Aucune discussion possible : avec Aucun respect, Emmanuelle Lambert signe l'un des meilleurs livres de cet automne et son plus enthousiasmant page turner. Et doublement enthousiasmant : tout d’abord, parce qu’il raconte avec impertinence, ironie et drôlerie les relations d’une héroïne avec l’antithèse même de tout page turner : Alain Robbe-Grillet. Et parce qu’enfin, il dépeint toujours avec force l’arrivée d’une jeune femme qui découvre les us et coutumes peu coutumières du milieu littéraire et éditorial. Archéologie d’un mythe littéraire, celui de Robbe-Grillet et du Nouveau Roman, archéologie d’une époque si proche mais déjà si lointaine, la fin des années 1990, Aucun respect dépeint enfin avec pudeur et prudence l’évolution d’une jeune femme. Autant de questions que Collateral ne pouvait manquer d’aller poser à la romancière le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre formidable roman, Aucun respect, véritable page turner qui vient de paraître chez Stock. Comment est né votre souhait d’évoquer votre découverte du milieu intellectuel et littéraire en particulier à la fin des années 1990, notamment au contact de la figure si singulière d’Alain Robbe-Grillet, cet écrivain que jusque-là votre héroïne croyait mort « parce qu’on lui en avait parlé en classe comme d’une Figure-de-la-Littérature-française » ? Le récit que vous livrez en cette rentrée paraît repartir et reprendre la version de votre rapport à Robbe-Grillet que vous aviez déjà tissée dans votre premier texte, Mon grand écrivain paru aux Impressions nouvelles : est-ce que ce nouveau ne constitue pas pour vous une manière de miroir qui revient ? S’agissait-il en reprenant le fil de votre relation à Robbe-Grillet de pratiquer une nouvelle approche de Robbe-Grillet, poursuivre plus avant « l’archéologie d’un mythe littéraire » ?
Mon grand écrivain, qui est un premier texte avec Robbe-Grillet, plus que sur lui, est aussi mon premier livre. C'est sa mort qui en a déclenché l'écriture. Plus précisément, c'est le fait que je ne parvenais pas à identifier le trouble qui m'a saisie quand il est mort. Ce n'était pas du chagrin à proprement parler, parce que je n'avais pas de lien si fort avec lui. On se trouvait ailleurs, et je ne pouvais trouver cet endroit, ce point de relation, que dans l'écriture - ce qu'a vu Benoît Peeters, qui m'a encouragée à écrire, et qui m'a publiée. J'éprouvais une telle étrangeté que ce récit est écrit à la deuxième personne, et que le nom de Robbe-Grillet n'y apparaît jamais. Il venait de mourir, son nom lui appartenait. C'était un peu tôt pour la postérité, et je ne me sentais ni le droit, ni l'envie de le faire.
Je suis évidemment très heureuse de votre comparaison avec Le Miroir qui revient, parce que je trouve que la trilogie des Romanesques est l'une des plus belles choses que Robbe-Grillet ait écrites, les plus stimulantes littérairement, et aussi les plus aimables dans leur drôlerie, leur sentiment, leur profondeur. Ça m'a bien sûr influencée, dans le tressage de l'autobiographie et de la fiction, dans la manière dont Robbe-Grillet se fout totalement de l'identification générique de son texte. Parvenu à la dernière partie de sa vie, il se contente de jouir de sa maîtrise totale, et rétrospective, d'écrivain. Les questions génériques sont quand même dépassées, à ce moment-là, aussi grâce au Nouveau Roman (d'ailleurs l'énorme succès critique et commercial de L'Amant de Duras, au même moment, montre que quelque chose a bougé – il était temps).
Cependant je n'avais pas du tout le projet de répondre ni à mon premier livre, ni aux Romanesques, quand j'ai commencé à écrire. Je n'en avais ni le projet (mot que je n'aime pas beaucoup), ni l'intention. Mes livres ne proviennent pas d'une idée, mais d'un trouble. Peu à peu ça grandit, ça pousse, jusqu'à me contraindre à en faire quelque chose. Ici, il s'agissait d'un sentiment de brouillage, né des bouleversements de la société de ces dernières années. Le fait que nous nous sommes mises (car c'est les femmes qui ont dégainé) à penser collectivement la question des rapports de genre et de domination. Ça me réjouissait, mais ma génération avait grandi dans cette société qui vacille. Jeunes adultes, nous nous étions forgées précisément à cette époque aujourd'hui remise en cause. J'ai donc eu envie de retrouver ce moment où nous, les femmes de ma génération, nous entrions dans cette société, parce que cette société est encore présente, mais que quelque chose est en train de la précipiter dans le passé : ça, c'est romanesque.
Quant à Robbe-Grillet, il s'est imposé dans le livre pour une raison simple : Catherine Robbe-Grillet et lui font partie de ma vie, qui aurait sans doute été bien différente si je ne les avais pas connus, par hasard (c'est important, parce que ça ne provenait pas d'un amour de lectrice. C'était une offre d'emploi !). Leur rencontre, le rapport social qui s'est noué avec eux, devenu par la suite personnel et littéraire, a donné une forme à mon éducation.
En somme, l'archéologie dont vous parlez est à la fois intime et intellectuelle, car dans le récit du travail avec Robbe-Grillet, le lecteur voit, comme je l'ai vu moi, un écrivain construire sa postérité. Tout cela m'a forgée comme personne, comme femme, comme écrivaine, tout ça c'est pareil, mais ça ne m'intéressait que dans la mesure où ça évoquait un monde en train de sombrer. Une expérience commune.
Pour en venir au cœur même d’Aucun respect, un double parcours semble se dessiner afin de tresser un double fil narratif : tout d’abord, l’héroïne, mesurée et réservée, va peu à peu découvrir un milieu, celui des archives de l’écriture contemporaine à travers le rôle qu’elle va jouer dans ce nouvel institut qui émerge à la fin des années 1990 et que d’aucuns auront immédiatement reconnu comme l’IMEC. Cette première strate de récit s’offre comme un roman d’initiation aux us et aux coutumes de la vie littéraire à la manière d’une ethnographie de ce petit milieu. Vous décrivez par exemple ainsi la redoutable adjointe : « Parmi les plus proches du Chef, hormis Joseph, il y avait l’Adjointe, dont le bureau ressemblait à une installation artistique violemment obsessionnelle. Les piles de dossiers y étaient alignées, rangées en colonnes séparées par un écart dont on pouvait être sûr qu’il était le même d’un tas à l’autre. » En quoi vous paraissait-il important de présenter cette découverte du milieu littéraire sous la forme d’une manière de roman d’initiation ?
Je ne voulais pas écrire des souvenirs, parce que je le ferai peut-être quand je serai vieille, et tout de même, nous n'y sommes pas. Par ailleurs je ne voulais pas faire l'histoire de ce moment, ou de ce milieu. Je voulais l'évoquer : c'est-à-dire le faire surgir à nouveau. Mais ce surgissement n'a pas de valeur de vérité, je ne suis ici ni historienne, ni essayiste, ni archiviste. J'aime l'imperfection du roman, ou son impureté native. Son invérifiabilité. Le fait qu'il se déploie hors réalité.
C'est pourquoi j'ai nommé les deux seuls personnages qui, dans le livre, sont traités comme ce qu'ils sont pour nous tous : les deux Robbe-Grillet, figures publiques, entrées déjà dans notre histoire littéraire et culturelle commune, qu'on les aime ou pas.
Les autres personnages, tous les autres, sont présents à titre de fonction : opérateurs de l'histoire, qu'ils font avancer, et pions ou symboles sur l'échiquier social. Ne pas leur donner de nom, c'est assumer l'entière responsabilité du regard que je porte sur eux.
C'est le traitement appliqué à l'héroïne, « Elle ». Écrire « Elle », ne pas la nommer autrement, c'est à la fois la désigner comme une fonction dans le récit (un personnage), et dans la société (un genre). « L'Adjointe » que vous citez incarne à la fois une fonction hiérarchique, et un idéal à la fois de féminité et de rigueur professionnelle. Elle terrifie la jeune héroïne, parce qu'elle est plus expérimentée, qu'elle a une maîtrise absolue des codes sociaux et notamment des codes de la féminité. C'est un minéral, au fond (« je suis belle ô mortels comme un rêve de pierre »). Et c'est un personnage très secondaire, parce qu'à cette époque, les femmes étaient surtout, et presque toujours, des « collaboratrices », sinon des « stagiaires », quand elles n'étaient pas tout simplement impossibles à nommer comme l'est la jeune héroïne, dont la fonction est « truc à l'Institut. ». Le Chef, eh bien, son nom dit tout : c'est le pouvoir de décision. La verticalité.
Quant à l'« Institut », ce n'est pas exactement l'Imec, car si j'avais voulu nommer l'Imec je l'aurais fait au même titre que j'ai nommé Robbe-Grillet : cet Institut-là n'existe plus, et s'il n'existe plus c'est précisément parce que la bande de l'Imec a gagné son pari. En quelque sorte, l'Institut est saisi dans une phase brouillonne de construction, qui s'est avérée être une réussite incarnée dans la pierre : le dernier chapitre s'ouvre sur la description de la monumentale abbaye. Tout s'est monumentalisé depuis, en fait ! Comme Robbe-Grillet.
On parle en réalité de temps qui, s'ils ne sont pas si loin de nous, sont institutionnellement préhistoriques. Et d'une société qui commence, aujourd'hui, à s'effacer – comme Robbe-Grillet aussi d'ailleurs, dont certains lecteurs ont pu penser que je l'avais inventé, ce qui, me semble-t-il, est le lot de toutes les gloires littéraires, et ne présume en rien de son avenir.
Immédiatement, Aucun respect paraît jouer de son titre même avec une patiente et piquante ironie tant cette initiation au milieu littéraire relève de la satire. À chaque épisode, avec malice, s’installe une distance critique, souvent impertinente notamment lorsque le Chef tente de prudemment convaincre Robbe-Grillet de la nécessité d’une exposition le concernant. En quoi cette liberté de ton, volontiers satirique, vous paraît être peut-être la seule à même de rendre compte à la fois de ce milieu aux rituels si marqués et de retrouver la distance qui était celle de votre héroïne, résolument décidée à être libre ? S’agissait-il pour vous d’exercer un droit à la critique en jouant de toutes les possibilités qu’offre l’écriture romanesque ?
Plus qu'un droit à la critique, je crois que les écrivains ont un devoir de distance par rapport à la société. Un écrivain totalement en accord avec l'ordre social, quand bien même il y a, dans cet ordre, de bonnes choses, un écrivain qui dit oui, je m'en méfie. J'aime l'écart. Le regard dont vous parlez, il porte sur des structures sociales et culturelles : tous les personnages sont pris dedans. Certains les subissent plus que d'autres, mais finalement, même ceux qui sont aux manettes (ou « du bon côté du manche ») sont pris dedans plus qu'ils n'y contribuent. C'est toute l'ambiguïté, aussi, que permet le roman, et qui laisse le lecteur dépositaire de la morale de l'histoire. Au fond, si le totem Robbe-Grillet (autour duquel tournent tous les personnages) incarne l'avant-garde littéraire française du vingtième siècle, je pensais surtout, en l'écrivant, aux livres du dix-neuvième. Et peut-être encore plus, du dix-huitième siècle.
Le deuxième fil concerne plus directement encore l’héroïne d’Aucun respect : votre roman ne se présente ainsi pas uniquement comme le récit enlevé et drôle de la relation de Robbe-Grillet avec son archiviste mais, plus largement, comme un roman d’éducation – une manière d’autobiographie oblique qui, par effet miroitant, serait peut-être votre romanesque à vous : une manière peut-être d’Emmanuelle ou le désenchantement, pourrait-on dire. Cette éducation sentimentale en passe par deux étapes : l’étrangeté que représente la jeune femme face au milieu SM des Robbe-Grillet qui lui vaut notamment un « Vous êtes très normale tout de même » par Catherine Robbe-Grillet. Enfin, son éducation sentimentale s’éprouve aussi au contact d’un jeune homme qu’elle fréquente alors, Axel. En quoi vous apparaissait-il nécessaire de doubler l’initiation au milieu littéraire d’une éducation sentimentale d’une jeune femme qui se vit « dissociée » ?
Il me semble que ça s'est fait à l'envers. J'avais commencé par l'éducation sentimentale et sexuelle, avec toujours cette question de savoir ce que nous, ma génération, avions fait. Ou pas fait. Comment nous nous étions arrangées avec notre corps, notre désir, nos aspirations contradictoires. La dimension autobiographique s'est imposée au fil de l'écriture, ça ne servait à rien de la dissimuler. C'était comme ça. On peut écrire des romans autobiographiques sans véritablement se raconter, sans « raconter sa vie ». Tout est affaire de regard, de transformation, de distance.
Concernant cette histoire de SM, il me faut préciser que c'était de notoriété publique parce qu'ils en parlaient beaucoup dans leurs livres et en interview – on a oublié la célébrité de Robbe-Grillet. Or ce n'est tout de même pas commun, et ça le demeure. Le regard de mon héroïne, en réalité, est au départ celui du plus grand nombre. Et le regard que les Robbe-Grillet portent sur elle, normale, ennuyeuse de normalité, provient du fait qu'ils appartiennent à une génération et à un milieu où la transgression était un idéal esthétique et politique.
En comparaison de ces personnalités hors norme, la jeune femme se sent, au début un peu fade. En réalité, elle l'est aussi parce que, n'étant personne, elle est tout le monde. Elle se cogne un peu partout. Elle tente de trouver sa place comme on le fait à vingt ans. Et surtout, elle n'a pas envie de transgresser quoi que ce soit, ce qui la déplace. Elle est stupéfaite face à cette sexualité comme face à tout le reste (les garçons, Paris, la classe prépa, le milieu intellectuel, la culture), elle débarque : c'est une extraterritoriale.
Ce qui ne manque également pas de retenir l’attention, c’est la manière dont Aucun respect se présente de manière enthousiasmante comme un roman à clefs comme plus personne n’ose en écrire. Avec un sens inné des situations, et de l’espièglerie, vous offrez une galerie de portraits du milieu littéraire mais aussi une présentation de l’IMEC qui, si elle ne se prend pas au sérieux, réactive la liberté critique du roman à clefs. Pourquoi avez-vous désiré écrire un roman à clefs plutôt que de présenter les personnages de manière directe ? Si on reconnaît sans peine certains personnages comme Eloi qui dissimule sans peine qu’il n’est autre que Benoît Peeters, ne posant aucune ambiguïté, s’agissait-il bien plutôt pour vous d’affirmer par cette science du récit une véritable puissance d’écriture romanesque jouant de tous ses codes possibles ?
Il est vrai que certains personnages, ceux qui ont un prénom comme « Eloi », sont très proches de leurs modèles ; ils ne parleront qu'aux initiés, et ça ne m'intéresse pas parce que je veux en faire autre chose. C'est égoïste, et peut-être même un peu violent. Je leur ai d'ailleurs fait lire le livre très en amont pour m'assurer qu'il n'y avait pas, chez moi, de violence non maîtrisée, pour avoir le temps d'y réfléchir. Evidemment on parle de gens qui sont de très grands lecteurs, qui ont une longue expérience de la littérature et de l'écriture (deux biographes dans le lot, tout de même, qui savent donc la part de prédation dont on doit se méfier, je crois, lors d'un travail biographique ou approchant). Ce qui m'intéresse en eux est uniquement ce qu'ils suscitent en moi. Giono l'a bien dit, « Quoi qu'on fasse, c'est toujours le portrait de l'artiste par lui-même qu'on fait. » « Quoi qu'on fasse », alors, imaginez, si en plus on fait des portraits... je crois qu'ils l'ont tout de suite compris, et ça s'est très bien passé.
Il me semble qu'un autre élément intervient dans cette affaire de clés. Le lecteur, même s'il n'en éprouve pas le besoin (j'insiste, parce que j'aime bien l'idée qu'il soit initié à ce milieu en même temps que l'héroïne), peut trouver toutes les références qu'il voudra sur internet. C'est quand même important, parce qu'il y a eu une époque où le roman à clés ne parlait qu'à ceux qui avaient les clés ! Mais ici, les Sherlock de la lecture (auxquels il m'arrive d'appartenir) vont très vite obtenir des réponses, sans presque avoir besoin de les chercher ; d'une certaine manière, ils n'ont pas besoin de moi. Je crois que la documentation de la réalité sur internet crée de nouvelles expériences de rapport à la réalité, et donc de nouvelles expériences de lecture du roman.
Au fond, je crois qu'à partir du moment où les clés Robbe-Grillet sont données d'emblée, cette histoire de clés devient secondaire. On se débrouille. On fait avec ce que le livre suscite, on bricole sa lecture, comme les personnages, eux, essaient de bricoler quelque chose dans l'organisation sociale de leur époque.
Là où je me suis quand même un peu amusée, je l'avoue, c'est précisément dans le jeu entre la fonction du personnage et sa chair. Parce que le plaisir du roman, pour moi, provient en grande partie de l'incarnation des personnages. De leur chair. Oui c'est complètement l'inverse de ce que prônait Robbe-Grillet ! Or il me semble que, dans le livre, cet équilibre, d'abord plutôt construit sur les fonctions des uns et des autres, vacille et finit par s'inverser. Comme s'il y avait une lutte des personnages contre la narratrice.
Par exemple, j'ai dit plus haut que le Chef incarnait le pouvoir, mais au fond, plus l'histoire avance, plus il s'humanise, et moins il est Chef. Quelques mois après l'écriture j'ai fini par comprendre qu'avec le personnage du Chef, j'avais dit adieu à celui qui était son modèle, et qui s'appelait Olivier Corpet. Non seulement parce qu'il représentait le pouvoir – motivation consciente de l'écriture, mais aussi parce que, c'est tout simple, je l'aimais beaucoup – effet inconscient de l'écriture ! Il y a une lutte entre l'esprit critique (j'espère l'avoir appliqué au personnage qui me doit le plus), né de la distance temporelle, et la tendresse qui vous saisit pour vos personnages. Presque malgré vous (Dumas qui pleure parce qu'il a « tué Porthos »). Et c'est tant mieux.
Un des traits les plus remarquables d’Aucun respect consiste en une poétique de l’irrespect double. Le premier irrespect consiste à revisiter le rapport que les unes et les autres entretenons à la littérature : l’irrespect dont témoigne activement notre époque à l’égard de la littérature dont il s’agit de désacraliser les figures ainsi que la place que certaines et certaines lui réservent également dans la société. Auparavant, est-il ainsi dit, « la littérature, dans les années 1950, c’était comme la vieillesse, pas pour les douillets. » Ou encore : « Il faut laisser la littérature s’occuper du mal, des pulsions criminelles, de la marge. » Votre récit acte un retournement de perspectives : cette littérature de l’irrespect revendiqué devient à son tour l’objet d’un irrespect afin d’en désamorcer la charge subversive ? En quoi Aucun respect atteste-t-il d’un changement certain dans la conception même de la littérature notamment dans son rapport bataillien au Mal ?
Là on tombe sur la question qui nous tient à cœur à tous deux, celle du Grand écrivain. Le « Aucun respect » du titre fait surtout référence à ça : la verticalité. L'autorité. Le respect dont les jeunes gens, et particulièrement les jeunes femmes, doivent faire preuve envers les autorités établies. Dans le livre Robbe-Grillet est une figure de respectabilité (ce qui l'aurait bien fait rire) parce qu'il est puissant, alors qu'il avait commencé très minoritaire, c'est le moins qu'on puisse dire. Mais plus que dans son comportement, c'est surtout dans la manière dont les personnages tournent autour de lui que c'est perceptible : il s'agit là, une fois encore, d'un rapport social et symbolique. Il incarne l'autorité, qu'il le veuille ou non, parce qu'il a conquis sa place de Grand écrivain. C'est sans doute pour ça qu'un certain nombre d'écrivains se méfiaient de cette place, et ont souvent refusé de jouer le jeu. Il y a un danger, on devient une figure de pouvoir, donc d'ordre, quel que soit le désordre qu'on a pu causer.
Pour revenir à votre question, je ne saurais dire si, aujourd'hui, on voit se déployer une conception nouvelle de la littérature. Il faudrait plutôt consulter des chercheuses et des chercheurs sur ce point, je ne me sens pas compétente.
Mais il y a un déplacement du discours public sur la littérature. À l'époque où Robbe-Grillet et ses camarades commencent à faire parler d'eux, ils sont en effet l'objet de critiques extrêmement virulentes. Et parfois élogieuses, de la part de jeunes critiques comme Roland Barthes ou Bernard Dort. Dans la violence des critiques « installés », il y avait, de fait et clairement, des conceptions de la littérature qui s'opposaient. C'était une lutte, sur un terrain délimité. Un combat esthétique, donc nécessairement politique. La règle du jeu, au fond, était claire, et il n'est pas anormal que les critiques traditionnels, que Robbe-Grillet cherchait à faire tomber à coups de marteau, aient rendu les coups. Aujourd'hui les conditions de diffusion de la littérature ont bien changé. J'ai le sentiment que l'augmentation de la production éditoriale délimite un terrain bien différent, d'autant plus qu'il s'accompagne d'une diminution drastique du volume accordé aux livres (« livres » en général, sans parler même de littérature) dans la presse et dans les médias. De ce fait, il y a si peu de place pour tant de monde qu'il ne s'agit plus d'avoir de bonnes ou de mauvaises critiques, mais tout simplement : d'avoir des critiques. L'enjeu est déplacé, parce que dans un contexte où l'espace vital est raréfié, et où beaucoup de livres n'auront qu'une existence éphémère en librairies, un journaliste qui dégaine une mauvaise critique ne fait pas que critiquer le livre. Il en compromet la survie. Ça laisse peu de place aux livres difficiles, ambigus, voire désagréables, et beaucoup plus à une standardisation par le sujet ou par l'univocité – pas très littéraire, donc.
Quant à la question du Mal, j'y ai été initiée comme lectrice plutôt par Genet. Robbe-Grillet le fait de façon sous-jacente dans les livres du début (je pense au Voyeur) et puis ça s'impose de plus en plus, jusqu'à son dernier livre hors de contrôle. Il réactivait à nouveau cette question en publiant un texte évidemment irrecevable ; et j'ai constaté que nous avions changé, parce que je n'étais vraiment pas la seule à ne pas trouver ça réjouissant (la réception du livre dans la presse a été très mauvaise). C'était très confus pour moi, à l'époque, c'est pour ça que je l'ai transposé dans la scène où l'héroïne regarde Robbe-Grillet en parler à la télévision, et est catastrophée. Elle peine à trouver des arguments. Elle sait que dire que « ce n'est pas bien », ou que « c'est dégueulasse », ça fait un peu court, et pourtant... elle a atteint sa limite. Et lui la sienne, parce que ce texte, je pense vraiment qu'il ne fallait pas le publier. Je suis d'accord avec ce qu'en a dit Catherine Robbe-Grillet dans Alain : plus que de la littérature, c'est de la clinique. Et moi, je ne suis pas psy.
Le second pan de la poétique de l’irrespect touche cette fois à la manière dont le regard sur les femmes a pu changer depuis la fin des années 1990. Le manque de respect envers les femmes formaient comme le postulat même de tout rapport au monde. Vous écrivez ainsi sans détours : « On n’aime pas que les femmes cassent l’équilibre social et familial. On préfère qu’elles tiennent bon. Droites dans la tempête, embrassant le destin de toutes celles avant elles. On les veut malheureuses pour pouvoir les plaindre et les consoler. » Est-ce que votre récit n’est finalement pas d’abord né de cette prise de conscience féministe ? S’agit-il par ce nouveau récit de nous rendre toutes et tous inconsolables, littéralement ?
Oui, ça vient d'une prise de conscience féministe, mais lente. Elle s'est faite peu à peu ; j'ai été élevée par une mère née en 1947, qui avait fait des études, qui travaillait, qui avait toujours dit à ses filles que le plus important était leur indépendance et qu'elles étaient les égales des hommes (le prix que ma mère a payé est évoqué dans un livre pour le coup autobiographique de manière transparente, Le Garçon de mon père). Et par un père pour qui la qualité première de ses filles était leur intelligence. C'était déjà beaucoup, et même énorme comparé à d'autres parcours, mais c'était compter sans l'expérience du corps dans l'espace public que connaissent toutes, sans exception, les jeunes femmes. Et là... j'ai mis du temps à me pencher sur ces questions aussi parce que j'étais consciente des acquis : que nous, nous avions la contraception, l'avortement, que c'était colossal etc. et peu à peu, j'ai reconstitué ce que ça avait été, d'apprendre à être une femme, dans la rue, dans le travail, et même, dans l'écriture. Au fond, Aucun respect vient de là.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur une question que vous évoquez en clôture de votre récit : qu’adviendrait-il de Robbe-Grillet après #MeToo ? Est-ce que les lectrices et les lecteurs lui marqueraient le même respect ? Qu’en serait-il de sa possibilité à publier ?
Je n'en ai sincèrement aucune idée, parce que pour répondre, il me manque un élément : Robbe-Grillet lui-même. Par exemple, concernant la « possibilité à publier », on ne peut se la représenter qu'à partir des romans déjà écrits ; or, pardon de l'évidence, si Robbe-Grillet avait commencé à écrire dans un moment post #MeToo, il n'aurait pas été le même homme, dans le sens où il se serait nécessairement positionné par rapport à l'événement, comme nous l'avons tous fait. On peut penser qu'en toute logique, il n'aurait pas écrit les mêmes choses. Donc c'est une impasse. Mais il est mort juste avant, en 2008, et il venait de publier un livre qu'à tout point de vue je trouve indéfendable. Ne méritant pas le respect, ni alors, ni maintenant.
On peut se poser la question différemment. Si le curseur avait été à peine déplacé, si #MeToo, en quelque sorte, était advenu de son vivant, juste avant 2008, aurait-il publié Un roman sentimental ? Pour le coup, je suis à peu près sûre que les éditeurs n'auraient pas pris ce risque. Le concernant je n'en sais rien, parce qu'il aimait bien avoir des ennemis, mais je sais une chose : il était vraiment très intelligent, et c'était un stratège redoutable, qualités reconnues même par ses détracteurs. Il y a deux manières de voir les choses : si l'on considère que la publication du Roman sentimental, livre qu'aucun des lecteurs de Robbe-Grillet n'a, à ma connaissance, salué, est un suicide littéraire, alors on peut supposer qu'il l'aurait fait quand même. Voire d'autant plus.
Mais autre chose intervient, qui aurait peut-être pu prendre le dessus. Si l'on pense que Robbe-Grillet croyait sincèrement que ses fantasmes étaient criminels, interdits, minoritaires, et surtout qu'ils devaient le demeurer, alors on peut le créditer d'un doute : que faire de cette exception monstrueuse, de cette transgression, quand nous explose au visage le fait que les sévices sont, en réalité, légion ? C'est tout le sens du passage écrit au présent dans l'un des chapitres finaux du livre, « Tout publier » (qui répond au chapitre d'avant, « Plus rien dire »).
J'ai tendance à croire qu'il en aurait été, a minima, perturbé. Qu'il aurait repensé sa déviation, ou son désir de transgression, et qu'il l'aurait déplacée en changeant le regard. Mais peut-être ai-je envie de le croire. C'est d'ailleurs tout l'objet de la lutte entre le passé et le présent dans le livre : cette oscillation entre la certitude et le doute.
Emmanuelle Lambert, Aucun respect, Stock, août 2024, 225 pages, 20 euros
Comments