Judith Brouste : « L’état normal du monde, c’est la guerre… » (Vérification)
- Jean-Michel Devésa
- 26 mars
- 14 min de lecture

Jean-Michel Devésa : Ce 20 mars, vous avez publié un nouveau livre, Vérification. Je m’en réjouis beaucoup car ce livre magnifique (évoquant l’amour d’une femme pour un scientifique qui espionne au profit de Moscou) approfondit le sillon littéraire et romanesque que vous creusez de texte en texte, avec finesse et obstination – probablement, dans ce que vous ressentez et vivez comme une absolue nécessité tant est prégnant, peut-être même impérieux, le rapport existentiel que vous cultivez à l’écriture. À bien des égards, dans vos ouvrages, vous « transcend[ez votre] vie personnelle en la mêlant intimement à l’Histoire », ce qui les rend précieux car vous leur évitez de sombrer dans le narcissisme et les larmoiements. Votre Vérification est de cette facture, participant d’une exigeante (et implacable) exploration de soi, toujours « en situation », puisque jamais vous n’omettez de restituer le tiraillement auquel vos protagonistes sont soumis, entre le poids du passé familial, le fardeau transgénérationnel qui les affecte, et les déterminations en provenance du mouvement même du monde et de son fracas. Vérification vient après un bouleversant Un meurtre a été commis rue Malebranche (2021) dont Jacques Henric et plusieurs de vos très fidèles lectrices et lecteurs ont regretté qu’on vous ait mis dans l’obligation de le confier à Exils éditeur pour le faire exister.
Vérification est votre onzième roman : vous avez débuté avec Le Rire fou des chimères en 1979. Pour ma part, j’ai été tout particulièrement touché par L’État d’alerte (1994), le prodigieux Jours de guerre en 2004 (que Philippe Sollers a accueilli dans sa collection « L’Infini »), ainsi que par Après Shangaï (2006) et Ruines de Vienne (2010).
Nous nous connaissons depuis plus de vingt ans. Notre rencontre remonte au tout début des années 2000 et elle a eu pour cadre les efforts que je déployais (et qui ont été vains) pour organiser à Bordeaux une rétrospective des peintures et des photographies de Pierre Molinier. Vous aviez croisé l’artiste et son entourage (je pense, par exemple, au regretté Francis Maugard et à celles et à ceux engagés dans l’expérience communautaire des cabanes dans la forêt de pins, au bord de l’océan), nous avions des admirations communes. Je vous ai conviée à des manifestations universitaires dont j’ai été la cheville ouvrière (le colloque « Modèles, fantasmes et intimité » en 2004) ; il m’est arrivé de dialoguer avec vous afin de présenter un de vos ouvrages (Le Cercle des tempêtes, en 2014). De surcroît, vous étiez une amie d’Annie Le Brun (laquelle nous a quittés en juillet 2024). L’honnêteté me commande de vous rappeler qu’à un moment de bascule (en 2003), vous m’avez tendu une perche qui m’a empêché de sombrer, vous m’avez en effet incité à écrire, non pas parce que la littérature soigne et guérit, mais bien parce que, sous certaines modalités, elle permet de sublimer la douleur d’être au monde. Sauf erreur (et projection) de ma part, vous qui avez été une analysante de Jacques Lacan, n’est-ce pas ce ressort que vous actionnez afin d’élaborer votre « roman familial » en une puissante œuvre littéraire ?
Judith Brouste : Merci tout d’abord de votre lecture qui me frappe par sa justesse et son acuité. Il est bon cependant de préciser ce qui a rendu nécessaire l’écriture, et cela depuis presque toujours. Il ne s’agit pas de sublimer la douleur d’être au monde. Le mot douleur m’est étranger. Je privilégierai plutôt le mot chagrin qui rappelle le monde implacable de l’enfance. Vérification est la suite de mes livres précédents où j’essaie depuis le début d’introduire ce que Deleuze appelait « le délire-monde » contre le délire familial (papa-maman). Les événements dits ou non-dits traversent l’existence infantile. Mais ils s’inscrivent dans un délire géographique-politique (l’Indochine dans L’Enfance Future, la guerre dans Après Shanghai, la figure de Massoud dans L’État d’Alerte…). C’est l’intensité d’une expérience, la construction d’un fantasme retrouvé – le secret – ou la répétition d’une situation déjà vécue – la trahison – qui me fait écrire. C’est le monde, l’Histoire qui fait délirer, et la solitude qui en découle, une profonde mélancolie mêlée à une impérieuse rigueur mène inévitablement à écrire. Il s’agit d’être là, au cœur de soi-même, relié au monde dans le silence de sa contemplation. C’est un vagabondage…
J.-M. D. : Dans Vérification, la narratrice, Catherine, retrouve Yvan lors « d’une longue marche sans but », pendant le printemps du « confinement », un homme avec lequel elle a eu une relation, « il y a plus de trente ans », entre 1985 et 1991. Il était « censé être physicien » et travaillait à Saclay au Commissariat à l’énergie atomique. Ils ont l’un et l’autre essayé de tromper la solitude qui leur collait à la peau. D’ailleurs, c’est sur le « réseau » (en l’espèce « [u]n numéro de téléphone où […] des voix profitaient du vide de certaines lignes téléphoniques désaffectées pour communiquer » qu’ils se sont joints, « en quête d’amour, de sexe, dans la nuit de la ville ». Or Yvan réapparaît dans l’existence de Catherine comme un revenant. Ou encore comme Gilles (le mari dont elle est séparée) et dont un jour elle suppose discerner « de dos la silhouette » alors qu’elle ne l’a « pas vu depuis des années ». Dans Jours de guerre, Jean ressurgit d’une manière analogue dans la vie de la narratrice. Quelle signification attachez-vous à cette récurrence, celle du retour des êtres aimés dans le quotidien de vos personnages et de l’effraction qu’ils provoquent ? À cette réitération attribuez-vous, comme Catherine, la portée d’« un signe, comme si quelque chose se préparait à [son/votre] insu » ?
J. B. : Oui, il y a sûrement quelque chose de l’éternel retour, d’une répétition que j’organise, sans la maîtriser. Je n’avance pas, je me déplace simplement le long d’une ligne tracée depuis longtemps, que je découvre. J’écoute et je retranscris l’histoire. Dans le même temps je m’en dépouille, comme d’une peau qu’on laisse sur le chemin. Pour en retrouver une autre. Répétition, révolution, résurrection. Ce n'est pas seulement le retour des êtres aimés, mais aussi celui des fantômes de l’Histoire, de ceux qui ont traversé le temps et qui nous ont habités. La figure du fantôme du mort en sumérien est aussi celle du « passage du temps ». Les vieux Mésopotamiens décryptaient déjà leurs rêves dans des « tablettes aux destinées » où la figure du substitut tenait une grande place, celle de celui qui doit mourir. La réponse est nichée dans ce que l’on ne sait pas.
Ainsi les variations de ces étranges retours m’ont occupée, variations du hasard, de la chance, ce qu’autrefois on appelait « la fortune ». Elles continuent de faire signe dans chacun de mes livres, comme une aventure qui prend parfois le risque de s’égarer…
J.-M. D. : La narratrice de Vérification se nomme Catherine. Ce prénom est mentionné une seule fois (à la page 85). Mais il est aussi celui de la mère de la jeune femme qui relate, dans Jours de guerre, ses retrouvailles avec Jean. De la circulation de ce prénom, entre vos personnages, d’une génération à l’autre, d’un roman à un autre, pouvez-vous me dire un mot ?
J. B. : Il faut que j’attrape quelque chose de moi qui n’est pas moi. Un temps où je croyais pouvoir rester enfant avec ce premier prénom, Catherine. La force du nom est celle de l’origine, non pas la sienne mais celle du temps et de l’histoire. Ainsi autrefois, il était donné à un enfant à sa naissance le même prénom que celui d’un ancêtre… Une autre époque… Là encore quelque chose fait retour, un nom, un prénom, une figure…
J.-M. D. : À la fin de ma lecture de Vérification, j’ai eu le sentiment que si l’Histoire des humains se manifestait essentiellement (et s’incarnait) dans la guerre et le sexe, l’amour était en butte à bien des vicissitudes. Au mieux, il prend la forme d’« un rituel », « d’une habitude où demeur[e] du désir » ; le plus souvent il est la proie de multitudes malentendus, l’usure en vient à bout et le ratage le déjoue et le dénoue. Il lui est difficile d’échapper à l’« effacement ». Rétrospectivement, Catherine se demande si « [l’]existence du carnet noir, le récit de Vérification » n'a pas été que « protection », dans ce cas « [c]et inventaire maniaque de noms, dates, lieux n’[aurait] été entrepris que pour [l’]empêcher d’aimer ». Vous, Judith Brouste, écririez-vous pour contrer l’effacement ? Pour racheter les amours mortes ? Et pour conjurer le sort ? Serions-nous, nous toutes et tous, comme Catherine, voués à n’« aimer qu’à fonds perdu » ?
J. B. : Il n’y a aucune notion de rachat et l’effacement me paraît inévitable. Peut-être ai-je éprouvé à un moment la tentation de tout sacrifier à l’écriture, de ne plus vivre que pour elle. D’oublier la passion pour m’enfermer et me consacrer à cet impossible chemin. Le monde vécu comme insupportable et incompréhensible, et cela dès l’enfance, a sûrement créé une rupture, l’entrée dans une obscurité éclairée par la possibilité d’une seconde chance, contre la vie, dictée par l’Histoire, par la relation passionnelle avec mon père qui m’a d’emblée immergée dans des récits mythiques où le moi, la vie personnelle avaient peu de place. Une phrase de Henry James illustre ce moment où peut naître l’espoir d’un renouveau : « Nous travaillons dans le noir – nous faisons ce que nous pouvons –, nous donnons ce que nous avons. Notre doute est notre passion et notre passion est notre tâche. Le reste est la folie de l’art. »
J.-M. D. : La narratrice de Vérification rapporte ce qu’elle vit avec Yvan à ce qu’enfant elle a saisi et adulte elle perçoit du couple de ses parents : « l’incapacité à s’aimer », « la force d’un désir de destruction ». Ces deux figures, celles du père et de la mère, vous leur avez consacré deux livres (Après Shanghaï et Ruines de Vienne), et elles affleurent dans d’autres où elles ne sont pas au centre de la diégèse. Avec Vérification, j’ai l’impression que vous êtes parvenue à accepter que vos investigations demeurent en partie sans réponse : « Est-il possible de savoir ce qu’un père peut dire de sa femme lorsqu’elle est notre mère ? » En ce domaine, ma conclusion est-elle hâtive ?
J. B. : C’est ça. Narration, souvenirs, rythme, on est tenu aux aguets aux frontières du monde de ceux qui « nous ont donné la vie ». Un lieu où vivent les esprits et les morts, une loge noire où on est pris dans le rôle d’un enquêteur qui n’aura aucune réponse. Il n’y a pas de psychologie, ni d’interprétation possible. Rien qu’un questionnement renouvelé dans chacun de mes livres. Un questionnement, une implacable interrogation.
J.-M. D. : Le curieux amour de Catherine pour Yvan et le récit des années pendant lesquelles ceux-ci sont ensemble ont un contrepoint : au sein du couple, la lecture à haute voix par Catherine de Monsieur Ripley de Patricia Highsmith ; et, pour nous, lectrices et lecteurs, la référence continuelle par la narratrice à ce livre. Écrire équivaudrait-il à un art de la fugue ? Le tressage de l’histoire qu’on écrit avec d’autres, puisées dans la « bibliothèque », signifierait-il que la littérature, la grande littérature, est de nature à éclairer notre cheminement dans la vie ? Et qu’elle est apte à nous délivrer un savoir spécifique, inaccessible aux sciences humaines ?
J. B. : Highsmith est un auteur qui a été injustement catalogué dans la rubrique des écrivains de romans noirs. Ses livres sont tous habités par l’idée du double. Elle fait craquer l’identité de ses personnages, leur fait rendre gorge, jusqu’au désir de tuer, de se perdre dans un crime dont on ne sait pas à qui il appartient. C’est un refrain de cruauté, d’appel : qui suis-je, qui pourrais-je être, que s’est-il passé ?
Bien sûr il y a aussi chez Catherine le désir de s’abriter dans une autre histoire, de la partager avec Yvan. Elle perçoit intuitivement que cette fiction, celle écrite par Highsmith peut en révéler une autre, qu’elle n’arrive pas à connaître. Le livre lu est un pont, un passage pour sortir de ces instants de glace où le faux devient le vrai, où le mensonge règne en maître. C’est une lecture qui les aide à s’échapper du temps.
J.-M. D. : Parmi les phrases et formules que vous citez en provenance de livres et de textes auxquels vous accordez du prix, il y en a une de René Crevel : « Du pont de la mort, venez voir, venez tous voir la fête qui s’allume. » Le surréaliste l’a rédigée dans une prose publiée dans la revue La Révolution surréaliste (le numéro du 15 juin 1926), j’ai eu l’occasion dans des travaux de suggérer qu’elle ait pu être un des « noyaux d’inquiétude », un des foyers, à partir desquels il a composé Babylone, un roman paru en 1927 (le 20 octobre). Pour Vérification, avez-vous usé de phrases qui ont été pour vous des « déclencheurs », des « embrayeurs » ?
J. B. : Certainement. Il y a des phrases qui sont des totems. Je les porte en moi comme des refrains. Elles se glissent dans le texte, dans mes pensées et donc traversent l’écriture naturellement.
J.-M. D. : L’atmosphère mélancolique de Vérification, au diapason de celle de vos autres livres, me conduit à vous interroger quant à votre conception de la vie humaine : Yvan vit dans une solitude radicale (« […] il appartenait à un monde où l’on n’a ni maison, ni femme, ni enfants, un monde d’hommes solitaires, égarés dans leur propre multitude. Une existence où le travail, plus que du travail, semblait devoir incarner toute son identité, sans jamais le protéger ») ; Catherine, taraudée par la culpabilité, fait figure d’hypersensible inadaptée à la société. Tous deux, durant leur relation comme trente ans plus tard, sont « perdus et seuls ». Votre roman n’est-il pas de ces livres qui « disent » l’impossibilité de rapport entre les individus d’autant que « [l’]état normal du monde, c’est la guerre » et qu’« elle n’a jamais de fin » ?
J. B. : Évidemment la guerre, du moins depuis ce qu’on a appelé « le péché originel », est l’état constitutif du monde des hommes. Babylone a détruit Sumer et depuis, les empires n’ont cessé de se combattre, de se détruire. C’est Ossip Mandelstam qui l’écrit et qui savait de quoi il parlait, l’ayant payé de sa vie dans les années trente : « dans la poésie, c’est toujours la guerre. Ce n’est qu’aux époques d’idiotisme social que s’établissent la paix ou l’armistice. »
J.-M. D. : Vous campez le personnage d’Yvan comme celui d’un « idiot utile », pour reprendre l’expression méprisante par laquelle les services secrets soviétiques désignaient les « correspondants » qui, à l’Ouest, par idéologie et conviction, leur fournissaient des renseignements et des informations. Vous écrivez : « Depuis longtemps, ce n’était plus le bon côté. Cela l’avait-il jamais été ? Bien sûr, nous n’avions jamais cru aux remèdes miracles tant vantés du capitalisme et de la démocratie. Mais comment, après tant d’errances et d’insoutenables erreurs, encore attiré par la rigueur intellectuelle du marxisme, pouvait-il imaginer l’avènement possible d’un monde nouveau ? » Je vous ai lue avec une attention soutenue car je suis de celles et de ceux qui peuvent s’identifier à Yvan : nous savons que l’utopie qui a enchanté notre jeunesse a versé dans la terreur ; nous n’en doutons pas ; et pourtant nous ne sommes toujours pas détachés de cette Histoire. Oui, on peut être sans illusion sur le communisme, l'Union soviétique, la Russie d’aujourd’hui et la Chine, l’insurrection bolchévique d’octobre 1917 et la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, et néanmoins éprouver un pincement au cœur chaque fois que ces « événements », ces pays et ces peuples, et ces symboles, sont en cause. Le regard avec lequel vous scrutez Yvan est à contre-courant de l’opinion véhiculée par la presse, la classe politique, une majorité d’intellectuels et d’universitaires. Ne craignez-vous pas, en peignant un pareil portrait d’Yvan, d’être assimilée à une « crypto-communiste » et d’être accusée de complaisance envers « l’ancien monde » ?
J. B. : Pour parler d’« ancien monde », il faut croire à un nouveau. Or il ne me semble pas que, malgré les renversements d’alliances auxquels nous assistons (et qui ont toujours existé), il y ait trace d’un monde nouveau. C’est toujours la conquête, le désir de puissance et de destruction qui sont à l’œuvre. Que le patriarcat qui dure depuis cinq mille ans soit remplacé par une prise de pouvoir par les femmes, ce serait juste et nécessaire ! Mais je n’aime pas l’idée de domination qu’elle soit exercée par les hommes ou les femmes.
Yvan croit dans la possibilité d’un nouveau monde. C’est certainement un idéaliste, comme beaucoup de marxistes l’ont été avant d’abandonner cette utopie, devenue insupportable et sanglante.
J.-M. D. : Yvan appartient à cette génération, la nôtre, que tourmentaient les tragédies de l’Histoire auxquelles nos aînés avaient été confrontés, les camps de la mort, les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki. D’atroces images nous ont hantés et, pour beaucoup d’entre nous, ont motivé notre militantisme. Je me suis souvenu de mes vingt ans en vous lisant : « Ce soir-là, après un verre de vodka, il [Yvan] se mit à parler comme il ne l’avait jamais fait. Du déclin de l’Occident, du capitalisme, de la fausse victoire de la marchandise, de l’espoir d’un monde nouveau. […] Du niveau de vie comme ersatz d’un sens à la vie, de l’industrialisation, du règne du spectacle, dernier évangile d’une race mourante. L’Amérique n’avait plus d’avenir, il rageait contre sa publicité constante pour l’optimisme, son désir obscène de juvénilité permanente. ‘Ce pays est le seul à avoir employé l’arme nucléaire’, répétait-il. » Votre portrait d’Yvan rejette tout manichéisme, ainsi que tout moralisme (de même avec ceux des parents de Catherine). Vous n’êtes pas juge (ni commissaire politique ni directrice de conscience) ; vous vous penchez sur vos personnages avec humanité et vous les peignez comme des humains qu’il importe, malgré leurs tromperies, leurs trahisons et leurs violences, d’aimer. Serait-ce parce que Catherine, elle aussi, a quelque raison de se sentir coupable et que la remarque cinglante du père relative à la mère (« Ta mère n’est pas celle que tu crois… ») pourrait lui être appliquée car, non seulement l’amour n’exclut pas une pointe de haine envers l’autre, mais son accomplissement ultime postule la capacité et le vertige de lui donner la mort ?
J. B. : Cette notion de fin est capitale. C’est toujours la fin qui m’occupe, me captive. La fin d’un monde, d’une civilisation. La fin des êtres, la façon dont ils abordent le dernier virage, la dernière épreuve, la dernière solitude. L’amour n’empêche pas de songer à cette petite musique de nuit qui n’est jamais la même, qui se rappelle à nous, pour chacun différente. Je pense toujours à la dernière scène lorsque je commence à écrire. Comme si la fin donnait son unité à l’histoire. Comme si la mort faisait enfin basculer la vie en destin.
Faisant un rangement, j’ai retrouvé récemment un livre de poche que m’avait offert mon père en 1988 : Lettre ouverte à Freud de Lou Andréas-Salomé. Une élaboration de la notion de pulsion de mort. Le versant haineux de l’amour d’origine intime : Ce revenant qui sort du cercueil scellé du passé pour semer l’effroi, écrit-elle, mais aussi où se profile le spectre des plaisirs, des espoirs les plus anciens auxquels nous avons renoncé. Tout est dit avec le dernier mot de Hegel : Toute conscience veut la mort de l’autre.
J.-M. D. : En raison vraisemblablement de son activité d’espionnage, Yvan qui souvent s’éclipsait pour quelques jours et s’absentait « sous le prétexte de travail au CEA », est soudainement sorti de la vie de Catherine. Il s’est volatilisé. Votre narratrice rapproche sa présence (à peine tangente) au monde et sa disparition à celles des « vagabonds familiers » de la rue du Bac. Ce qui nous vaut une page merveilleuse : « Ceux-là faisaient-ils partie de cette même tribu, de ceux qui s’évaporent sans prévenir, s’envolent au moindre bruit, sans laisser de traces, de ceux qui savent que ce qui reste de soi n’est rien. De ceux qui, débarrassés de leurs oripeaux, ne laissent que leurs os ou leur poussière, et un souvenir, prompte à s’effacer lui aussi. Ils passent, vivant dans l’instant, dans la fulgurance d’un temps qui ne cherche rien d’autre que lui-même. D’un destin qui s’épuise au fur et à mesure, comme un sablier qui s’écoule. Ceux-là sont les seuls vainqueurs : ils portent, supportent le monde sur leur dos. Dans leurs pas chancelants, leurs silhouettes à l’ombre grelottante exposent au grand jour une race humaine qui oppresse, qu’on éloigne, et ne fait que survivre en s’éclipsant. » Est-ce que j’extrapole en posant que, dans ces conditions, l’espionnage « fonctionne » comme la métaphore de notre condition et de sa finitude ?
J. B. : L’espionnage, la surveillance, le rôle de témoin sont certainement constitutifs de notre condition. L’homme est celui qui regarde une histoire qui est un cauchemar dont il essaie de s’éveiller (James Joyce). Mais le cœur n’y est plus. Il y a une usure, une perte d’innocence, de croyance.
Aujourd’hui, il s’agit de s’échapper. La création, l’élaboration d’un monde, la folie d’un autre jour, la musique d’une autre nuit…
« Il importe de prendre le vent de l’Histoire dans ses voiles. Penser signifie mettre les voiles. La façon dont elles sont mises, voilà ce qui est important. Les mots ne sont que des voiles. » Walter Benjamin (Baudelaire). Encore une phrase qui sonne comme un refrain, une injonction : mettons les voiles !
J.-M. D. : L’espionnage auquel se livre Yvan n’est-il pas aussi la métaphore de jeu (social) auquel nous sommes réduits puisqu’en définitive chacun d’entre nous est contraint d’« épouser une autre personnalité » ?
J. B. : Je ne comprends pas votre question. Victimes du passé, obsédés par l’avenir, empêtrés dans le présent, nos pensées déroulent à l’infini sur le rivage leurs incompréhensibles figures. Avec le vent, la course des nuages qui filent comme nos vies sans jamais revenir d’où ils viennent, comment pourrions-nous « épouser une autre personnalité » ? « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », écrit Héraclite. L’eau court comme nos vies, va vers sa chute, sans jamais revenir vers sa source. Ainsi nous courons vers notre fin, comme d’innocentes bêtes poursuivies par le temps. Restons courageux avec Nietzsche : « Vivre de telle sorte qu’il te faille désirer revivre c’est là ton devoir - tu revivras dans tous les cas ! » C’est le Gai Savoir…
J.-M. D. : Seriez-vous fâchée (ou me railleriez-vous) si, pour finir, je soutenais que Vérification (comme toutes vos narrations) témoigne d’un effort pour qu’émerge une forme contemporaine au roman, empruntant au récit de vie (façon Nadja d’André Breton) et à l’autofiction (selon Serge Doubrovsky) ? Mais peut-être que cette typologie et ce souci de caractérisation vous indiffèrent-ils ?
J. B. : Je ne crois pas à l’autofiction. C’est un terme qui me déplaît profondément. La vie elle-même est fiction. Écrite ou pas, elle traverse la nuit du monde. C’est un songe qui s’éteint et se trouble – comme une eau qu’on effleure – au fur et à mesure qu’on l’écrit.

Judith Brouste, Vérification, Paris, Gallimard, mars 2025, 128 pages, 16 euros