Jérusalem/ Al-Quds/ Wasif Jawhariyyeh : Une fiction pour mémoire, Vincent Lemire, Laura Ulonati
- Christiane Chaulet Achour
- il y a 33 minutes
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« Ce n’est pas anodin le nom d’un lieu », (p. 17)
Fin 2022, Vincent Lemire publie une magnifique Histoire de Jérusalem, condensée en BD avec les dessins de Christophe Gaultier. En dix chapitres passionnants, il donne les informations essentielles : dates, personnages historiques ou anecdotiques, événements, monuments (démolitions et constructions), lui donnant sa physionomie, des temps les plus lointains (-2000) à ceux d’aujourd’hui : « A quoi ressemblera ma chère Jérusalem dans cinquante ans, dans cinq cents ans ? J’ai assez de recul pour n’avoir aucune certitude… Son histoire a si souvent bifurqué… Elle a si souvent été conquise, puis reconquise, détrônée puis restaurée, détruite puis reconstruite… Je peux seulement partager avec vous quelques-uns des scénarios possibles… » : « une ville musée transformée en parc d’attractions, un Bible-land rétro-futuriste », « une ville internationale, une capitale universelle neutralisée », « une ville théocratique », « un désert post-apocalyptique, une ville en ruines, une nouvelle fois détruite par la folie des hommes », « une capitale pour deux états confédérés, une ville partagée mais non divisée »…
C’est ce dernier scénario que semble préférer l’olivier multicentenaire qui accompagne la lecture avec l’impertinence et l’humour du témoin qui a résisté à tous les séismes naturels et humains. Tous les siècles franchis sont dûment référencés, l’historien donnant ses sources sur lesquelles il fonde sa crédibilité qui ne peut être mise en cause étant donné les études scientifiques qu’il a publiées sur le sujet.
Dans le chapitre 9, « Le rêve de Sion - 1897 à 1947 », se succèdent le premier congrès sioniste à Bâle et la personnalité incontournable de Theodor Herzl, l’inauguration de la tour de l’Horloge à la porte de Jaffa, la célébration de la révolution jeunes-turcs ; et, à partir de 1917, avec la prise de Jérusalem par le général britannique Allenby puis la déclaration de Balfour, la marche de la Palestine vers la déclaration d’indépendance d’Israël et la partition de Jérusalem entre Ouest et Est.
L’ONU vote, le 29 novembre 1947, le partage de la Palestine « en un Etat arabe sur 42, 88 ⁒ du territoire du pays, un Etat juif sur 56,47 ⁒, la ville de Jérusalem – 0, 65 ⁒ du territoire – étant internationalisée », selon les données rappelées par Elias Sanbar dans son dialogue de 2012 avec Stéphane Hessel, Le Rescapé et l’Exilé - Israël Palestine, une exigence de justice.
La page 219 de ce chapitre 9 de l’Histoire de Jérusalem est consacrée à un habitant de la ville : « Le journal de Wasif Jawhariyyeh offre un témoignage précieux sur cette période troublée. Né en 1897, dans une famille chrétienne orthodoxe, fonctionnaire municipal mais aussi poète et musicien, Wasif assiste aux déchirements d’une société citadine désormais clivée par les affrontements nationalistes ».
De vignette en vignette et sur plusieurs pages, c’est ce témoin qui raconte les événements-clefs. Le récit de l’historien s’appuie sur l’ouvrage de Salim Tamari et Issam Nassar, Wasif Jawhariyyeh, the storyteller of Jerusalem, publié en 2013. Ces événements font éclater « le temps béni de la fraternité » avec la succession des actions des Arabes de Jérusalem, musulmans et chrétiens, pour stopper l’immigration juive (26 mars 1934, septembre 1936, octobre 1938, février 1939). Comme signe symbolique, le tarbouche ottoman est remplacé par le keffieh. Rappel aussi des attentats des organisations juives clandestines dont le 22 juillet 1946, l’explosion de l’hôtel King David (pleine page 221). La BD fait de Wasif le témoin de ce basculement. On le retrouve encore au chapitre 10 lorsqu’expulsion et exil s’enclenchent avec le départ de toute sa famille. Ils quittent Jérusalem pour Jéricho le 18 avril 1948, puis Beyrouth : « Ils ne reviendront jamais ».
Dans son dialogue avec Elias Sanbar, Stéphane Hessel avoue : « Nous pensions que ceux qui quittaient le pays pour le Liban ou ailleurs étaient de riches propriétaires qui avaient vendu leurs terres aux juifs. Cela étant dit, malgré la sympathie générale pour les juifs, nous jugions dangereuse la volonté d’Israël d’élargir son territoire au-delà des 55 ⁒ impartis par l’ONU ».

Laura Ulonati prend le relais du récit des historiens, en empruntant à la même source que celle signalée dans la BD et en s’appuyant sur leurs travaux. J’étais roi à Jérusalem a été publié ce mois d’août 2025. En explorant avec brio les moyens de la fiction, elle privilégie la vie de Wasif et sa ville, Jérusalem, intégrant les faits et événements historiques mais en contrepoint d’une vie d’homme, d’êtres humains, immergés justement dans ce cataclysme.
Le choix de ce musicien arabe chrétien, joueur d'oud, né à Jérusalem et dont la vie en Palestine correspond exactement au basculement (né en 1897 et expulsé en 1948) lui permet d’aborder l’histoire de ce « Moyen-Orient » si problématique, à partir d’un non-héros, d’un homme plutôt timoré, protagoniste convenant à son projet. Dans un entretien à Franceinfo Culture, elle confie : « Ce que j'aimais bien chez Wasif, c'est qu'on se ressemble. Voilà un homme du commun. Pas de la grande histoire. J'ai l'impression qu'on écrit souvent sur des gens très courageux, pas que Wasif soit un lâche. Mais, il est embarqué finalement dans la grande histoire ». Il est aussi employé de mairie sous mandat britannique et néanmoins toujours prêt à faire la fête et à prendre ses distances avec ce qui se passe.
Enseignante de géographie, Laura Ulonati a été fascinée par la ville de Jérusalem depuis plusieurs années, par ses symboles et ses crispations. Mais après le 7 octobre 2023 puis le 13, la mort de l’enseignant Dominique Bernard, elle ne pouvait plus l’aborder en dehors de l’actualité. Et c’est en allant vers le passé, qu’elle a pu introduire la complexité. C’est d’ailleurs pour cela que lire en même temps la BD de Vincent Lemire est un appui nécessaire pour prendre la mesure de la Grande Histoire.
Le roman se construit sur un double rythme : douze « tranches » de la vie de Wasif qui, après la première sur 1967, suit un ordre chronologique ; elles constituent l’essentiel de la narration. Ces tranches de vie sont interrompues à intervalles réguliers par huit textes beaucoup plus courts, en italiques, qui transcrivent en flashs l’actualité de la ville aujourd’hui, des interludes loin de Wasif mais proches, me semble-t-il, de ce que l’écrivaine a vu de la Jérusalem d’aujourd’hui.
De part et d’autre, l’écriture de Laura Ulonati est un véritable régal pour la lecture, qu’elle rapporte des faits tristes ou cruels ou un quotidien des signes cosmopolites de cette ville où les communautés cohabitaient alors. Le narrateur est Wasif lui-même, maître de l’humour et de la légèreté. Je vais en donner une idée en essayant de ne pas multiplier les citations pour ne pas lasser et juste pour donner envie de lire ce roman dont il n’est jamais question, à mon grand étonnement, dans les sélections des prix au vu de cette écriture enlevée, virevoltant d’un personnage à l’autre, transmettant sa connaissance et son amour de la ville.
Voyons tout d’abord ce que nous disent ces interludes qui ne peuvent être intégrés dans le récit de vie de Wasif. Et le premier tout d’abord. On connaît l’importance de l’incipit d’un roman : c’est le premier interlude qui inaugure la parole romanesque. Une femme « ferme les volets en pleine journée, lui barricade la porte. Ils essaient de ne rien laisser entrer du silence. Une tranquillité anormale pour Jérusalem-Est ». Simple mention qui désigne la ville « arabe ». Ils essaient de cacher leur inquiétude à leur enfant mais les images défilent à la télévision. Les mots les décrivant suggérent la date, 7 octobre 2023, sans qu’elle soit donnée. Ce n’est pas un tremblement de terre, fréquent à Jérusalem mais ils savent qu’une réplique terrible se met en marche :
« La chute de Troie assiégée
Hier est un autre siècle désormais ».
Suit la première tranche du récit de vie de Wasif. Ce n’est pas l’ordre chronologique qui est choisi pour commencer mais une date-clef, 1967, « La guerre des six jours ». Ainsi l’événement évoqué dans l’ouverture fait écho au passé récent : de 2023 à 1967, la défaite des armées arabes face à Israël qui, fort de sa victoire, occupe Jérusalem-Est, la Cisjordanie et Gaza, le Sinaï et le Golan, débordant les limites tracées par l’ONU : « La radio annonce la destruction du quartier des Maghrébins. Une zone qui accueillait les pèlerins d’Afrique du Nord durant le Moyen Âge, qui remontait à Saladin. Tout un héritage rasé afin de créer un parvis devant le Mur des Lamentations ».
Ce chapitre, je le lis volontiers, sans que ce soit évoqué dans le roman (mais la lecture se fait toujours avec nos propres références), en écoutant Fairouz chanter al-Quds en 1967 : l’exilé, loin de la ville sainte, arpente les rues de la ville :
Pour toi ville de prière, je prie
Pour toi dont la magnificence se lit sur le bâti
Pour toi, rose des villes
Pour toi ô Quds ! cité de prière,
Je prie
Nos regards voyagent, vers toi chaque jour
Voyagent chaque jour.
Et arpentent les ruelles des temples
Enlacent les églises anciennes
Et essuient la tristesse des mosquées
(…)
La logique de la force sera défaite
Bethlehem est à nous
La mosquée d’al-Quds est à nous
Bethlehem est à nous
La mosquée d’al-Quds est à nous
Et avec nos mains nous rétablirons sa magnificence
Avec nos mains nous apportons, de nouveau, la paix à al-Quds
Que la paix soit sur al-Quds
Que la paix soit sur al-Quds.
Comme pour le tableau précédent, l’événement est évoqué par des habitants : un homme qui n’est pas tout jeune tente une plaisanterie qui ne fait rire personne. Prudent, il quitte le café en songeant au « Moyen-Orient » : « ce grand fourre-tout de l’Occident dans lequel il a laissé une entaille en partant. Une blessure ouverte en 1948, en plein milieu ; une cicatrice obscène. Le sexe béant d’une hydre à deux têtes qui engloutit depuis nos générations, change leurs rêves en un seul et même cauchemar. Celui du monstre Israël-Palestine ou Palestine-Israël ; attention à qui on choisit comme épithète, lequel on met devant. Rien que le fait de le nommer peut transformer en chien mécréant ! »
L’homme qui parle n’est pas à Jérusalem, on saura qu’il est exilé à Beyrouth. Il se présente alors, « un saoulard », pas un traître, « je suis simplement né ancien ». Il sait trouver le bon mot pour soulager le poids du monde : « une façon d’être au monde, une habitude qui était nôtre, qui nous faisait vivre ensemble. Nous, pas les Palestiniens ou les Israéliens. Nous, chrétiens, juifs, musulmans, les gens de Terre sainte, comme on disait alors ». Au grand dam de sa fille, il se range dans la catégorie des « planqués », « ceux qui n’ont rien fait ». Il a été nourri par la Bible: « Moi, L’Ecclésiaste, fils de David, j’étais roi à Jérusalem ». C’est "sa" Jérusalem qu’il veut revivre car « plus que dans l’avenir, il faut croire au passé ». C’est son oud qui lui fait revivre sa ville car il « peut dire toute la vie, les jours heureux ou douloureux, la mélancolie. Sa mélopée atténue la solitude comme le bruit. Elle périme le baragouin des livres, force l’aveu simplificateur des romans, leurs fausses pantomimes. Sa langue tambour, son toucher cuir (…) Tout ce qui mérite le souvenir (…) ».
Il est celui « qui n’a rien su voir » et qui « pourtant a tout vu venir ». Il termine ainsi son portrait dans ce début magistral : « Moi, si l’on énumère, je suis un mauvais fils, un mauvais mari, un mauvais père. Un mauvais patriote.
Moi, je suis surtout un homme qui rit, un homme qui joue. Moi, Wasif, fils de Jiryis Jawhariyyeh, j’étais roi à Jérusalem ».
Revenons aux interludes qui évoquent la Jérusalem d’aujourd’hui. Le second, « de l’autre côté du mur de séparation » fait partager le déclin de la boutique « Omar souvenirs », en dehors de la Jérusalem touristique. Le tombeau de Lazare n’attire pas. Le troisième semble décrire la romancière elle-même et ses tentatives qui finissent en échec pour visiter la mosquée Al-Aqsa : « Ce jeu du chat et de la souris, cette course d’obstacles afin de ne pas tomber sur le Minotaure ; chaque communauté le pratique dans ce quartier où les figures ennemies passent leur temps à s’ignorer. Et quand elles ne peuvent s’éviter, se dessinent aux coins de leurs lèvres de petits sourires. Des rictus qui semblent dire "combien de fois devrons-nous vous chasser" et "nous oublierons toujours de partir" ».
Le quatrième est consacré au nivellement d’un cimetière musulman pour en faire un jardin. L’ouvrier israélien tombe sur des os d’enfant, se souvient de son fils mort-né et vomit. Un passereau, un bulbul, se précipite sur la flaque acide pour se nourrir. Le cinquième interlude campe une jeune Arabe qui a un physique « aryen » que la patronne israélienne du salon de coiffure exploite, masquant son identité, car toutes ses clientes veulent être blondes « comme Esther ». Se dessine, en filigrane, une relation amoureuse d’Esther avec un jeune Israélien. Le sixième interlude, à travers le regard d’une jeune Israélienne, fait le décompte des victimes des attentats palestiniens, de 1984 à 2002… « Quatorze guerres dans un pays vieux de soixante quinze ans ». Au mont Herzl, le mont du souvenir, elle contemple les arbres qui portent chacun un nom, « pour à nouveau croire en cette parole où jadis des hommes et des femmes ont su vivre ».
Le huitième et dernier interlude, avant la dernière tranche de vie, met en présence d’un Israélien qui, après l’armée, a choisi de suivre la formation d’infirmier. Il est alors confronté aux malades en psychiatrie, des Pentecôtistes américains qui délirent en s’étant choisi un personnage du casting biblique aux diverses « bouffées religieuses délirantes » que cet hôpital soigne. Il sait que cet hôpital a été construit sur les ruines d’un ancien village arabe, Deir Yassin, (massacre du 9 avril 1848) : « Des survivants de shtetls massacrés réfugiés dans un village martyr de la Nakba (…) Shoah et Nakba ne cesseront jamais de s’y répondre ». Le malade le plus vieux est persuadé qu’il est « le roi de Jérusalem ». Est-il une image dégradée du destin de Wasif s’il était resté dans sa ville ?
Comme je l’ai dit précédemment, l’essentiel de l’espace textuel de ce roman est occupé par le récit de la vie de Wasif. La narration est magistrale, avec beaucoup d’humour et d’empathie pour ce personnage hors du commun devenu héros malgré lui par la magie de l’écriture littéraire, ce personnage qui transcende le quotidien grâce à son oud.
Après le premier interlude et la première tranche de vie, on reprend la chronologie de la vie de Wasif : « Je suis né le jour de l’an 1897, pendant que Theodor Herzl préparait le premier congrès sioniste et mon père ce dessert beaucoup trop sucré (il s’agit du knafeh) ». Le milieu évoqué est celui des chrétiens orthodoxes de Jérusalem entretenant de bonnes relations avec les familles musulmanes. La maison familiale est décrite ainsi que l’environnement urbain avec les dénominations de l’époque. Wasif fait les portraits, hauts en couleur, de son père puis de sa mère et affirme que « Jiryis était sa ville mais il aimait la partager ».
Mais les événements « ont détraqué le bonheur » : « Tout a commencé dans un regard myope, dans des yeux qui ne voyaient Jérusalem qu’au travers des verres épais de grosses lunettes. Des culs-de-bouteille qui la transformaient en artefact intellectuel, qui refusaient de l’envisager comme une cité simplement habitée, charnelle. (…) C’est exactement ça qui est arrivé à Jérusalem. Belle mal-aimée parce que trop regardée par de mauvais amoureux ».
La troisième tranche insiste sur le cosmopolitisme de la ville avec toutes sortes de projets, de méprises, d’« opportunités » comme disait le père de Wasif : « C’est l’histoire que l’on aurait pu écrire à cet endroit si les événements nous avaient laissé assez d’espace. S’ils n’avaient transformé ce besoin naturel, universel, de leur enracinement en notre effacement. En l’anéantissement du quartier des Maghrébins pour leur faire une place.
A contre-jour de ma mémoire, je revois les silhouettes qui peuplaient ce quartier. (…) Nous Hiérosolymitains, nous nageons dans les festins ! Mon père résumait ainsi cet ordinaire d’une fête sans cesse recommencée. A Jérusalem, nous n’avions ni mer ni rivière, mais nous avions les monastères, les synagogues, les zaouïas, les mosquées ». La quatrième tranche poursuit sur cette lancée de la vie chaleureuse de la ville en s’attardant sur les mets, l’amour, la musique. Wasif a 16 ans et est initié à la musique pour atteindre le tarab.
La cinquième tranche (p. 93 à 117 - à lire) est consacrée à l’effondrement de ce monde et à cette ville qui devient un puzzle incomplet et « se transforme en un casse-tête impossible à résoudre ». Pour Wasif, le secret de « la Terre sainte » était d’être composée de grandes familles qui ont su s’adapter à tous leurs occupants, « telles des moules à leur rocher ».Son père pensait qu’ils sauraient s’adapter aux Anglais, « il avait cru que Jérusalem resterait Jérusalem » et il se trompait : « Les Balfour et les Allenby ne renversèrent pas la potion magique. Ils la détournèrent. Selon un savoir-faire colonial bien rodé, ils la captèrent, puis la divisèrent pour mieux régner, ne donnant plus qu’à boire à une minorité. Une ration distillant la haine goutte à goutte, jusqu’à tarir la source commune ».
Wasif donne les étapes de l’effondrement : août 1914, la chute et la mort du père, l’alliance des Ottomans avec l’Allemagne, l’enrôlement. Surtout, les accords Sykes-Picot qui « inventaient le Moyen-Orient. Entre l’Extrême et le Proche, des généraux en chef avaient eux aussi joué avec leurs cartes en papier ». Il faut lire ce passage où est rappelé le partage entre les Français et les Anglais ; le choix d’Israël au nom symbolique au détriment de Palestine, « espèce d’espace sans puissance d’évocation ».
Et, bien entendu : « Balfour, cet étranger qui allait changer notre histoire à jamais. Balfour, cet équarrisseur qui avait décidé de tailler des parts encore plus petites dans notre carcasse. Un morceau pour les Arabes, le reste pour un « Foyer national juif ».
Les Hiérosolymitains observent et s’inquiètent : « Troie se méfiait. Alors, du haut des marches de la citadelle de David, au nord de ce quartier arménien qu’il avait sauvé de l’évacuation (…) Allenby avait tenté de rassurer. Il avait promis d’équitablement respecter les trois grandes religions de l’humanité, mais le mal était fait ».
Wasif s’évade dans l’alcool, la musique et l’amour mais l’assassinat d’Ali sonne le glas, pour lui, du cosmopolitisme vécu de Jérusalem.
Dans la sixième tranche, l’insouciance est appréciée par l’intéressé lui-même : « Personne ne vit dans le présent. Les gens habitent soit le passé, soit le futur. Souvent, ils habitent les deux en même temps, ressassant de vieilles douleurs qui émoussent à l’avance le bonheur. La joie n’a pas le temps d’arriver qu’elle est déjà démesurée, épuisée par une prévoyance qui l’empêchent de librement s’exaucer ».
Jérusalem est transformée, tout est sens dessus dessous. Malgré les signes, Wasif surnage et en tire une « leçon » à 70 ans à Beyrouth : « Nous sommes tous les ratés d’un songe, des déçus d’un présent trop tôt révolu. D’une réalité qui se défaisait autour de moi. Je la regardais s’effondrait rue de Jaffa. Les autres y refaisaient le monde ».
Il met alors une touche essentielle à son portrait : « A presque soixante-dix ans, je connais tous mes mensonges, toutes mes fragilités. Le refrain de ce que j’aurais pu être, les trahisons qui m’ont fait. J’ai été décevant. Je n’ai redressé aucune tour, aucune croix. Mais je suis resté le fils de mon père, j’ai fait demeurer la joie ».
Il est temps de compléter la suite de la vie à Jérusalem de ce musicien dans la septième tranche. Les tensions politiques vont de pair avec des tensions familiales. Wasif qui ne s’investit que dans la musique et le sexe (l’épisode avec la diva Badia est savoureux), évite d’être piégé dans le mariage, avec sa mère et ses sœurs en sentinelle pour le caser. Les Anglais sont là. Winston Churchill fait des déclarations inoubliables sur le thème : l’immigration juive est une chance pour les Arabes qui ne savent pas faire fructifier leur terre. Il y a des oppositions à l’augmentation de l’immigration auxquelles Wasif ne participe pas, qu’il observe.
La réalité le rattrape dans la huitième tranche, sur un plan personnel. Pour échapper aux pesanteurs de sa vie à Jérusalem, il « s’exile » à Jéricho où il exerce la fonction d’agent de recensement. Il a une aventure avec Victoria qui finira par l’acculer au mariage quand elle est enceinte. La neuvième tranche s’ouvre et se clôt sur la voix d’Oum Kalthoum qu’il entend à la radio et qui le fait pleurer. Malgré son mariage, malgré ses enfants, il ne se rachète pas : il est « un lâche, un génie de l’évasion ». Il construit une nouvelle demeure, la maison de Nicoforia qui « se dressait seule sur son promontoire, entourée d’arbres noueux et centenaires qu’entretenaient les frères de la communauté de Saint-Georges Al-Kodr ». Juifs et Arabes s’entretuent. Lui reste accroché au passé : « Avec mon tarbouche sur la tête, je me sentais seul au milieu des autres visiteurs coiffés du keffieh. Le grand mufti avait finalement réussi à généraliser ce dernier comme le symbole des patriotes, des vrais Arabes ! Mon tarbouche faisait de moi un faible, un occidentalisé ; mais je préférais essuyer entre les bancs de l’exposition des moues réprobatrices et rester fidèle au passé. A cet encore hier qui voyait même les juifs le porter ».
La dixième tranche raconte le regain de la vie pendant la seconde guerre mondiale puis l’effondrement avec l’explosion du King David Hotel, le 22 juillet 1946. Les deux dernières tranches vont contenir l’abandon des Britanniques, le plan de partage de l’ONU, la partition de la ville, le massacre de Deir Yassin. Wasif, avec sa famille et son épouse malade, quitte Nicoforia et fuit, le 18 avril 1948, après la mort de Victoria. Il garde la clef de la maison tout en sachant que déjà, elle est occupée par une famille juive. Il lui faut aller vers un lieu nouveau : « je devais résister à la tentation d’y retourner. Jérusalem, terrestre ou céleste, est impossible à vivre pour ceux qui espèrent simplement marcher en son milieu ».
Cette clef, à Beyrouth, il la garde au-dessus de son lit. Il peut « retrouver l’enfant » qu’il était : « Il ressemble à l’un de ceux réfugiés qui grandissent dans les camps. Des princes héritiers à qui l’on a transmis la conscience du malheur et le devoir d’y survivre, mais aussi la lumière qui là-bas accompagne le vent, le parfum des agrumes qui s’y attarde parmi les maisons. (…) Á la question D’où viens-tu ?, ils continuent de répondre : Je suis de Jérusalem.
Je suis Jérusalem ».
Wasif est mort à Beyrouth et n’a jamais revu sa maison, occupée dès son départ. Il n’a donc pu raconter son « retour ». D’autres l’ont fait en ce début du XXIe s.
Sirine Husseini Shahid (1920-2008), de Jérusalem, a fait paraître, Jerusalem Memories à Beyrouth, (Jean Said Makdisi editor, 2000, introduction d’Edward Saïd). Suzanne El Kenz a édité, La Maison du Néguev - une histoire palestinienne (Alger, APIC, éditons de l’aube, 2011). Le premier chapitre est le récit du retour avec sa mère, en 2009, dans la maison de celle-ci, la maison du Néguev, désormais occupée par une famille de juifs orthodoxes : la rencontre se mue en affrontement, autour de gestes et d’objets du quotidien. En fin de récit, la narratrice visite la même maison avec son fils de seize ans. La maison est fermée, dégradée et sert de petite synagogue pour le quartier : « J’ai caressé ce mur d’un geste désespéré ». Quelle transmission peut-elle offrir à son fils ?
En 2001, Elias Sanbar avait publié Le Bien des absents, et en 2004 Mourid Barghouti, J’ai vu Ramallah. Le premier récit, Le Bien des absents, raconte un retour qui est un faux retour car il est éphémère. Il n’y aura pas de fin heureuse. Le récit fait alterner le passé lointain, un passé plus proche et le présent du retour. La mémoire est essentielle mais qu’est-elle s’il n’y a pas transmission ?
Cette question de la transmission est bien celle que pose le beau film documentaire de Lina Soualem, Bye, Bye, Tibériade en mars 2024. La jeune cinéaste a fait ce travail de mémoire avec sa mère, Hiam Abbass, grande actrice palestinienne, partie à l’âge de 18 ans. Réticente tout d’abord, Hiam dit à Lina : « N’ouvre pas les douleurs du passé », elle accepte ce voyage douloureux. Ensemble, elles reconstituent son parcours et celui des femmes de la famille depuis l’arrière-grand-mère. Quittant sa famille, expulsée de Tibériade et vivant à Deir Hanna, Hiam Abbass rêvait de devenir actrice et ne pourra revenir que bien des années plus tard. C’est une fois encore le travail de mémoire et la question de la transmission qui sont posés avec doigté, délicatesse et tendresse.
L’Histoire de Jérusalem et l’Histoire de la Palestine n’ont pas fini de s’écrire.

Laura Ulonati, J’étais roi à Jérusalem, Actes Sud, août 2025, 292 pages, 22 euros