Cécile Guilbert : « Mon feu littéraire s’intéresse plus aux autres qu’à moi-même » (Feux sacrés)
- Cécile Vallée
- il y a 2 jours
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L’épigraphe tiré de Dharma de Kerouac – « tout écrit qui n’est pas une façon de s’éclairer soi-même pourrira comme un corps » – annonce et justifie le récit autobiographique que propose Cécile Guilbert en cette rentrée littéraire. Si les soixante-dix-huit courts chapitres déroulent sa vie, de son enfance au moment de l’écriture, il ne s’agit pas seulement de retracer un parcours mais d’en comprendre le sens à travers le concept de synchronicité. L’autrice envisage, en effet, « le réel comme fourmillant d’allusions cachées, de signes, de fables – et [s]on existence en son sein comme une vaste allégorie d’un motif qu’il [lui] faut découvrir » et qu’elle appréhende à travers le « champ magnétique » reliant trois dates : le 29 novembre (sa naissance), le 29 décembre (la mort de son cousin) et le 29 janvier (la découverte du corps de son frère). La mort de la mère de son beau-fils le jour de son propre anniversaire semble conforter cette synchronicité. L’écriture autobiographique révèle ce « lien – d’amour et de mort – et donc de vie » et met en lumière ses feux sacrés, l’Inde et la littérature, qui rendent sa vie merveilleuse, au sens surréaliste du terme, c’est-à-dire source de littérature.
« Le deuil ne conjugue pas seulement au passé ce qui a été : il nous prive de ce qui aurait pu être, ce qui aurait dû être et ne sera pas. »
Plusieurs deuils jalonnent le récit. A l’adolescence, son cousin Emmanuel, dont elle est très proche, se suicide d’une balle dans la tête. Jeune adulte, elle reste au chevet de sa grand-mère nonagénaire qui, ayant décidé d’avoir une « mort à soi », se laisse mourir. Son oncle Tito, le père d’Emmanuel, atteint d’un cancer, choisit également la façon dont il veut mourir, en refusant les traitements pour partir dans un ashram au Kerala. Enfin, David, son frère, est retrouvé mort dans son appartement, après plusieurs jours. L’autrice inscrit ces deuils au cœur de son « motif » en tant qu’expériences d’une douleur inguérissable : « ce qui est perdu l’est irrémédiablement. [...] rien ni personne ne pourra triompher de cette perte. Et [...] rien ne nous aidera. Ni la littérature. Ni la philosophie. Ni la religion qui n’offrent tout au plus que des remèdes sans effet, de simples dérivations à l’irréparable et l’inconsolable ». Cependant, ils la font renaître « à la fois la même et une autre », grâce notamment à sa découverte de l’Inde et de ses textes philosophiques.
« L’inde occupe depuis toujours une part importante de ma psyché. »
Ce pays est donc également constitutif de son motif car y sont « liées toutes sortes de circonstances diffractées, de correspondances, de coïncidences, d’arcanes de riante et inquiétant étrangeté ». Elle le découvre à travers les autres. Dès son enfance, elle en entend parler par sa tante, initiée au yoga par l’un des fondateurs du Club Med, Gérard Blitz, et formée en Inde. A la mort de son cousin Emmanuel, son oncle, sa femme et leur fille se rendent dans l’ashram de Sri Adwayananda au Kerala pour y suivre un enseignement de l’advaita vedenta, un des courants philosophiques indiens. Ils en reviennent transformés, mais, comme ceux de sa tante, leurs « propos [lui] semblent aussi abscons que douteux » et elle reproche à sa cousine son prosélytisme et son puritanisme.
Toutefois, sa curiosité intellectuelle, ce que lui reprochent d’ailleurs son oncle et sa tante qui la trouvent trop cérébrale, la mène vers la lecture des textes indiens, parallèlement à ses études de philosophie à la Sorbonne. Elle se plonge dans la biographie de Çankara, fondateur de l’advaita vedanta. Sa première exploration de la philosophie indienne est donc livresque pour satisfaire sa « libido cognoscendi » : « je fais donc ce que je sais si bien faire : claquer mon argent dans les librairies ».
Elle se décide à faire son premier voyage en Inde pour rendre visite à son oncle malade à l’ashram. Elle y croise le guru et vit ce que sa cousine appelle le darshan, « moment où l’on voit et où on est vu par le divin ». Cette expérience forte – elle fond en larmes – ne l’empêche pas de la rationnaliser. Cependant, elle ne parvient pas à savoir si elle est due à l’autosuggestion ou à son état émotionnel : « à bien l’examiner, il m’est aussi difficile de l’isoler d’une certaine vérité que de la réduire à une simple émotion ». Sans réponse, elle décide de se plier à la vie ascétique de l’ashram qu’elle savoure : « je comprends pour la première fois de ma vie que l’ascèse peut être transmutée en jouissance ». Cette expérience forte n’anéantit ni sa « libido cognoscendi » ni sa réflexivité mais l’enrichit d’une nouvelle façon de se penser et de penser le monde.
Son rapport à l’Inde n’est pas seulement livresque. Dès son premier voyage, en transit à Mumbai, elle ressent également un lien particulier avec ce pays : « cela paraîtra insolite à qui me lira mais je m’étais sentie étrangement ‘‘chez moi” Une familiarité si opaque que l’idée même d’y avoir peut-être vécu dans une vie antérieure me traversa ». Au début des années 2000, elle y fait plusieurs voyages et visite différentes régions : « d’emblée conquise et comme en terrain familier, j’y ai éprouvé des émotions si fortes, ressenti des impressions si belles, des variations d’intensité devenues si introuvables dans l’Europe grisâtre et technologique, qu’y voyager, y séjourner, la connaître davantage et mieux devient un nouveau programme de vie ».
Bien qu’elle déclare vouloir éviter l’exotisme, elle n’y échappe pas toujours. Elle déplore, par exemple que Mumbai soit une mégalopole qui « dégrade sa dimension immémoriale ». Ce désir que rien ne change dans un pays dans lequel on ne vit pas est bien empreint d’exotisme. De plus, elle ne représente l’Inde que par rapport à sa spiritualité, elle utilise même son nom sanskrit, « Bharata », qui lui donne une dimension mythique et insiste sur Varanasi, la ville sacrée, plus que sur les autres villes indiennes. Enfin, quand elle évoque les Lois de Manu, elle ne s’intéresse qu’aux passages qui traitent du samnyâsin, « celui qui renonce », sans évoquer ceux, profondément patriarcaux, qui sont une des sources de l’oppression des femmes en Inde. Du reste, elle n’évoque jamais la société indienne.
La dernière étape de la construction de son lien avec la spiritualité indienne se joue à la mort de son frère. Elle trouve un guru à Paris pour se former au yoga : « de retour dans la Bharata des feux sacrés, cette Inde débordante de pureté et d’intensité où il est dit que « “quand le disciple est prêt, le maître se révèle” ». Le motif est presque complet : les deuils l’ont conduite à la sapience indienne qui conflue avec le dernier élément, la littérature.
« Mon feu littéraire s’intéresse plus aux autres qu’à moi-même. »
Ce récit autobiographique est aussi le portrait d’une lectrice, curieuse, vorace et passionnée. La narratrice cherche donc ce qui relie cette passion aux autres composantes de son motif. Elle compare ainsi sa lecture de son premier panthéon, celui de l’adolescence, construit avec son cousin et composé des œuvres de Baudelaire, Lautréamont et Rimbaud, à la pratique des « Hindous » : « ces trésors vivants de paroles éclairantes, cette brassée de formules magiques dont nous ignorons alors que nous les répétons comme les Hindous psalmodient leurs mantras ». Réciproquement, ce lien éclaire ce qui la touche dans les textes philosophiques indiens : « la puissance recelée dans les mots et leurs agencements en formules », « la combinaison des « phrases » et leur percussion en tant que “parole ’’ ».
Elle se met à lire en cherchant des signes de confluence avec son propre motif. Elle les trouve chez le poète Serge Sautreau dont l’un de ses amis, qui est chargé de son fonds, lui apporte une photo qui montre que le poète a suivi les enseignements du même guru que son oncle, et qu’ils se sont même rencontrés. La découverte des Anneaux de Saturne de W.G. Sebald, « écrivain obsédé par les traces laissés par les malheurs et les deuils », valide cette pratique de lecture. Le narrateur fait des recherches sur Thomas Browne, un érudit du 17e siècle, dont un des ouvrages s’intitule Le Jardin de Cyrus. C’est le nom du prince indien dont l’article sur la mort mystérieuse a déclenché l’écriture de ce récit autobiographique. Le roman de W.G. Sebald évoque également la mort d’un homme de causes inconnues qui lui rappelle celle de son frère. Les synchronicités choisies pour faire sens sont donc confirmées même si elle reconnaît qu’elle aurait pu choisir d’autres dates, « former une autre constellation », comme celle de l’amitié.
Cécile Guilbert raconte son parcours d’une rationnelle à une adepte de l’advaita vedanta sans dogmatisme ni extrémisme, plutôt dans une sorte d’équilibre qui lui permet de faire des liens audacieux et fructueux, des liens qui transforment et créent une énergie créatrice. Par cette écriture autobiographique, elle montre comment se construire « une vie “ à soi’’. Secrète. [...] Une vie poétique. Et belle. Une vie merveilleuse en quelque sorte » et nous invite à trouver et à donner du sens aux feux sacrés de notre vie.

Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset, septembre 2025, 400 pages, 24€.