Beau et poignant : tels sont les termes qui viennent à l’esprit à l’issue de la lecture du premier roman de Clara Breteau, L’Avenue de verre qui vient de paraître au Seuil. Après la mort de son père, Anna s’interroge sur cet homme arrivé d’Algérie en France, à Tours, dans les années 1960 pour devenir laveur des vitrines de l’avenue Nationale. La fameuse “Avenue de verre” que, entre transparence et opacité, la fille va scruter pour sonder le passé paternel. Entre rétrospection et introspection se dit un amour filial mais aussi bien au trauma colonial sensible. Dans cette rentrée autour des figures patriarcales, impossible pour Collateral de ne pas partir à la rencontre de la romancière, déjà l’une des grandes révélations de 2025.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre beau et poignant premier roman, L’Avenue de verre qui vient de paraître au Seuil dans la collection cadre rouge. Comment vous est venue l’idée d’écrire l’histoire d’Anna qui s’interroge sur la figure de son père, “torsade claire-obscure”, venu d’Algérie après 1962 et qui, installé à Tours, nettoie les vitrines de l’une de ses principales artères, cette “avenue de verre” ? Faut-il voir un substrat autobiographique dans ce récit qui raconte comment “Pour échapper au danger, comme tant de gens avant lui, le père d’Anna avait appris sur l’avenue de verre à devenir personne” ?
L’histoire d’Anna est construite effectivement à partir de matériaux vécus. Elle a prospéré en soubassement, sous une espèce de chape d’indifférence et de normalité apparente. Jusqu’à il y a trois-quatre ans, je ne m’étais jamais vraiment intéressée au pays de mon père. Mais il m’arrivait parfois d’être happée par des scènes, des images, et de réaliser longtemps après que quelque chose de l’Algérie cherchait à apparaître en surimpression à travers elles. C’était comme un moteur psychique qui s’allumait de temps en temps et me jouait des tours, venant remplacer une image par une autre, une sensation par une autre. J’appelais ça des « lapsus de la perception ». Mon premier livre, un essai paru en 2022, est peuplé de paysans déguisés qui sont en fait, je n’avais pas su le reconnaître au départ, des figures masquées de l’Algérie. Mon histoire avec ce pays s’est invitée en clandestine dans mon écriture. Au bout d’un moment, j’ai éprouvé le besoin de lui faire un peu de place. J’ai voulu mettre bout à bout ces apparitions qu’elle faisait régulièrement un peu partout, là où elle le pouvait, de manière erratique. Et j’ai eu envie de décrire ça, ce quotidien froissé par en-dessous par une espèce de force lancinante. En parallèle, ma pratique de l’écriture, qui se concentrait jusqu’alors sur des fragments, s’est intensifiée. J’ai commencé à manier des formes plus longues. Il y a eu l’envie d’avoir un enfant, qui a rejoué la question de l’ancêtre et du vide à cet endroit-là. Je me suis alors souvenue de ce qui était remonté, de manière assez incongrue et bouleversante, à la mort de mon père, et j’ai décidé d’en faire le déclencheur d’une enquête et d’un travail littéraire sur mon histoire algérienne.
Pour en venir au coeur de votre roman, L’Avenue de verre choisit ainsi de faire du père sa figure centrale mais vide, comme absente à elle-même. En effet, d’emblée, celui qui dans la presse locale est salué comme l’homme qui “portait un béret rouge et une échelle sur son cyclo” s’impose comme un père double : l’homme dont le métier est de rendre les vitres transparentes cache en vérité une double vie, un double foyer, lui qui est marié à Yvette et non à la mère d’Anna. En ce sens le récit va chercher à mieux connaître, après sa mort, celui qu’Anna va notamment considérer comme “un père bicéphale, monstrueux”, un père dédoublé où “Dans cette double vie, elle le sait, il n’était ni d’un côté ni de l’autre. Il était l’interface, le pli.” Ma question sera la suivante : en quoi s’agissait-il pour vous de restituer dans votre roman cette figure paternelle, tramée par l’opacité, qui s’assimile, comme il est dans L’Avenue de verre, à une “présence clignotante” ?
En apparence, mon père se présentait comme un self-made man. Sur l’une des rares photos que j’ai de lui, il est quelque part, à l’étranger, dans le désert. Autour de lui, derrière lui, il n’y a rien. Il y a les dunes qui se confondent avec le ciel. C’est comme si tout avait disparu. Sur son t-shirt, il y a un portrait de lui, et là encore, c’est comme s’il s’était auto-engendré, comme si rien ni personne ne lui préexistait. Pendant longtemps, je suis restée malgré moi engluée dans cette image que mon père avait construite de lui. J’ai vraiment eu envie d’écrire sur lui à partir du moment où j’ai commencé à lire sa vie au prisme de la colonisation, à partir du moment où j’ai commencé à interroger la facticité de ce désert, son côté éminemment suspect, un peu trop « place nette ». Je n’avais jamais eu l’idée de le faire, et par ailleurs, le système scolaire français, qui accorde une place minime voire optionnelle dans les programmes à la colonisation française de l’Algérie, ne m’y avait pas non plus encouragée. A partir du moment où j’ai commencé à lire là-dessus, j’ai compris que les particularités de son histoire individuelle - son métier de laveur de carreaux, sa double vie – étaient révélatrices et emblématiques de la condition coloniale. J’ai cessé de les considérer comme des bizarreries, des exceptions, et j’ai compris qu’elles contribuaient à éclairer des aspects importants de ce que Karima Lazali appelle « le trauma colonial ». C’est cela avant tout que j’ai eu le projet de restituer dans ce livre : non pas seulement la figure de mon père mais ce à quoi peut ressembler de manière très concrète, contemporaine, le trauma colonial, ce qu’il continue de faire aux psychés, aux vies, aux familles qu’il traverse.
Si L’Avenue de verre se consacre aux traces du père, le roman se concentre également avec force sur la figure de sa fille, Anna, en cherchant à voir comment elle parvient à vivre quand, elle-même, se considère comme “l’enfant d’une ombre”. La jeune femme, moitié française moitié algérienne, “métisse” comme elle le rappelle, chercher également à mieux se connaître en remontant le fil de ses origines algériennes car “Elle dit que quelque chose lui manque, en lien avec l’Algérie. Elle sait que c’est le lieu du silence, le lieu de la transparence. Entre elle et ce pays, la vitre est si bien astiquée qu’elle disparaît.” En quoi vous paraissait-il nécessaire de poser, comme en écho et en dédoublement de l’opacité de la figure paternelle, la figure d’Anna, et interroger “cette identité noire” que ses origines dérobées entretiennent en elle ?
Ce qu’il me paraissait intéressant de retranscrire, c’est la manière dont tout ce qui est en lien avec l’Algérie, chez Anna, à l’intérieur comme à l’extérieur, semble avoir été anéanti : rien ne la signale comme métisse, comme ayant des origines algériennes ou comme étant « moitié-moitié ». L’effacement, chez elle, est poussé à un degré extrême. Il a recouvert jusqu’au nom de famille de son père, jusqu’aux signes d’appartenance physiques. Jusqu’à son corps même, quand son père fait semblant de ne pas la reconnaître dans la rue ou qu’elle en vient à cesser de manger, dans la tentation de disparaître complètement. Pourtant, contre toute attente, au gré des apparitions et disparitions de son père, Anna va finalement se modeler à son image. Son rapport au monde tout entier va prendre la forme de l’absence de son père. Il y a quelque chose de très animal là-dedans. En fuyant sans cesse, ce père apprend quelque part à Anna à chasser, à traquer, à guetter, à arpenter un territoire. D’abord sur l’avenue de verre, puis Anna étendra cela plus loin, partout où elle ira. Cette recherche, cette traque permanente de signes deviendra son métier. Finalement, la transmission se fait, le trésor de guerre est là. Dans ce lien aux fantômes et à la perte qui subsiste chez Anna, quasiment intact. Je me demande si ce n’est pas là la force des peuples qui subissent des ravages sans nom : ce qu’ils et elles ont à transmettre s’est à ce point condensé, miniaturisé, atomisé - qu’il devient indestructible. Au bout du compte, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’essentiel est transmis.
La personne à laquelle le récit est écrit est un bon exemple de cela il me semble, de cet effacement qui se retourne sur lui-même comme un gant et prend la forme de ce qui manquait. J’ai fait tout un tas d’essais, et finalement j’ai écrit le livre à la 3ème personne - non pas parce que c’était un choix de ma part, mais parce qu’il n’y avait que comme ça que ça marchait, que comme ça que l’écriture fonctionnait. Avec la troisième personne, je trouvais suffisamment de distance, de protection, et de « jeu » avec toute cette histoire pour pouvoir la manier. Anna de toute façon n’était pas un centre, mais une porte d’entrée pour pouvoir retrouver la sensation de la « foule » algérienne - la tribu de mon père, son pays, tous ceux que la colonie et l’état civil ont englouti. J’ai choisi le prénom d’ « Anna » surtout pour qu’il soit très court, fluide, qu’il n’alourdisse pas la phrase, qu’elle ne bute pas dessus. J’ai eu le sentiment de le choisir un peu au hasard. Pourtant, plusieurs mois après avoir démarré l’écriture, alors que le récit était déjà bien engagé, une étudiante des Beaux-Arts de Bourges d’origine algérienne m’a appris cela : « Ana », ça veut dire « moi », en arabe. J’étais estomaquée. Je le suis toujours. C’est très révélateur de ce renversement, de ce paradoxe qui traverse le livre : c’est lorsque l’on efface que ça résonne, c’est lorsque l’on croit renoncer au « je » qu’il revient par la grande porte. Il y a toujours quelque chose de l’Algérie qui réussit à s’infiltrer et à rappeler sa présence, sa voix, à dire « je » à notre place. Certains appellent cela la post-mémoire. C’est une façon de mettre en boîte ce trésor de guerre, cette force propre à la nouvelle génération, celle qui n’a pas connu directement la colonie, les combats, ni même l’Algérie parfois. Je crois que je préfère l’observer à l’état sauvage, sans lui donner de nom.
Ce qui fonde l’indéniable force narrative de votre récit est à l’évidence l’image centrale de la vitrine. De fait, l’avenue de verre qui donne son titre à votre roman ne propose pas seulement d’être un fil biographique mais offre à la narration son dispositif à la fois dramatique et poétique : la vitrine devient l’écran de projection du passé où “Transparentes, les vitres produisaient des images.” Elle devient aussi l’espace de protection qui dérobe à la vue, qui laisse aussi des traces du passé ou qui, avec le surnom de Johnny donné au père, fait de Johnny Hallyday “un personnage vitrine”. En quoi la vitrine et plus largement l’avenue de verre, dans sa puissance métaphorique, constituent pour vous par cette “infrastructure blanche” l’outil poétique majeur de votre fil narratif puisque, dites-vous encore, “L’avenue est réflexive” ?
L’avenue de verre est un dispositif, c’est exactement le mot. C’est une construction qui structure et articule le récit. Elle est urbaine et narrative, matérielle et imaginaire. Un peu comme une scénographie : elle dimensionne les espaces, elle découpe les scènes. Ce n’est pas juste une métaphore, pas du tout. C’est un corps, qui a bien sûr une puissance métaphorique, mais qui est bien réel, qui était le lieu de travail de mon père, et dont je me sers pour ramener du concret et de la vie dans le récit. Il y a quelques années, j’avais présenté à Arte Radio un projet de documentaire radiophonique autour de mon père, je m’intéressais à sa figure de colporteur, je voulais brosser à travers lui une sorte de portrait de la ville et de sa vie commerçante. Mais je n’avais pas du tout prévu à l’époque de travailler sur le verre et les vitrines, ni sur la colonisation. J’ai un souvenir très précis du moment où cette idée m’est venue. J’étais assise à mon bureau, je travaillais déjà sur le livre, mais je ne trouvais pas la porte d’entrée. J’écrivais chapitre après chapitre, mais ce n’était jamais celui par lequel j’allais pouvoir commencer. A un moment, j’ai levé la tête vers le velux juste au-dessus de mon bureau, il était très sale, la lumière frappait de biais, et j’ai vu tous ces petits grains qui constellaient la surface, avec des trouées de plein de formes différentes. Je me suis dit que je pourrais écrire là-dessus. Je me suis dit que je pourrais construire tout le récit autour de ça.
J’ai repensé à ce qui m’était arrivé, une fois, en gare du Mans. J’étais dans un bus qui faisait une courte halte. Depuis mon fauteuil, j’avais aperçu un laveur de carreaux qui nettoyait une grande paroi de verre dressée en plein milieu de de la gare routière. Je m’étais dit « mais les gens vont se la prendre en pleine figure, cette vitre ». Juste après, j’avais pensé à mon père. C’est à ce moment-là que je l’avais compris. Laver les vitres, ce n’est pas juste — comme je l’avais longtemps cru — « fabriquer de la transparence ». C’est aussi, là où il y a un obstacle, faire croire qu’il n’y en a pas. C’est aussi prendre soin de l’obstacle, le rendre plus dangereux encore. De la même manière, dans le livre, dans la vie, l’avenue de verre est l’épine dorsale de la ville, l’axe de la vie locale, mais c’est aussi une grande surface vitrée où se dépose ce qui vient d’ailleurs, ce qui voyage dans l’air, ce qui vient de très loin. C’est un lieu où on projette ses désirs, d’achat, de consommation, de qui on voudrait être, mais c’est aussi l’endroit, « la rue nationale », où se déchaîne la colère, la frustration, la violence, lors des manifestations ou des émeutes urbaines. Tout ce réseau d’ambivalences m’intéressait. J’y ai vu des possibilités d’exploration riches, et un véhicule adapté à l’histoire de mon père.
En quoi cette avenue de verre et ses vitrines sont-elles une image d’écriture pour Anna qui “aime l’idée que le verre ait cette encre à l’intérieur qui lui permet, chassant la transparence de faire voir et se mettre à parler” ?
J’ai beaucoup écrit pour ce livre directement devant les vitres, en déambulant devant elles, tôt le matin, avec mon carnet et mon appareil photo. Dans la toute première scène, j’évoque ces lettres qu’on croit voir apparaître dans la mousse parfois. Pourtant, je n’ai pas beaucoup cultivé il me semble les images de l’écriture dans le livre. Certaines se sont glissées entre les pages, comme à la fin quand Anna remarque qu’elle parle à son bébé à la troisième personne. Mais la vraie dimension méta se concentre sur les gestes du laveur de carreaux, pas sur ceux de l’écriture. Peut-être parce que mon véritable amour, fondamental, est plus pour les signes que pour les lettres. Dans le livre, cela se manifeste par toutes ces traces et ces indices non verbaux que je tente de faire exister, les signaux des feux de circulation, les traces d’insectes, les cheveux, les pollens de platanes, les rayures de clefs. Le muscle de l’écriture pour moi se travaille beaucoup en amont du verbe et en amont des mots, dans le modelage des perceptions, dans le décryptage des signes qui se déploient partout autour de nous. Je travaille beaucoup mes textes, mais pour moi, malgré tout, l’essentiel du travail littéraire se situe en amont, dans le façonnage des perceptions au moment où elles prennent forme. Peut-être est-ce encore un effet de fidélité étrange à cet analphabète qu’était mon père pour notre monde occidental, et aux langues de signes très sophistiquées qu’abritait sa culture.
Ce qui ne manque pas de frapper dans L’Avenue de verre c’est combien la narration filiale se dédouble en enquête sociologique. Ainsi, par sa profession, Anna s’intéresse-t-elle sociologiquement à la vie des autres qu’elle sonde : “A 35 ans, pourtant, c’est devenu son métier : interroger les gens, trouver des sources, collecter des histoires. Anna écrit et enseigne à l’université. La plupart de ses cours prennent la forme d’enquêtes.” Avant cependant, prudemment d’ajouter : “Mais quand il s’agit de son père, tous ses outils s’émoussent.” Citant notamment Adelmalek Sayad, diriez-vous cependant que L’Avenue de verre peut se lire comme une tentative d’enquête sociologique mais qui ne cesse de se dérober à soi, à l’image de ce qui est dit là : “c’est quand on cherche quelque chose que l’on crée son fantôme” ? Une enquête sociologique sur un passé spectral ?
Je parlerais plutôt d’enquête ethnographique que sociologique. Depuis mes débuts dans la recherche, il y a environ quinze ans, j’ai pratiqué une forme d’enquête sensible autodidacte, bricolée, qui privilégiait les minuties et les singularités existentielles, les images matérielles, les métaphores vives. Je n’ai pas été formée de manière théorique à l’enquête sociologique, même si j’ai fait du terrain, tenu des carnets, mené des entretiens, fait des observations participantes. Tout cela je l’ai appris un peu en faisant, en adaptant à chaque fois mes outils à la spécificité de mes enquêtes, à ma personnalité, aux personnes qui me conseillaient. Pendant tout ce temps où je croyais faire de la recherche, en fait, j’apprenais à écrire. Je posais les bases de ma pratique d’écriture. Pour L’Avenue de verre, j’ai mené aussi une série d’entretiens avec des Harkis et descendants de Harkis, dans le cadre d’une résidence littéraire CICLIC aux archives du Cher. À de rares exceptions près, je n’en ai pas retiré de « matière » à proprement parler mais plutôt une sorte de liant et d’énergie qui m’ont permis de réinsuffler de la vie à ma propre histoire. De manière générale, ce livre est né d’un paradoxe : on peut passer des années et des années à étudier mille et un sujets en ignorant sa propre histoire. On cherche à côté, on cherche contre. Quand enfin on se met à faire des recherches sur son histoire, on oublie, on mélange, on repose dix fois les mêmes questions. Ce décalage, ces opérations de cryptage et de conversion m’intéressent beaucoup. L’écriture est venue chez moi comme un outil pour éclaircir et mettre de l’ordre dans une enquête qui stagnait, se trouait et se détricotait en permanence. Le texte a vraiment retrouvé sa vocation première de « tissu » pouvant permettre de stabiliser, de capturer des éléments flottants, isolés ou fuyants. C’est pour cela sans doute que lorsque j’écris, je ne jette rien. Je coupe et je supprime, bien sûr, mais j’archive tous les bouts et les fragments nettoyés dans un fichier, je les mets en réserve et ça s’agrège quelque part, ça composte à l’abri des regards. Je ne relis jamais ce que j’ai coupé, mais le geste de ne pas jeter, d’archiver, faire en sorte que rien ne soit perdu, c’est très important.
Un autre aspect majeur de L’Avenue de verre consiste en son exploration, par la figure paternelle, du passé de la France coloniale. D’emblée, il est abordé sous le prisme de l’escamotage, du passé dérobé aux yeux, de l’opacité concertée qui a tramé cette part sombre de l’histoire de France. L’image de la prestidigitation sollicitée se fait éloquente : “Et si la colonisation, s’était dit Anna, n’avait été d’un bout à l’autre qu’une gigantesque campagne de prestidigitation, de façades que l’on renverse, de poudre que l’on jette aux yeux, de corps qui disparaissent ?” Dans sa patiente quête dans les archives, en cherchant à exhumer le passé colonial qui a emporté la famille paternelle, pourrait-on ainsi dire que L’Avenue de verre peut se lire comme un roman post-colonial ?
S’il y a bien une chose qui ressort de l’histoire d’Anna et de son père, et des millions d’histoires de descendants de la colonisation algérienne, c’est que le passé ne passe pas. Que le trauma colonial est là, qu’il poursuit sa course, sous de nouvelles formes, parfois plus dangereuses encore. Alors je ne sais pas si on peut mettre le colonial derrière soi, derrière la barrière rassurante du « post ». Je ne sais pas si c’est juste de dire ça. D’autant plus que le pouvoir politique est toujours si prompt à reproduire son héritage ou ses appétits coloniaux sous de nouvelles appellations, telles qu’« outre-mer » par exemple. En parallèle, le temps passe mais cela ne veut pas dire forcément que le fait colonial s’estompe, que ses destructions se réparent ou s’amenuisent. Le passage des générations ne peut pas guérir un trauma à lui tout seul, comme par magie. Ce n’est pas un mécanisme social auto-nettoyant. Au contraire, à mesure que les protagonistes décèdent, que les groupes et les familles se dissolvent, que les traces s’effacent, que les systèmes d’appartenance, de sens collectifs se démantèlent, les descendants restent des fois plus seuls que jamais, face à de nouveaux monstres, sans les barrières ou protections collectives qu’il y avait malgré tout en place quand la destruction faisait rage. L’image de la prestidigitation me paraît juste, parce qu’elle désigne ce pouvoir qu’a eu le politique, de tous temps et dans toutes les cultures, de modeler le réel, de désigner ce qui existe ou non, ce qui a le droit de faire monde ou non. Le fait que les autorités françaises demandent à Robert-Houdin de démontrer que les Français sont supérieurs aux Arabes y compris sur ce terrain-là de la magie est un aveu extraordinaire de cet irrationnel, de ces fictions qui continuent plus que jamais de fonder le pouvoir politique, y compris en Occident. C’est pour cela aussi que je tiens au fait de désigner ce texte comme un roman et comme une fiction, car ce qu’il abrite est éminemment de la fiction. Ce n’est pas une fiction de mon propre fait : dans cette histoire, c’est la colonisation qui est la puissance fictionnalisante. Par ses réécritures permanentes, par sa force destructrice, le monde colonial ouvre tellement de trous chez les gens, dans leurs histoires, leurs habitats, leurs archives, qu’on n’arrive plus à distinguer le vrai du faux, le fait du trauma, le corps de l’esprit, la grande Histoire de la petite histoire. On se retrouve avec plein de petits morceaux qui flottent, et un monde colonial qui a fictionnalisé le réel, l’a transformé en fiction. J’ai mentionné plus tôt que ce roman je l’ai construit à partir de matériaux vécus. Mais ces bouts que je manipulais pendant l’écriture étaient déjà devenus des fictions, bien avant que je m’en empare : mes grands-parents algériens et tout le néant qui les entoure- leurs villages, leurs familles, leurs généalogies, renommés, déplacés par la France – tout cela avait déjà été transformé en fiction. Mon père s’était déjà inventé un personnage qu’il avait fini par devenir dans la ville, pour tout le monde. Et moi, parce que pendant longtemps j’ai été cachée, déguisée, j’avais déjà été quelque part, avant même ce livre, transformée en fiction.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences qui ont été les vôtres pour l’écriture de L’Avenue de verre. Quelles sont les autrices ou les auteurs de notre temps qui ont pu vous accompagner, par leur lecture, dans l’élaboration de votre récit ? Plus largement, vous citez notamment à plusieurs reprises Frantz Fanon : quel rôle sa lecture a-t-elle joué pour vous ?
L’ouvrage grâce auquel j’ai découvert Frantz Fanon et qui a joué un rôle très important dans l’écriture de L’avenue de verre, c’est un essai, Le Trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de la colonisation française en Algérie, de la psychanalyste franco-algérienne Karima Lazali. Ce livre est devenu un peu comme un volcan en éruption pour moi, plus je progressais dans sa lecture, plus la vie de mon père prenait forme sous mes yeux, des souvenirs et des scènes se précisaient, je prenais des tas de notes. J’ai aussi lu beaucoup de littérature contemporaine ces dernières années. Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo m’a impressionnée par son style et par sa transposition magistrale en littérature des thèses de la psycho-généalogie. Un petit livre de Mathias Enard que j’ai trouvé dans une boîte à livres dans un parc, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, que j’ai adoré, a été un déclencheur d’écriture pour L’avenue de verre - mais pour des raisons étranges, très extérieures au style ou au sujet, une bête histoire de format à vrai dire, surtout parce qu’à la fin de la lecture je me suis dit qu’un roman ça pouvait être aussi ça, une succession de très courts chapitres, et ça m’a libérée. Western, de Maria Pourchet, m’a montré que l’on pouvait indiquer des sources pour un roman, j’ai trouvé ça génial et libérateur, j’ai reproduit cette idée. J’ai eu sinon ces dernières années de nombreux coups de cœur, mais à chaque fois pour des choses très différentes de ce que je peux faire personnellement il me semble. J’ai beaucoup aimé les livres de Mathieu Belezi, Pauline Peyrade, Nina Bouraoui, Julia Deck, Dimitri Rouchon-Borie, Mohammed Mbougar Sarr, Agnès Desarthe par exemple, ou Fred Vargas, que je cite en exergue et lis de façon compulsive. Je pourrais dire que j’admire le travail de tous ces auteur.e.s, mais je n’essaie pas d’appliquer de leçons particulières parce que c’est tellement loin de ce que je sais pouvoir faire. Je crois vraiment dans cette phrase de Duras, « écrire c’est savoir ce que l’on écrirait si l’on écrivait ». Je suis plutôt du genre plante, à travailler à partir de là où je suis, de ce que je sais faire, je n’en suis pas du tout à vouloir arpenter de vastes contrées, des genres ou des styles multiples, en essayant de relever les défis que je vois les autres relever, en essayant de reproduire leurs prouesses, leurs figures, ou en tentant de multiplier mes capacités à mesure de ce que je vois qui se fait autour de moi. Je n’en suis pas du tout là, je ne suis pas du tout assez souple ou à l’aise pour ça. Et puis j’aime penser comme le dit Julien Gracq que l’écriture est surtout une histoire de moteurs psychiques à trouver, et que le reste, le sujet, le style, tout ça, on le travaille, bien sûr, on tente de l’améliorer, mais on ne le choisit pas vraiment en fait.
Clara Breteau, L’Avenue de verre, Le Seuil, janvier 2025, 224 pages, 20,50 euros