
Jean-Michel Devésa : Voilà trente ans que vous publiez, votre premier livre, Index, étant paru en 1991. En 2000, Dans ces bras-là a obtenu le prix Femina En 2017, un colloque (« Camille Laurens : le labyrinthe et le kaléidoscope) organisé par Sylvie Loignon et Isabelle Grell-Borgomano (et tenu à peu près au même moment que ceux consacrés à Philippe Forest, à Jean-Philippe Toussaint et à Laurent Mauvignier, et concomitamment à l’exposition Jean Echenoz au centre Pompidou) conforte votre position parmi les écrivaines et les écrivains de votre génération qui importent. Vous rejoignez le jury Goncourt en février 2020. Index et les ouvrages qui, immédiatement, le suivent (Romance en 1992, Les Travaux d’Hercule en 1994 et L’Avenir en 1998) ont notamment été remarqués par Alain Robbe-Grillet (ce qui, j’ai eu l’occasion de vous le confier, m’a conduit à vous lire et, depuis, à suivre l’œuvre que vous édifiez). L’économie d’écriture de vos livres a certes évolué mais je crois bien que votre poste de vigie demeure le même : « Nous sommes comme des poètes qui en vieillissant ne se renouvelleraient que par le style, non par le sujet » (Index). Vous écrivez à mon sens dans les parages de la mort, et plus précisément de la lisière où celle-ci escamote le vivant : « Je n’écris pas de tombeau : la mort n’est pas noble, le deuil n’est pas pur, ce n’est pas vrai – où s’ils le sont, ils ne peuvent le rester longtemps. Mis en contact avec le monde qui va et vit, comme tout objet jeté dans un milieu hostile, ils se corrompent. De ce pourrissement je ne me fais pas juge mais scribe. Ce siège d’aéroport où, ni ange ni bête, du fond d’une douleur étouffante, je suis capable – et contente, qui sait ? – d’entendre le monde, ni ange ni bête lui non plus, ce siège d’aéroport, sous la lumière crue des néons, est à la fois le lieu exact d’où j’écris la mort de Philippe, mais sans doute aussi celui d’où j’ai toujours écrit » (Philippe). Selon moi, Ta promesse, sorti ce 2 janvier, en relatant comment et pourquoi Claire Lancel, poussée à bout par Gilles Fabian, en vient à lui fracasser le crâne et à le plonger dans le coma, s’inscrit dans cette veine, en « enfoui[ssant] le corps mort de l’amour ». Est-il exagéré de l’avancer ?
Camille Laurens : Vous avez évidemment raison, même si cette proximité de la mort me paraît moins une caractéristique personnelle que la condition même de la littérature. Une œuvre littéraire qui ne s’écrirait pas, peu ou prou, dans les parages de la mort, que serait-ce ? Disons cependant que cette expérience de la perte qui est au cœur même de notre rapport au langage, je l’ai eue très tôt, tout en faisant symétriquement l’expérience inverse, celle d’une langue qui nous sauve du manque à vivre. La langue comme à la fois insuffisante à restituer la matière même de la vie et indispensable pour contrer la mort. Vous connaissez la célèbre phrase de Nietzsche : « L’art est fait pour nous empêcher de mourir de la vérité. » La vérité est tragique mais l’art, et plus particulièrement la littérature, possède une puissance d’action contre le tragique.
J’ai par ailleurs beaucoup fréquenté, peut-être plus qu’une autre, cette lisière dont vous parlez, où le vivant est escamoté par des événements mortifères : un abus sexuel qu’on m’a enjoint de taire, enfant ; la mort de mon fils Philippe et son contexte délétère, la difficulté du deuil ; et puis la répétition des échecs amoureux. Pour moi, c’est essentiellement l’amour qui nous fait nous sentir vivants. Écrire est un pis-aller, quand on écrit on est moins vivant que survivant. « On écrit toujours sur le corps mort de l’amour », selon Marguerite Duras. Je ne saurais mieux dire. C’est mon seul sujet, au fond, comme je le pressentais déjà dans Index. Je l’explore sans relâche tout en variant les formes romanesques. Alain Robbe-Grillet était surtout sensible à ce travail de la structure fictionnelle chez moi (il avait notamment beaucoup aimé L’Avenir, mon 4e roman, qui mêle la vie et ses représentations), le sujet (l’amour) l’intéressait moins.
J.-M. D. : Je suis un lecteur et j’essaie d’être un auteur. Dans mes tout petits écrits comme dans des livres comme les vôtres, ce qui attire mon attention c’est la vérité littéraire produite, le processus et le dispositif par lequel on élabore une connaissance affinée de la réalité, un point de vue plus lucide de celle-ci, un tamisage des situations plus serré que celui dont sont capables les sciences sociales, la psychologie, la philosophie, la politique. Persuadé que la littérature – la grande littérature, pour m’exprimer comme Gilles Deleuze – a l’aptitude de dégager des objets de connaissance parmi les plus pertinents, et ne confondant pas cet effort d’élucidation et d’intellection du monde avec l’enquête du détective ou du policier, j’évite de me demander si la part de vérité révélée et « parlée » par le texte coïncide ou non avec le vécu de celle ou de celui qui l’a échafaudé. D’une part, parce que je n’ai pas la naïveté de poser qu’on est en mesure, par le biais de la langue et de la représentation, de restituer exactement ce que l’on vit ; d’autre part, parce que je n’occulte pas la dimension esthétique d’un texte littéraire au profit de sa valeur documentaire, le discours du roman n’étant pas similaire à celui d’un procès-verbal. Je n’ai donc pas lu Ta promesse en me contorsionnant pour repérer si tel ou tel de vos personnages renvoyait ou non à des personnes physiques. Votre vie privée vous appartient ; celle de Claire Lancel, en revanche, parce que littéraire, romanesque, elle est de nature à mobiliser ma curiosité, mes souvenirs, mes aspirations, mes phobies et mes rêves, mes détestations et mes chimères car il se pourrait que le récit de sa passion pour Gilles Fabian « voisine » avec des mésaventures, des impasses et des échecs qui m’ont mis à mal et bouleversé mes plans et mon itinéraire, ou qui, demain, si je ne me préservais pas de la reproduction et de la réitération des mêmes errances, seraient à même de m’éprouver, gravement. La fiction et son écriture ne délimitent-elles pas, selon des modalités spécifiques, tant pour celles et ceux qui s’y adonnent que pour celles et ceux qui s’y immergent en les lisant, un périmètre pour une ou des expériences de pensée – dans les plis de la narration – qui catalysent ce qui, autrement, du réel échapperait ?
C. L. : Je vous remercie de ne pas tomber dans l’écueil qui consisterait à chercher des « clés » à ce roman. Il est très composite, aucun personnage n’a de référent précis dans la réalité. Bien sûr, le paysage mental est le mien, et le roman cherche à exprimer mon « livre intérieur ». Cependant, pour reprendre la formulation de Marguerite Duras, certes des événements ont été vécus, mais ensuite, « très vite, ce qui est écrit a remplacé ce qui a été vécu. » C’est donc le livre qui compte, non la réalité factuelle dont il pourrait éventuellement procéder. En revanche, il m’importait que la narratrice, comme dans beaucoup de mes romans, soit écrivaine car c’est là que la dimension autobiographique est la plus importante. Le vrai sujet, c’est en effet la création littéraire. Dans ce roman, le lecteur assiste à la composition même du roman, dont l’explication est donnée par l’agent littéraire de Claire, à la fin. Je souhaitais qu’on voie le bricolage qui inaugure la recherche d’une forme – et sa trouvaille. Claire revient à la vie par l’écriture, d’abord en composant des fragments sous forme de poèmes en vers libres (j’ai fait moi-même cette expérience quand, après Philippe, je ne parvenais plus à revenir au roman : P.O.L, mon éditeur d’alors, m’avait conseillé d’écrire des fragments, des bouts de langue pas forcément narratifs. Cela a donné Quelques-uns, un recueil dans lequel j’explore quelques mots français. Revenir au matériau même de l’écriture a été mon salut) ; ensuite Claire y entremêle des passages dialogués – j’y tenais aussi beaucoup car c’est dans ces échanges parlés que peut se faire entendre le gaslighting, la fausseté, la manipulation. D’une manière générale, c’est un roman plein d’oralité, dont la plupart des récits sont « adressés ». Mais il y a aussi une tentative de science-fiction, et je joue avec différents codes – ceux de la romance, du thriller, du roman de procès. Le cinéma est également très présent dans la quête d’une forme (la construction générale du roman, par exemple, m’est venue de Citizen Kane et de ce souvenir d’enfance qui éclaire rétrospectivement le parcours cruel d’une vie). Bref, ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit d’abord d’expériences d’écriture qui cherchent à traduire des expériences vécues en des expériences de pensée que le lecteur peut faire siennes. Le chaos des sentiments trahis après le coup de fil à Toronto ne pouvait s’exprimer que par le vers libre et sa scansion en apnée, souffle coupé, sans ponctuation. Seule la variation des points de vue, les témoignages tournants, était à même de restituer, selon moi, ce vertige qui nous saisit lorsque nous n’arrivons pas à savoir ce qui est vrai, à démêler le vrai du faux. Le langage permet de dire tout et son contraire : voilà sans doute l’expérience la plus atroce du roman, quand Gilles dévalue la parole (à tous les sens du mot) et détruit en quelque sorte la foi dans la vérité. C’est pourquoi j’ai eu besoin d’une réalité factuelle – un papier qu’elle trouve dans un tiroir, une preuve. Ce n’est pas la vérité, mais c’est quelque chose de vrai. Car en ce qui concerne le réel même, il échappe toujours, ou plus exactement, « il ne cesse pas de ne pas s’écrire », selon les mots de Lacan.
J.-M. D. : J’ai lu votre roman comme si je suivais une ligne de crête, avec d’un côté un tableau, le « Pierrot » d’Antoine Watteau (que bien sûr vous convoquez à la fin de votre ouvrage) et une pièce de Couperin, Les Barricades mystérieuses (composition qui participe de votre « sentimenthèque » puisque ce n’est pas la première fois que dans votre œuvre vous la mentionnez. Toutefois, j’ai l’impression que c’est Puccini et Tosca, et notamment l’air de Scarpia, l’air du traitre, qui a le plus sollicité et soutenu votre ressort d’écriture et de création. Dites-moi si je m’égare.
C. L. : J’aime beaucoup votre néologisme : une « sentimenthèque », autre façon de dire combien je suis attachée à certaines œuvres et à leur pouvoir d’émotion. Pour reprendre la belle expression de Gilles Deleuze, j’ai des « pays profonds » que chaque roman revisite au gré des impressions éprouvées par la narratrice ou les autres protagonistes. Ce sont parfois des tableaux ou des sculptures – j’ai même consacré un livre et une thèse de doctorat à La Petite Danseuse de quatorze ans, le chef-d’œuvre de Degas – ou des spectacles de danse contemporaine, assez souvent des scènes de films mais la plupart du temps, c’est la musique, la voix, le chant, qui accompagnent au plus près mes personnages. Les Barricades mystérieuses de Couperin me suivent, si je puis dire, depuis Dans ces bras-là, où j’interprétais ce titre et ce morceau comme une traduction émotionnelle de la différence entre les sexes. Le côté répétitif de cette musique, ces variations semblent revenir toujours à la même interrogation fondamentale, qui reste une énigme. Cette œuvre, quoique baroque, peut paraître classique par rapport à l’opéra qui exprimerait davantage la vision romantique, passionnelle, de l’amour. C’est vrai en un sens parce que dans l’opéra les voix apportent une dimension d’humanité tragique ou pathétique. Dans ma sentimenthèque on trouve évidemment La Traviata, cette femme amoureuse vouée au sacrifice et à la mort, mais aussi Tosca, autre femme sublime, dans une veine moins victimaire. Cet opéra résonne particulièrement avec Ta promesse, vous avez raison, parce que Tosca se tient entre deux hommes, son amant, Mario Cavaradossi, qu’elle aime passionnément, et Scarpia, le cruel chef de la police, qui menace leur amour. Dans le roman, Gilles s’identifie secrètement à ce dernier, tandis qu’aux yeux de Claire il incarnera successivement les deux personnages : l’amoureux et le traître. La trahison et l’abandon ont souvent raison de l’amour, dans les opéras… comme dans mes romans.
J.-M. D. : Ta promesse est un roman où l’amour est en butte à une forfaiture contraignant celle qui en a été le jouet, Claire Lancel, à rompre la promesse à laquelle elle avait souscrit, en toute bonne foi, puisque la félicité dans laquelle elle pensait (miraculeusement) baigner était de nature à lui interdire d’écrire la moindre ligne à son sujet car pour celle-ci, comme les peuples et les nations, les gens heureux n’ont pas d’histoire, et le roman et la littérature font leur miel de la souffrance et des épreuves, du « chagrin », et nullement du bonheur : « Le bonheur n’est pas un sujet, à moins d’être menacé. » Vous m’accorderez que si on se penche sur l’ensemble de vos publications l’amour n’est jamais heureux (« La fureur de l’amour […]. Son revers de haine. ») ; en la matière, Ta promesse prolonge et approfondit une des thématiques les plus prégnantes de votre univers littéraire et de votre appréhension des relations entre les sexes, n’est-ce pas ? De plus, ce n’est pas la première fois que vous analysez le sentiment amoureux en arrimant votre questionnement à une réflexion portant sur l’écriture, en 2003, avec L’Amour, roman, vos investigations avaient quelque peu exploré cette voie… L’amour serait-il, selon vous, un pays à jamais perdu ?
C. L. : Je pense à cette phrase de Proust : « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. » C’est parce que c’est perdu qu’on y pense tout le temps, et sans doute aussi qu’on les mythifie. En bonne disciple de la psychanalyse, j’aurais tendance à penser que ce pays est perdu depuis l’enfance, voire la naissance, quand a lieu la première séparation puis l’apprentissage du langage. Chaque nouvel amour ne serait alors qu’un fol espoir de retrouver l’amour premier et fantasmé, l’amour idéalisé puisque perdu. Comme le dit Duras (elle, encore et toujours), « aucun amour au monde ne peut tenir lieu de l’amour, il n’y a rien à faire ». Il y a donc des amours mais l’amour, l’Amour, lui, manque toujours à l’appel. On ne sait pas ce que c’est – « la goutte de néant qui manque à la mer ».
Si j’arrime mon questionnement sur l’amour à une réflexion sur l’écriture, c’est que j’y vois une sorte de parenté. Pour aimer comme pour écrire, il faut être dupe. Il faut croire en ce miracle, en cet enchantement qui va (enfin !) nous rapprocher de l’objet idéal – l’autre, le livre. Il faut que cette saisie soit notre seul but, notre nécessité absolue. Ensuite le manque et la distance s’en mêlent, on déchante, on souffre, mais cette quête du perdu s’appelle le désir, et ça, c’est le principe vital. Ensuite, comme le dit la chanson avec Aragon, « il n’y a pas d’amour heureux mais c’est notre amour à tous deux ». Il n’y a pas non plus d’œuvre parfaite, mais celle qui est guidée par la nécessité et la conscience de la défaillance initiale sera meilleure qu’une autre. Être conscient que quelque chose est hors d’atteinte donne toujours de meilleurs amoureux et de meilleurs livres que lorsqu’on se croit tout-puissant. Non ?
J.-M. D. : Les lecteurs et critiques pressés disent que votre parcours a connu une inflexion forte, avec la tragédie (la perte d’un enfant) dont rend compte Philippe en 1995. Ce qui leur permet de discerner d’abord, une « tétralogie » (dont je viens de citer les titres) influencée par le formalisme, les avant-gardes littéraires et, en particulier, le Nouveau Roman ; ensuite, un roman puisant dans le vécu et l’intime en tant qu’expérience (au sens où Georges Bataille pose que celle-ci engage toute la personne). Je trouve simplistes ces périodisations. Je dirais plutôt que votre œuvre oscille entre deux phares : Jorge Luis Borges et Serge Doubrovsky (pour figurer deux pôles en tension constante, chez vous), c’est-à-dire entre le travail méticuleux de la forme, le sentiment que ce que l’on écrit ne vient qu’ajouter des bribes à ce qui a déjà été écrit, et qu’écrire permet de découvrir que ce que l’on vit a déjà été écrit ; et puis l’impérieux désir de s’écrire, alors qu’on sait que c’est une gageure, et que si l’on peut à la rigueur se parler sur le divan de l’analyste il est présomptueux d’essayer de tout écrire de soi, défi vain, peut-être futile, que l’on relève néanmoins, d’où un agencement continu de reprises, de remaniements, de diffractions. Je ne souhaite pas vous embarrasser mais, dans votre roman quand, à Claire, vous prêtez « le désir de savoir » comme mobile de son écriture, ne ménagez-vous pas là une mise en abyme de « ce qui fait avancer [vos] livres » ?
C. L. : Oui, c’est le désir de savoir, autant dire la curiosité, qui fait avancer mes livres – comme mes histoires d’amour, du reste. Soudain, j’ai envie de connaître quelqu’un, de tout savoir de lui, de son passé, de ses désirs, de ses souffrances : c’est le premier signal de l’amour, qui est aussi un signal d’angoisse. Mes narratrices partagent cette aspiration qui nécessite une intelligence de l’autre – intelligence au sens étymologique : qui établit des liens. C’est pourquoi mes livres ont souvent la forme d’une enquête. L’écrivaine est ce détective qui progresse vers la vérité des êtres, ce qui suppose à la fois de dépasser les apparences illusoires et d’interpréter les signes, les indices. Mes romans suivent ce trajet de dévoilement. Mais comme je n’ai pas la naïveté de penser qu’à la fin d’un trajet linéaire on peut poser la vérité sur la table, j’imagine pour chaque livre des formes diffractantes, des jeux de miroir, des labyrinthes pleins d’impasses, des trompe-l’œil, des emboîtements, des dissonances, des versions multiples de témoins plus ou moins fiables. On m’assigne (de façon souvent misogyne) à la littérature amoureuse, voire à la romance, alors que tout mon travail, depuis trente ans, consiste à jouer avec des formes. Mes romans sont des architectures dont le plan au sol relève bien davantage du « jardin aux sentiers qui bifurquent », pour reprendre le titre d’une nouvelle de Borgès, que du récit autofictionnel linéaire, et cela depuis Index, mon premier roman. Si je me suis effectivement rapprochée d’un contenu autobiographique après Philippe, c’est par nécessité ontologique. Les recherches ludiques façon Oulipo ou structurelles façon Nouveau Roman ne pouvaient plus me suffire, il fallait que l’écrivaine-détective s’attache davantage à la connaissance des êtres et d’abord d’elle-même. « Connais-toi toi-même » pour connaître les autres et comprendre le monde. Borgès est trop cérébral à mon goût, Robbe-Grillet trop froidement formaliste, Doubrovsky trop autocentré et parfois trop « sentimental ». Ils m’ont tous trois beaucoup inspirée, pourtant, et j’ai tenté de les faire fusionner. Cependant, j’ai aussi d’immenses références féminines, dont je me sens plus proche encore : Woolf, Duras, Ernaux. Ainsi, si Philippe a malgré tout été une sorte de charnière, c’est Virginia Woolf qui en donne la meilleure explication : « L’aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain. J’avancerais, en guise d’explication, qu’un choc, dans mon cas, est aussitôt suivi du désir de l’expliquer. » Elle dit « chercher le témoignage d’une chose réelle au-delà des apparences » pour ne plus en être blessée : « je la rends réelle en la traduisant par des mots ». Des mots… et des formes, ajouterais-je.
J.-M. D. : Il n’est pas inutile de nous attarder à l’intrigue de votre roman et à ses personnages. Commençons par Claire qui, comme vous, est écrivaine et bénéficie d’une reconnaissance indiscutable. Celle-ci ne veut plus d’« histoires avec des hommes mariés, en tout cas pas libres », elle « préfère ne rien commencer, vraiment », elle en a « assez d’être la cinquième roue du carrosse », elle ambitionne « d’être le carrosse ». Avec Gilles (pourtant en relation avec Violetta), la rencontre et les premiers temps de l’idylle se déroulent de telle manière que Claire est persuadée d’être « en miroir » avec lui, en particulier dans le rapport à leurs enfants respectifs (« J’aimais qu’il soit père et paternel, comme je me sentais moi-même, en miroir, mère et maternelle. ») mais pas uniquement. Rien n’affecte leur « splendide entente amoureuse ». Aux anges, Claire estime « n’[avait] jamais été ainsi adorée – adorée, oui, au-delà de l’amour ». Elle est comblée, à tous égards : « J’avais dépassé la moitié de ma vie et je venais seulement de rencontrer la douceur. La douceur et l’intensité. La joie d’être au monde avec une âme sœur. » Cet enchantement la conduit à réexaminer sa trajectoire, ce qui l’a « perdue », c’est « l’ironie accotée au doute, la satire, l’habitude de crypter les conventions, le souci de ne pas faire comme tout le monde, l’horreur du troupeau ». Celle qui se dépeint elle-même comme relevant « d’une moralité douteuse », parce sceptique quant à « la morale des autres », réoriente son existence : « Il s’agissait maintenant d’habiter le présent de l’amour, de prendre Gilles comme modèle pour trouver la joie dans un mot, une photo, un cadeau, un instant – simplement. » Elle le regarde comme son « professeur de bonheur » ! On songe à Stendhal et sa théorie de la cristallisation : dans l’idéalisation de Gilles, Claire est devenue aveugle à ce qu’il trame… Comment expliquer ce manque criant de lucidité ?
C. L. : La cristallisation fait partie intégrante de l’amour à son début. Si l’on est trop raisonnable et suspicieux dès l’origine, quel ennui ! Je ne dirais pas que Claire manque de lucidité. Elle a une certaine expérience, elle repère divers signaux d’alerte mais elle s’accuse elle-même d’être trop ironique, de ne pas savoir s’abandonner au bonheur simple. Cela pose une question très contemporaine, à l’ère des réseaux et des sites de rencontre où l’on peut cocher des cases sur un questionnaire. Si vous jetez l’autre à la première anicroche, au premier red flag, la relation devient consumériste. L’amour, c’est autre chose qu’une sélection cynique, non ? Du reste, où passe la ligne rouge ? À la première colère ? Au premier signe de jalousie ? À la première déception ? Jusqu’où la tolérance à la différence, à l’altérité peut-elle aller ? Claire n’est pas aveugle mais d’une part elle respecte la singularité de Gilles, y compris dans ce qui la blesse, d’autre part, et surtout, elle n’a pas même l’idée qu’il puisse être aussi duplice. Pour voir « ce qui se trame », il faut imaginer cela possible. Or, il donne tant de signes contraires, aussi, que Claire se fie plutôt au conte de fées bien visible qu’au conte cruel qui en est la doublure. Le gaslighting fait partie du jeu destructeur mais elle ne s’en aperçoit pas tout de suite, comme chez Cukor.
J.-M. D. : Gilles est d’une « séduction […] extrême » et d’abord il n’est que sourire, musicien et pianiste sensible (« Son cœur parlait dans ses doigts. »), il est extraordinairement gentil et disponible (« C’était comme s’il était entièrement ouvert au désir d’une autre, prêt à changer pour lui plaire, sans que sa propre volonté entre en compte. ») ; de surcroît, il est très bon amant, et amant « à l’écoute ». Metteur en scène d’opéra, ses réalisations empruntent à différents théâtres et traditions de marionnettes : dans son art comme dans la vie, Gilles entend tirer les ficelles… Le manipulateur a endossé les habits du marionnettiste : tous ses efforts visent à « rendre l’autre fou ». Pendant longtemps, Claire ne décèle pas qu’« [il] reconnaî[t] l’amour mais […] ne l’éprouv[e] pas ». Pas plus qu’elle n’entrevoit la double vie de cet homme « étranger aux émotions des autres, sauf à la colère, à l’envie et à la peur ». Cependant, à la fin du livre, une très belle page brosse un portrait de Claire et de Gilles en sujets abandonniques qui, « pour rester vivants dans [la] terreur de la mort » ont « dû composer » en paradant : « Nous nous étions créé un rôle, nous y étions appliqués à la perfection. Met-on à la porte de la vie des êtres délicieux ? » Évidemment, leurs chemins ont « bifurqué » : « Nous avions joué ce rôle auprès d’autrui, toi pour t’en rendre maître, moi pour m’en faire aimer ; toi pour faire de son malheur la condition de ton élan vital, moi pour faire de son bonheur la condition du mien. Ta haine s’est étendue à toutes les femmes, mon espoir à tous les hommes. Nous avions échoué tous les deux. » Si nous en doutions, même dans l’abjection et la monstruosité, Gilles demeure humain : n’est-ce pas, pour cela, qu’en dépit des promesses qui n’ont pas été tenues, Claire et Gilles ont pu, fugitivement, se réconforter, se réchauffer l’un à l’autre, l’un contre l’autre, en se tenant dans les bras ?
C. L. : Ce n’est pas un roman en noir et blanc, la vérité psychologique est riche de nuances et d’ambivalences. Je crois que c’est Bresson qui disait qu’il faut aimer tous ses personnages, même les monstres. Gilles est un personnage tragique au sens où l’humanité s’est mal construite en lui et qu’il n’y peut rien, c’est son destin : il agit de manière perverse mais il est aveugle à ce qu’il fait, il n’a pas vraiment conscience du mal qu’il fait et qu’il incarne. Ce défaut d’être en lui a créé un vide qu’il ne peut remplir qu’en mimant la vie. La phrase qui le définit le mieux, c’est, à un moment où Claire l’observe à son insu : « Il n’y a personne et c’est toi. » Il a fondé sa vie sur le semblant et le déni pour se protéger des autres. Claire, au contraire, prend le risque de l’amour, qui est le fondement et le sens de sa vie. Mais tous deux ont souffert d’une défaillance commune, d’un sentiment d’abandon auquel ils donnent des réponses opposées. À cet endroit-là, par moments, ils peuvent se retrouver.
J.-M. D. : Assez rapidement, Claire et Gilles forment un couple qui réorganise le quotidien de chacun, ainsi l’acquisition en commun d’une maison à Hyères est-elle décidée. Quoiqu’écrivaine et par conséquent encline à observer, à noter, et à « ne rien laisse[r] passer » – du moins à s’y essayer –, Claire n’a pas déchiffré les signes qui auraient pu la mettre en garde. Son « système d’alerte ultra sophistiqué », en l’occurrence « l’angoisse », ne l’a pas prévenue. Bien que réceptive aux situations et « sismographe », elle n’a pas réagi. Elle a minimisé les accrocs (de plus en plus nombreux) à l’harmonie initiale : l’incapacité et le refus de Gilles de lui laisser du temps et de l’espace pour son écriture et son équilibre psychique, les motifs pour lesquels son travail littéraire se nourrit de ce qui survient dans sa vie, etc. Elle ne discerne pas que sa jalousie et sa propension à vouloir la maintenir exclusivement dans son orbe trahissent son secret désir de la paralyser, de stériliser sa création : « il demande à une écrivaine dont toute l’œuvre repose sur le récit de soi, qui est connue et reconnue pour cela, il lui fait jurer de ne jamais écrire sur lui ! Autant dire : ne plus jamais écrire. » Cette destruction de « l’autre par le langage » n’équivaut-elle pas à un « meurtre psychique » ?
C. L. : Selon Hegel, « toute conscience désire la mort de l’autre ». J’ajouterai : « Tout inconscient, surtout » ! Le passage à l’acte n’est pas forcément physique, mais quand il l’est, c’est immédiatement visible : des coups, une arme… Le meurtre psychique, lui, est invisible, il a lieu à petit feu dans l’intimité, et son arme est le langage – la langue et son revers de silence. La langue sert à mentir, à rendre l’autre confus, à lui embrouiller les idées et la mémoire, à l’humilier par des piques subtiles, à l’angoisser par des silences soudains ou des accusations sans fondement : gaslighting, ghosting – on connaît bien ces nouveaux processus de démolition. Dans le roman, Claire est écrivaine, la langue est la matière même de son travail, le lieu de son désir, de sa puissance ; c’est donc ainsi, en dévoyant ce qui lui est le plus cher, que Gilles la frappe au cœur : la langue n’a plus de valeur, la parole n’est rien, elle-même ne vaut rien. Alors oui, on peut en mourir. La psyché – l’âme – en est détruite. Mais Claire, par-delà la souffrance, reste forte de cette puissance, malgré tout, et c’est donc aussi par la langue – par l’écriture – qu’elle va s’extraire de ce duo mortifère. S’il y a beaucoup de dialogues dans Ta promesse, c’est pour faire entendre ce duel terrifiant que se livrent la langue vivante, éprise de vérité, y compris dans ses hésitations, et la langue morte, annihilante.
J.-M. D. : Gilles finit par accuser Claire de se comporter en « mère toxique ». En s’emportant contre les hommes, Carole, l’amie de Claire, interprète ces jérémiades comme le signe d’une immaturité chronique : « quand tout d’un coup vous voyez la mère en nous, c’est qu’alors vous êtes des petits garçons. Ce n’est pas que nous sommes des mères, toxiques ou non, c’est que vous êtes des fils, des fils éternels. Voilà ce que vous devez soigner, chez le psy ou ailleurs : le petit garçon qui geint dans votre corps d’homme. » Cette fixation à la mère est-elle commune à tous les garçons hétérosexuels lesquels seraient dans ces conditions voués à chercher des « mamantes » ? Si « [l’]amour n’est que la rencontre de deux inconscients », les amants et les amoureux ns sont-ils pas hélas, comme Claire et Gilles, tributaires des conflits qui ont déchiré leurs ascendants et agis par leurs fantômes ?
C. L. : En bonne disciple de la psychanalyse, je suis intimement convaincue que tout ou presque se joue dans l’enfance. Je ne souhaite évidemment pas généraliser à propos des garçons hétérosexuels – d’autant que sur le terrain du rapport névrosé à la mère, les homosexuels ne doivent pas être bien loin. Cependant, j’ai personnellement observé plus d’une fois comment un homme pouvait projeter sur une femme un idéal (l’amante) qui allait ensuite se décliner en fantasme incestueux (la maman) et destructeur (la mante religieuse, qui dévore le mâle), occasionnant fuite et débandade. La mère a souvent une telle importance dans la constitution des névroses. Le père n’est pas en reste, quoique différemment. Pour répondre à votre question, je citerai un passage d’un autre de mes romans, Ni toi ni moi, (2005) qui explorait déjà l’échec amoureux à la lumière du passé. Les deux protagonistes ont beau être adultes, ils sont agis par leur histoire ancienne : « Dans notre conte, il n’y a pas de grandes personnes. Ce sont des enfants qui s’aiment, et ce sont des fantômes qui se rencontrent. »
J.-M. D. : Dans votre roman, un de vos personnages, Émilie, observe que « [l’]amour n’obéit pas à la raison ni aux raisonnements des amis, il a sa propre logique, qui vit d’espoir et de déni ». Ce qui l’amène à expliquer l’impossibilité pour Claire de « passer à autre chose » par sa condition d’écrivaine : « Elle ressasse avec la même intensité que d’autres mettent à aller de l’avant. C’est peut-être le problème des écrivains – leur faiblesse, leur force : ils ne tournent pas la page avant de l’avoir lue et relue. » Les écrivaines et les écrivains seraient-ils donc parmi les sujets les plus exposés au délicieux poison de la répétition ? Écrivant d’ouvrage en ouvrage en fait un seul et même livre, s’entretiendraient-ils dans la névrose ?
C. L. : Je ne crois pas qu’écrire entretienne particulièrement la névrose, en revanche la névrose est le terreau, peut-être même la condition sine qua non de la littérature. Proust, dans Le Côté de Guermantes, salue « le nervosisme » sans lequel « il n’est pas de grand artiste » et célèbre ceux qui appartiennent à « cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre ». C’est sans doute pourquoi beaucoup d’artistes sont rétifs à poursuivre une analyse : ils ont peur qu’en soignant leurs névroses, ils se trouvent asséchés, dépossédés de leur créativité. En fait, les choses ne se passent ainsi. L’analyse ne vous guérit pas de votre inconscient ! Elle vous permet seulement – et c’est beaucoup – de faire avec, d’identifier par exemple ce qui se répète à votre insu dans votre vie, des scénarios mortifères, des symptômes qui vous inhibent. La création s’en trouve souvent plus épanouie, au contraire. Ainsi Claire saisit-elle, à la fin du roman, ce qui s’est rejoué plusieurs fois dans ses histoires amoureuses, conduisant toujours celles-ci à l’échec. La répétition est alors un poison, oui, mais c’est aussi une potion : on se libère de la répétition par la répétition. En ressassant son passé, en tentant de ressaisir, par la mémoire, l’intelligence et l’introspection, ce qui a eu lieu, Claire donne une sorte de sens à sa souffrance (ou accepte qu’il n’y ait pas de sens) et peut ensuite lui chercher une forme. « Tourner la page », au sens familier de l’expression, consiste souvent à fuir la vérité profonde de la vie au lieu de s’acharner à comprendre, ne serait-ce qu’un peu, ce qui nous arrive, en nous penchant sur notre « livre intérieur », « le plus pénible de tous à déchiffrer », si difficile que la plupart des gens s’en détournent : « que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là », résume Proust. Pour répondre à votre question, je préfère la névrose que creusent les écrivains à celle des gens qui n’en veulent rien savoir.
J.-M. D. : La narration de Ta promesse est conçue comme un montage de multiples voix : celle de Claire, la narratrice principale ; celles de ses amies, Carole, une journaliste culturelle, et d’Émilie, une psychosociologue en poste au CNRS ; celles de Georges Dugain, un intime de Gilles, de Rob Simmons, l’agent littéraire de Claire, et du cinéaste Miles McLauwrence. Ils répondent aux interrogations de l’avocat (Maître Niepce), de la juge ; ils sont au tribunal (lors des deux procès de Claire) ou dans l’accompagnement (professionnel ou amical) de Claire. Ce tressage est scandé par des intrusions de l’instance narrative. Le fil du récit est tendanciellement suspendu par l’insertion de « morceaux » poétiques, commentant l’action en la « surplombant » par substitution de l’impersonnel aux trois personnes de la communication. À la fin du livre, dans une conversation avec Miles McLawrence, Rob Simmons relate comment sa cliente, en sortant de prison, est revenue à l’écriture par le poème : « J’étais surpris parce qu’elle n’en avait jamais écrit, mais tellement heureux de voir se réenclencher le geste même d’écrire. Et c’était logique qu’elle y revienne par la poésie. Le poème répond à une impulsion ici et maintenant, il ne demande pas à être structuré comme un roman, dans le temps. Mais ce qui m’a frappé surtout, c’est le choix du pronom on. Un pronom indéfini. Qui peut remplacer tous les autres, au singulier et au pluriel, sans s’identifier à aucun. Claire est revenue à la langue par l’impersonnel parce qu’elle n’était plus personne. » Cette dépersonnalisation de Claire, pourquoi avez-vous voulu la rendre si visible, si manifeste, si tangible dans la « chair » même de votre relation ?
C. L. : J’ai un lien spécial avec le pronom on, depuis très longtemps. Je lui ai consacré tout un chapitre de Quelques-uns, mon premier recueil sur les mots, en 1999. C’est un pronom fascinant, un indéfini qui peut se décliner à toutes les personnes ; étymologiquement, c’est l’hom, il est donc plein d’humanité, sous ses airs neutres. Il contient aussi de l’inconnu. Je l’ai toujours aimé dans la littérature, il me procure des émotions particulières, comme s’il en était gorgé – tranchant chez La Rochefoucauld, mélancolique chez Verlaine, poignant chez Victor Hugo. Évoquant le désastre de la campagne de Russie, les soldats tombés dans la neige, Hugo écrit : « Et, chacun se sentant mourir, on était seul. » Y a-t-il rien de plus bouleversant que cet alexandrin ? Les larmes me montent aux yeux chaque fois que j’y pense. Face à la mort, on dépersonnalise et individualise à la fois, c’est sublime. J’ai voulu retrouver quelque chose de cette puissance sensible dans les poèmes en vers libres qui scandent Ta promesse, soit à des moments où la narratrice veut embarquer tout le monde avec elle dans le récit, jusqu’à l’identification, soit lorsque la douleur ou les circonstances l’assujettissent à un rôle indéfini, la rabaissent au rang d’objet ou même l’annulent. Mais il y a quelque chose qui résiste dans on, malgré tout, c’est une espèce de noyau dans la langue, ou de racine – c’est l’hom, c’est l’humain. L’étymologie lui vient en aide, à ce moment-là. « L’étymologie : quelle science est plus utile au poète ? » demandait Ponge.
J.-M. D. : Juste après une première séquence dans laquelle Claire évoque la découverte dans le tiroir secret du secrétaire offert à Gilles par sa mère de la preuve de ses mensonges, l’instance narrative formule ces remarques relatives à la vérité, au rapport que « tout le monde » entretient avec elle, et à la relation que le roman en tant que genre gagne à la restituer : « Il faut que ce livre finisse comme finit un roman policier : par la vérité. Car la vérité existe, n’en déplaise aux hérauts de la nuance, aux champions de l’ambivalence, aux tenants de la fiction universelle. À un moment, dans le champ de la vie, quelque chose est vrai ou faux, fait ou fable. Cela ne dure peut-être qu’un moment, mais c’est un moment de vérité. Or, tout le monde a peur de la vérité. On traîne les pieds, on y va à reculons, on tergiverse. On ne veut pas la vérité, on veut la paix. Non, pas la paix. La tranquillité. La vérité est une aventure, or on veut être tranquille, peu importe le prix. Mais un roman ne doit pas sacrifier la vérité, il perdrait sa raison d’être, qui consiste à s’y risquer, quelle qu’elle soit. Si vous n’écrivez pas pour la chercher, n’écrivez pas. » Dois-je en déduire que, pour vous, écrire implique d’accepter de s’installer dans l’intranquillité et l’inconfort, au risque d’une géhenne continuée, prolongée, parce que la transposition du vécu a pour corolaire de le « revivre », même « fictionnalisé », et que la vérité ainsi débusquée est si tranchante et dérangeante qu’on voudra l’étouffer par le scandale et la polémique ?
C. L. : C’est ce que j’évoquais plus haut en citant Proust. Je pourrais aussi rappeler le divertissement pascalien. Écrire implique de se risquer hors du connu, du balisé, d’aller voir de l’autre côté des apparences. L’inconfort, voire la douleur, font partie du voyage. Tout le monde n’est pas prêt à faire le voyage, ni du côté des auteurs ni du côté des lecteurs. Si on ne veut ni déranger ni être dérangé, si on craint ce sublime bougé qu’est la littérature, alors on s’en détourne ou pire, on l’attaque. Et pourtant, quelle aventure ! Et puis, il ne faut rien exagérer, la langue vraie est aussi source de joie. Et surtout, on en jaillit toujours plus vivant.
J.-M. D. : Dans Ta promesse, vous dépeignez « les troubles de l’ego » comme un « nouveau mal du siècle », vous autorisant une pointe vigoureuse contre le président Emmanuel Macron à propos de la dissolution de l’Assemblée nationale : « un type narcissique et infantile, dans une crise aggravée par un déni massif de ses propres manquements envers elle, prend la nation tout entière comme défouloir émotionnel et sur une impulsion délirante, achève de détruire tout ce qu’il avait fait semblant d’aimer. » Ne croyez-vous pas que le « mal » est encore plus profond : ce dont nous souffrons, aujourd’hui, dans l’ensemble de la société française, dans toutes ses strates, c’est de l’absence de rapport – pas seulement de l’absence de rapport sexuel entre les sujets parlants, ainsi que Lacan l’a posé –, mais de l’absence tendancielle de tout rapport entre les individus lesquels ne se parlent plus mais communiquent seulement entre eux et vivent sans exister, c’est l’hypothèse que votre livre m’a soufflé ?
C. L. : C’est hélas plus qu’une hypothèse, c’est le constat sinon d’un état, du moins d’une tendance exponentielle. Quand j’écrivais Romance nerveuse, paru en 2010, je lisais un essai du psychanalyste Jean-Pierre Lebrun, La Perversion ordinaire, dont le sous-titre était « Vivre ensemble sans autrui ». Il y faisait déjà cet état des lieux où la communication à tout-va marginalise la conversation singulière, où le consumérisme remplace le désir, où le narcissisme induit l’illusion de la toute-puissance et le déni de l’altérité. Il y a une peur grandissante du risque qu’on prend nécessairement dans le rapport à l’autre, particulièrement dans le rapport amoureux. Le déni massif est un moyen de ne pas souffrir, de ne pas être entamé par la différence de l’autre. Cette auto-protection mène, vous avez raison, à vivre sans exister, à traverser la vie sans même savoir qui on est et ce qu’on désire profondément, dans une constante peur de la perte et de la mort. Ainsi, tout va dans le même sens étriqué, effrayé et déshumanisé : les jeunes générations fuient de plus en plus les relations réelles, y compris sexuelles, au profit du virtuel, et l’on en vient même à envisager des cours d’empathie à l’école primaire : l’autre va devenir une discipline scolaire ! Tout cela n’est pas séparable du désastre où les politiques nous ont plongé depuis quelques décennies. Dans l’expression « service public », le mot service a perdu son sens : l’hôpital transformé en entreprise astreinte à la « rentabilité », l’éducation dépourvue de toute considération humaniste, le profit de quelques-uns déniant aux autres l’aspiration à vivre dignement, etc. Quand on ne rend plus service à l’autre mais qu’on se sert de lui comme d’un objet, on n’est pas loin de la barbarie. À travers l’histoire singulière de mes deux personnages, c’est ce drame universel que je souhaite éclairer, qui ressemble dangereusement, pour reprendre le titre d’un essai passionnant de la sociologue Eva Illouz, à la fin de l’amour.
Et pourtant, lorsque j’écris ces mots, je crois encore que l’amour existe. – l’amitié, la solidarité, la communauté des vivants, la littérature, l’art. Tout n’est pas perdu, non.

Camille Laurens, Ta promesse, janvier 2025, 368 pages, 22,50 euros