Jenny Erpenbeck : RDA mon amour (Kairos)
- Cécile Dutheil de la Rochère

- il y a 1 jour
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Poésie, théâtre, romans, essais : l’histoire tragique de l’Allemagne au XXe a souvent été le terreau d’une grande littérature. Des histoires d’amour empêchées, aux prises avec les forces de l’Histoire, s’y déploient et y meurent. Vingt-cinq ans après le tournant du siècle, le temps d’une génération, paraît donc Kairos, écrit par Jenny Erpenbeck, écrivaine et dramaturge établie : un roman tourmenté, déchiqueté, superbement traduit de l’allemand par Rose Labourie.
Jenny Erpenbeck n’est pas une inconnue, disions-nous. Née en 1967 en Allemagne de l’Est, elle y a grandi, et c’est là qu’elle a commencé par une carrière dans le théâtre, un univers très présent dans Kairos. C’est aussi une des premières écrivains ou écrivaines allemands à avoir imaginé l’histoire d’un migrant, dans Je vais, tu vas, ils vont. Ce livre-ci, Kairos, a bénéficié de l’International Booker Prize en 2024, un prix qui lui a donné ce vernis de reconnaissance mondialisée qui n’est pas nécessairement de bon augure, néanmoins il faut reconnaître la qualité première, et rare, du roman : sa rugosité. Car rien, dans Kairos, n’est lisse ni consensuel. Rien n’y est benoîtement accordé. Le style, le rythme, les personnages, le pays nommé RDA sont torturés et fiévreux.
Les personnages donc. Katharina a 19 ans, Hans en a 34 de plus et il est marié quand tous deux se rencontrent à Berlin, Alexanderplatz, sous le mont de la S-Bahn, le 11 juillet 1986. « Et leur yeux se rencontrèrent, » disait-on jadis. Kairos, dieu de l’instant propice, répond Jenny Erpenbeck qui va exploiter le hasard de ce coup de foudre et de cette attirance irrésistible. Elle va surtout exploiter la différence d’âge de ces deux êtres pour mettre en avant la différence de leur sensibilité historique, de leur rapport à l’Allemagne hitlérienne et à une RDA largement usée, ternie, ce qu’elle appelle ce « vieil État fatigué ». Un douloureux sentiment de désenchantement traverse le roman.
L’écriture. Le roman est presque entièrement écrit au présent, avec quelques pointes d’un passé mort et enterré. Présent brut, sec, qui, surtout au début, ressemble à une longue suite de didascalies. Elle dit… Il dit… Même quand les paragraphes sont plus longs, la voix de la narratrice (Jenny Erpenbeck ?), ou du narrateur (le dieu du hasard ?) demeure froide, observatrice, extérieure. Les phrases sont hachées, martelées. Qui tire les ficelles ? Ce glacis est d’autant plus frappant que le roman a un prologue qui met en scène une Katharina plus âgée, séparée depuis longtemps de Hans, à qui l’on apporte deux valises de reliques de leur liaison. Aucune nostalgie ne viendra teinter l’histoire qui suivra. Seule l’épilogue, l’extrême fin du roman, laisse passera un rai de mélancolie teintée de stupeur.
Dès le début, Hans annonce à Katharina la fin de leur liaison et son départ pour un autre, plus jeune. Leur relation est à la fois profonde, sexuelle, plus que sensuelle, frôlant çà et là le sadisme, et souvent envisagée sous un jour symbolique saisissant, ainsi le jour où Katharina se fait couper les cheveux : « Désormais elle a l’air d’une pécheresse, elle a l’air de ce qu’elle est. Il y a un an et demi, Hans a rencontré une innocente, c’est une coupable qui se jette aujourd’hui à ses genoux. » Kairos est un roman qui porte en lui la culpabilité et la contrition de l’Allemagne tout entière, et jusqu’aujourd’hui, au XXIe siècle.
Mais dès le début aussi, Hans doute que Katharina, née 34 ans après lui, puisse comprendre l’Allemagne qu’il a vécue : celle des Jeunesses hitlériennes dont il fut membre, enfant ; puis celle de l’espoir, la RDA des origines et de la foi en un avenir radieux, désormais pays des illusions mortes. Il lui en veut. Il le lui fait payer. Elle sait pourtant. « Elle ne se souvient pas d’une seule période de sa vie elle n’aurait pas su qu’en Allemagne, la mort n’est pas la fin, mais le début de tout. »
La puissance de Kairos gît là, dans la dissonance entre cet homme d’âge mûr et cette très jeune femme que l’écrivaine arrive à inscrire jusque dans son écriture, dans sa cadence, dans les réflexions qu’elle glisse dans sa prose, réflexions parfois énigmatiques, dont le point de vue est difficile à identifier et fixer, mais aussi, bien sûr, dans la teneur de leur relation qui donne lieu à des échanges et des séquences d’une grande violence amoureuse. Elle gît aussi dans le fait que le roman ne s’en tient pas au champ politique. Il nous emmène au-delà, ou plus profondément, en posant la question du repentir d’un pays qui s’est abîmé avant de voir sa moitié Est se confier corps et âme à la main de fer d’un projet utopique manqué.
Le fait est que Jenny Erpenbeck agrandit très largement le champ politique en semant des références à des contes, à des divinités, en mêlant parfois les époques, en rappelant les images les plus marquantes d’événements de l’histoire récente, en usant de répétitions et de motifs – le cheval à bascule de l’enfant Hans –, mais elle le fait, il faut le souligner, avec un art et une maîtrise exceptionnels, qui n’ont rien d’académique ni rien d’artificiel. Elle ne cherche pas non plus à briller ni à séduire le lecteur en mentionnant un nom ou en introduisant une citation. Elle cherche plutôt à le déstabiliser et à le déranger.
Sans doute parce qu’elles y ont cru, sûrement parce que Jenny Erpenbeck vient de l’univers du théâtre, les figures les plus présentes dans Kairos sont les dramaturges et les chansonniers, dont beaucoup sont mal connus du public français. Berthold Brecht et son ami Serge Tretiakov, Johannes Becher, Ernst Busch, Heiner Müller… sont présents « en vrai », pour leur engagement, pour leurs convictions, pour la dimension sociale de leur art, leur volonté de donner voix à un peuple qui n’est plus le volk, mais le prolétariat. Mais ils sont aussi présents pour leurs doutes, leurs failles, les impasses auxquelles ils se sont heurtés. « En février 1956, pour la première fois Khrouchtchev parle des crimes de Staline. En mars 1956, Brecht tombe malade, il meurt au mois d’août. » Libre au lecteur d’interpréter cette coïncidence dans le temps, ces noces de la vérité et de la mort.
Il est difficile de savoir si le roman, c’est-à-dire Jenny Erpenbeck, met en scène l’échec du projet de la RDA et en condamne la part létale, ou s’il en préserve la face plus lumineuse, la foi. La force du livre vient de cette hésitation, qui ne fait pas de Kairos un roman sympathique ni confortable, mais un roman qui entrouvre la porte de de questions vertigineuses. « Comment produit-on de la conviction ? Et comment se propage-elle ? À mille degrés ? » Tout brûle à cette température : le corps, l’esprit, l’espoir, l’amour, et la folie se fait jour.
Il y a dans le roman une séquence frappante qui met en scène Hans chez le psychologue, pensant au poète Hölderlin, devenu fou alors que l’espoir d’une société libre avait été « taillé en pièce » par les Jacobins français. Il y avait « perdu son je, » lit-on. Dislocation du moi, dislocation d’un pays, perte de la raison, absence d’un sol ferme. Au fond de Kairos, coule en effet le fleuve d’utopies meurtrières et d’êtres égarés. « Mais à nous il échoit / De ne pouvoir reposer nulle part. / Les hommes de douleur / Chancellent, tombent / Aveuglément d’une heure / À une autre heure, / Comme l’eau de rocher / En rocher rejetée / Par les années dans le gouffre incertain » cite Hans en observant une gravure qui représente le cerveau humain sur les murs du cabinet du psychologue.
Kairos est un roman cérébral, d’une grande intelligence narrative et d’une grande intelligence tout court. C’est un roman cruel, et sur la cruauté, qui se lit comme on traverse un buisson d’épines épais. Il a d’ailleurs dans sa forme et sa manière, peu romanesques au sens traditionnel, des empreintes de l’œuvre d’Ingeborg Bachmann. Il plonge dans les tourments de deux corps et deux esprits, amoureux fous qui finiront par se briser contre les murs.

Jenny Erpenbeck, Kairos, traduit de l’allemand par Rose Labourie, Gallimard, "Du monde entier", août 2025, 432 pages, 24 euros







