’inscrire dans un cénacle intellectuel réservé aux hommes de surcroît. Elle a fait son trou, comme on dit, après une bataille durement menée toute sa vie ». 





Claire Tencin, L’Étreinte amicale - Marie de Gournay et Michel de Montaigne, Orléans, Editions Infimes, janvier 2025, 196 p., 15 euros

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