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Mathilda Di Matteo : « Plus je creusais derrière les masques et les boucliers, plus je gagnais en profondeur de champ » (La Bonne Mère)

  • Photo du rédacteur: Cécile Vallée
    Cécile Vallée
  • il y a 5 jours
  • 6 min de lecture
Mathilda Di Matteo (c) Marie Rouge
Mathilda Di Matteo (c) Marie Rouge


Si la couverture acidulée annonce bien le rythme romanesque enlevé, les personnages désopilants et émouvants, le ton dynamique, percutant et drôle de ce premier roman de Mathilda Di Matteo, elle pourrait dérouter le lecteur qui ne voudrait pas seulement se divertir. Pourtant, ce roman, comme ceux présentés dans l’édito de cette rentrée littéraire, propose « une politique des mères, de la maternité et du matrimoine contre les violences patriarcales » pertinente et originale.

 


« Tout ça, c’est rafraîchissant. Presque un peu exotique. Aucune des filles, celles qu’il a fréquentées avant, ne venait d’un endroit intéressant. Et puis, il aime que je m’élève. En politique, ça se raconte bien. »


Même avant de le voir débarquer, Véro sait qu’elle ne pourra pas supporter Raphaël, le compagnon de sa fille Clara. Celui qu’elle surnomme immédiatement le « girafon » a tout pour lui déplaire : il est parisien et héritier. Même s’il cherche à cacher son mépris, il ne lui échappe pas : « à croire qu’il est en safari », « comme s’il avait peur de marcher sur une bombe ou sur une bouse de paysan ». Quand elle lui demande de la tutoyer et qu’il lui répond qu’il a le « tutoiement difficile », il lui confirme la frontière qui les sépare : « ça c’en est un bon, de problème de riche ». Sa fille en est pourtant follement amoureuse, ce qui ne fait que l’inquiéter davantage.

Clara a quitté Marseille, le fort lointain du centre parisien, parce qu’un enseignant a conseillé à sa mère de la faire postuler aux classes préparatoires de la capitale. Elle est maintenant doctorante en sociologie et chargée de cours à Sciences Po. Elle s’est adaptée à ce nouveau milieu, en faisant disparaître toutes les traces de sa classe d’origine et en adoptant les codes de la classe d’arrivée. Cependant, le roman n’est pas le récit d’une transfuge de classe. D’une part, Clara n’est pas issue de la classe ouvrière mais de la petite classe moyenne. Son père est chauffeur de taxi et sa mère secrétaire dans un hôpital psychiatrique. Elle n’a manqué de rien dans son enfance. D’autre part, le récit ne retrace pas son ascension sociale et ne se centre pas sur son unique point de vue puisque la voix de la mère alterne avec celle de la fille. Ce double éclairage permet de questionner le positionnement du transfuge.

Clara se comporte avec une condescendance assumée quand elle revient chez ses parents : « Je n’ai pas honte, absolument pas honte, de leur ordonner de se tenir à un idéal qui n’est pas le leur pour ne pas trahir mon propre reflet dans le miroir ». En insistant ainsi sur l’absence de honte d’avoir honte de son milieu d’origine, elle se distingue ostensiblement de l’un des stéréotypes du corpus de référence des récits de transfuges de classe. Sa mère le confirme : « elle ne veut même plus regarder la télé parce que c’est en français. C’est si mal doublé, maman, je sais pas comment tu fais » et de conclure, « on la dégoûte, voilà, ça y est ». Véro se moque ainsi de cette posture d’intellectuel du transfuge qui reproduit le mépris de classe. Son mari souligne également les contradictions de leur fille quand elle le traite de raciste : « tu montes sur tes grands chevaux mais c’est facile d’avoir des principes quand je te paye ton appart chez les richous là-haut. Tu les aimais moins, hein, les bicots, quand t’y avais peur qui te rackettent ton iPhone ».  

Si, comme l’indique le titre polysémique, Marseille occupe une place centrale, il n’est pas non plus question de célébrer sans nuances la ville et le milieu d’origine de la transfuge, pas plus que la classe d’arrivée. Véro ne se laisse pas impressionner par le girafon : « y nous raconte ses théories à la con sur les gilets jaunes alors qu’il n’a jamais fait un plein ». Clara n’est pas dupe non plus. Elle ressent son mépris de classe sous ses politesses. Elle sait très bien qu’il est au spectacle à Marseille, qu’il fait une « expérience sociologique », « à la table du peuple pour comprendre l’électorat du père », « impossible de cracher sur une chance de capturer les pensées de la vraie France », dont il ne s’offusque pas plus que ça de la tendance raciste. Clara insiste également sur son hypocrisie. S’il est le « portrait parfait du fils aîné de bonne famille de droite. Droite conservatrice, du genre qu’on croise à la messe, genoux à terre, et qui défile en chino pastel pour défendre la Vie et la famille nucléaire. Du genre à blanchir à la mention du plaisir sexuel », tout « pue le sexe » chez lui, ce que confirment la pièce de théâtre dans laquelle il joue, son stand-up et sa posture hypocrite quand il est avec ses amis PAM (Pas avant le mariage). Cette acuité ne l’empêche pas pour autant de reproduire ce qu’elle cherchait à fuir.



« C’était un gros con, mytho, sanguin, mon Napolitain. Et l’autre grand cul pincé, j’ai jamais pu le sentir. Mais des mecs violents, je veux dire vraiment violents, les deux ? Je sais pas, franchement. »


Dès la première partie, les deux voix narratives font des allusions à la relation explosive du couple parental, leurs disputes, la jalousie excessive et les trahisons du Napolitain, les traces que Véro tente de cacher. Dans la deuxième partie, ce que Clara vit avec Raphaël réveille des souvenirs enfouis de son enfance qui la questionnent sur la place qu’elle occupe au cœur de cette relation violente et sur sa relation avec sa mère. Véro, quant à elle, analyse davantage sa relation avec sa fille que celle avec son mari. Elle a l’impression de ne jamais faire ni dire ce qu’il faudrait, d’être « la mauvaise mère ». Il faut dire qu’elle est sans philtre. Quand Raphaël quitte Clara, elle reconnaît elle-même qu’elle ne retient pas son « Eh bé, bon débarras ! », « sorti comme du vomi ». Elle ajoute le redoutable « un de perdu, dix de retrouvés » et renchérit « Et des mieux. Des moins coincés ! ». Clara lui reproche d’être trop brutale et regrette qu’elles ne puissent pas « avoir de conversation normale comme une fille et une mère normales ». Si l’on peut se demander ce qu’est une mère et une fille « normales », force est de reconnaître que leur histoire n’est tout de même pas simple. Véro fait comme elle peut. Elle est maladroite dans ses paroles mais elle est toujours présente. De Marseille à Neuilly-sur-Seine, la difficulté des mères est de protéger leurs enfants, comme le symbolise la Bonne Mère de la basilique Notre-Dame de la garde elle-même, mais aussi de se protéger elles-mêmes de la violence masculine.

C’est Clara qui caractérise le comportement de son père comme violent. Véro ne reconnaît vraiment cette violence qu’au moment où elle veut la sauver de l’emprise de Raphaël. Elle s’approprie alors les mots de sa fille pour s’adresser à lui :

« Et tes madame et tes vous tu te les mets où je pense. Comme si tu me respectais ! tu respectes ni moi ni ma fille, ni les femmes en général. Je le sais. […] moi, je sais qu’elle exagère tout, sauf toi. Parce qu’elle a grandi avec un fou comme toi et ces excuses pour les pires ordures du monde qu’on te jette à la gueule sous prétexte de je t’aime d’un amour infini. »

Ce parcours de la mère et de la fille se fait dans la sororité.



« J’étais pas convaincue, au départ, j’avoue. J’avais peur qu’elles me la rendent aigrie, les féministes. Mais je les aime bien, ses nouvelles copines. Ça lui fait sa bande à elle aussi. »


Ce sont elles qui ont permis à Clara de dépasser son expérience douloureuse avec Raphaël, de trouver un chemin pour se reconstruire mais aussi pour mieux comprendre sa mère. Longtemps déconcertée et souvent gênée par son exubérance, elle finit, en effet, par réaliser que la féminité ostentatoire de cagole de sa mère et de ses amies est transgressive. L’outrance de « leurs corps libres et enserrés dans du polyester » et de « leurs peaux fardées en arc-en-ciel et leurs sapes œuvres d’art, aussi strassées qu’acérées » occupe ainsi l’espace public sans s’excuser de ses écarts par rapport aux normes. Les cagoles sont bruyantes et font mal aux yeux mais elles ne sont pas seulement fanfaronnes, elles s’apportent mutuellement un soutien indéfectible. C’est ensemble qu’elles se transforment en gang pour saccager l’appartement de Raphaël afin de le persuader de s’éloigner définitivement de la fille de Véro.

L’exposition photographique de Clara est une mise en abyme du roman. Elle révèle les traces visibles et invisibles des violences familiales et sociales, des cagoles à la sœur de Raphaël. Elle constitue ainsi un matrimoine des témoignages qui permettent de sortir du silence et des non-dits, et de « toutes ces versions de la féminité ».



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Mathilda Di Matteo, La Bonne Mère, L’iconoclaste, août 2025, 354 pages, 20,90 euros

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