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Hella Feki : « L’histoire est témoin des époques, la fiction est lumière de la vérité » (Une Reine sans royaume)

  • Photo du rédacteur: Cécile Vallée
    Cécile Vallée
  • il y a 2 heures
  • 6 min de lecture

Hella Feki (c) Marie Rouge/Lattès
Hella Feki (c) Marie Rouge/Lattès


Après Les Noces de jasmin, roman polyphonique dans lequel elle décrit la révolution tunisienne de 2011 de l'intérieur, Hella Feki se glisse dans le personnage de Ranavalona III (1861-1917), reine de Madagascar au moment de la colonisation française de l’île. Le récit prend la forme d’un journal intime que rédige la reine à la fin de sa vie, de son exil à Alger. Son séjour à Tunis, en 1907, au cours duquel elle rencontre des figures féminines marquantes, est au cœur de son récit. A sauts et à gambades, dans un langage poétique, la reine mêle l’intime au collectif pour donner à voir cette période coloniale de l’intérieur. 



« Je rejoue sans cesse mon histoire, dans l’usure de ma mémoire. Elle me traverse, dans l’obscur silence de mon exil à Alger. A tout instant, j’ai peur d’être broyée, effacée et d’oublier Madagascar. »


C’est pourtant son séjour à Tunis, raconté dans l’ordre chronologique, qui est le centre de son journal, comme un éclairage des autres moments de sa vie. Informée par la presse que se tenaient dans la ville tunisienne des « salons de pensée tenus par deux femmes orientales, Lella Beya Qmar, souveraine de Tunis, et la princesse Nazli d’Egypte », la reine malgache sollicite le résident général de France en Tunisie pour être invitée à la célébration de la réhabilitation du site de Carthage. Elle assiste, comme dix mille spectateurs, à la représentation de la pièce de Lucie Delarue-Mardrus, La Prêtresse de Tanit. Elle est également conviée au bal de la résidence de France à Tunis où elle rencontre Myriam Harry, une « grande journaliste et écrivaine française », première lauréate du Prix Femina pour La Conquête de Jérusalem, avec qui elle se lie d’amitié et découvre les rues de Tunis. Ranavalona III est ensuite invitée par les notables tunisois et rencontre les deux princesses orientales et est conviée à leurs « salons de pensée », comme elle l’espérait. Sur le modèle de celui que tenait la princesse égyptienne au Caire « dont les sujets principaux étaient la lecture des textes de l’Islam, l’occupation britannique des terres et l’émancipation féminine », ceux de Tunis abordent ces questions centrales. 

Le premier salon auquel assiste la reine malgache s’intéresse aux « conditions des femmes dans le pays » en réaction à un article de La Dépêche tunisienne condescendant sur les femmes orientales. Myriam Harry propose un texte dans lequel elle déconstruit la « représentation topique de la femme asservie » en affirmant que les femmes orientales n’ont rien à envier aux féministes occidentales de l’époque. La princesse Nazli et Lella Beya Qmar nuancent son enthousiasme en racontant les mariages arrangés qu’elles ont subis. Elles réfléchissent également à la « compatibilité » entre la modernité et les traditions arabo-musulmanes. 

Au cours des autres réunions, l’actualité tunisienne – la grève de l’exploitation des minerais de phosphate et les premières grèves estudiantines à l’université Jamaa Ez-Zitouna – occupe leurs discussions. Le dernier salon auquel assiste la narratrice – Gallieni préférant l’éloigner de cette effervescence contestataire – est consacré aux émeutes qui ont eu lieu dans les campagnes de Thala et Kasseure au cours desquelles des colons ont été égorgés. L’enquête journalistique de Myriam révèle la situation dramatique des paysans, écrasés par les taxes d’un colon et par sa violence. Des conditions météorologiques exceptionnelles – la neige détruit maisons et troupeaux – plongent les paysans dans la famine et la détresse sans que l’administration coloniale ne réagisse. Myriam, qui a suivi le grand procès des soixante accusés à Tunis, a pu en interroger certains. Elle rédige un article qui explique les circonstances des crimes dont ils sont accusés : « ils n’avaient agi ainsi qu’en raison de huit mois de famine, se transformant en « hordes opprimées et faméliques ». A la lecture du témoignage d’un homme dont la femme a été violée par le colon, « victime et bourreau à la fois, proie et meurtrier », la reine malgache se dit qu’il aurait pu faire partie de [s]on royaume ». 

C’est aussi l’histoire de la colonisation de son île qu’elle retrace. Quand elle accède au trône, à 22 ans, les velléités coloniales de la France, en compétition avec le royaume britannique, ont déjà suscité guerres et tractations. En 1885, elle signe un compromis qui fait peser sur Madagascar une lourde dette. Un an plus tard, Marius Cazeneuve, diplomate, magicien et médecin, est envoyé à la cour de la reine pour s’occuper de sa santé fragile. Ils s’engagent dans une relation amoureuse scellée par un pacte sacré, le fatidra, que Marius rompt en rentrant, sans prévenir, en France pour retrouver sa femme et ses enfants. Si la reine veut encore croire à la sincérité de son amant, elle n’est pas dupe du rôle qu’il devait jouer auprès d’elle pour le compte de son gouvernement. Elle refuse sa proposition d’un séjour en France et de la légion d’honneur. C’est en 1895 que la France se décide à intervenir par la force en faisant venir des soldats français et des tirailleurs sénégalais. Ranavalona III appelle à l’union des différents peuples de l’île mais les troupes françaises sont victorieuses en quelques nuits. Son oncle et le ministre de l’Intérieur sont accusés de soutenir les révoltes des menalamba qui persistent. Gallieni les fait exécuter et lance une « entreprise de pacification » qui fait cent mille morts. La reine signe le traité de paix mais est placée en résidence surveillée. En 1897, face à de nouvelles révoltes, Gallieni décide de l’éloigner davantage, il l’exile à Alger, et en profite pour piller le trésor royal. 

La reine ne cache pas ses regrets et même sa honte, « celle de l’abandon de [s]on peuple, celle de [s]es responsabilités suspendues ». En se comparant à son aïeule, Ranavalona 1ere, elle rectifie le portrait de folle qu’en avaient fait les Occidentaux. Si elle n’occulte pas sa « cruauté légendaire », digne d’un Caligula ou d’une Kali, envers son peuple, pour l’unifier – « Toutes les ethnies opposées à ses forces furent sacrifiées. Elle exécuta chaque conspirateur, les précipitant du haut de la falaise, les fouettant à mort, les sciant en deux ou les découpant en morceaux » – elle rappelle qu’elle « avait fait trembler l’Europe, l’avait fait ployer devant sa splendeur ». La narratrice la qualifie de « femme lucide, libre, belle, guerrière » et regrette de ne pas avoir eu sa « clairvoyance » face aux Européens.   

Pour autant, l’autrice ne cache pas le rapport ambigu de Ranavalona III avec la France. Elle séjourne à Paris mais aussi en Normandie, dans le bassin d’Arcachon et en Savoie. Elle rencontre Jaurès, assiste à une séance de l’Assemblée nationale et au défilé du 14 juillet. Consciente d’être une figure exotique – son image est utilisée dans une publicité pour les Petits Lu –, elle accepte pourtant de se rendre en 1907 à l’Exposition coloniale où elle présentée, pour le folklore, comme une reine. Elle reconnaît qu’elle est restée « une femme fidèle et loyale à cette patrie d’accueil », en précisant toutefois que c’est le « résultat de la servitude fataliste que font naître les humiliations répétées ».



« Plus les racines sont ancrées, fortes, lointaines, plus l’ouverture au monde est vertigineuse. »


A la fin du roman, l’autrice s’adresse à Ranavalona III pour lui raconter leur rencontre. Ayant elle-même fait le chemin inverse, l’article d’un compatriote sur le séjour de la reine malgache à Tunis a déclenché sa curiosité qui s’est concrétisée par une documentation minutieuse sur la reine mais aussi sur la capitale tunisienne au début du 20e siècle, « une quête du cheminement, du voyage, de la confrontation de deux mondes, deux époques, deux cultures, d’un bout à l’autre du même continent ». C’est la raison pour laquelle sa voix se mêle à celle de la reine pour célébrer Tunis et Madagascar et le voyage vers l’Autre, à l’opposé de celui du colonisateur :

« Rien n’est aussi beau qu’un espace que l’on découvre et que l’on aime immédiatement, comme l’on tomberait en amour d’un homme ou d’une femme. Une ville que nous ne connaissons pas encore a des secrets que nous désirons déchiffrer avec impatience. Les rues que nous parcourons semblent nous offrir à la fois la générosité des paysages de l’insolite et la retenue des mystères de l’inconnu. » 

Cette découverte se fait parallèlement par le prisme de la littérature. La reine – et à travers elle, l’autrice – affirme ainsi que les voyages lui ont permis de « meubler les rayons de [s]a bibliothèque » pour constituer « un labyrinthe universel » à ses rêveries : 

« Ces livres associés chacun à une terre, entraient en lien les uns avec les autres. Les lignes et les lettres étaient à l’image des entrelacements de feuilles, de lianes et racines de baobab ou de ficus géant, l’exploration d’un univers immense où l’on pouvait vivre tant de destinées, et en ce sens, goûter au plaisir de réinventer la sienne. »

Hella Feki n’érige pas de statue à la reine malgache, n’occulte pas ses hésitations, ses compromis, ses caprices, elle propose, comme le dit si bien la reine, un « travail de ver à soie » en tissant Madagascar avec Tunis, l’intime avec le collectif. 



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Hella Feki, Une Reine sans royaume, Editions JC Lattès, août 2025, 192 pages, 19 euros

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