Julien Marsay : "Être queer, c’est de facto exister différemment dans le monde social : survivre à ce monde, le subvertir et en penser un autre" (Queers)
- Johan Faerber
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Il faut lire Queers : riposter à l'insulte de Julien Marsay qui vient de paraître chez Payot : on ne saurait formuler plus clairement l'impératif politique et social de devoir prendre connaissance de cette stimulante réflexion sur ce qu'est être Queer aujourd'hui. Une urgence emporte notre temps : celle de devoir lutter cotnre l'extrême droite et de pouvoir poser des zones de dissidences, des axes de reconnaissance et des défenses face à un monde qui veut vous exclure ou vous tuer. Pour ce faire, Marsay propose une rigoureuse et toujours implacable démonstration sur la nécessité de résister et de riposter à l'insulte. Collateral ne pouvait manquer d'aller à la rencontre de l'auteur d'un des textes les plus énergiques et justes de cette fin d'année.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre énergique et stimulant, Queers : riposter à l’insulte qui vient de paraître dans l’excellente nouvelle collection de Payot. Comment vous est venu le souhait d’écrire sur l’identité Queer, celle qui, dites-vous d’emblée, possède “un grand pouvoir de dissidence contre les gouvernements toxiques de ce monde” ? Vous évoquez sans attendre “l’inquiétante trumpisation du monde”qui marque selon vous non un moment de bascule mais vient confirmer une cristallisation violente de la haine contre les queers : est-ce la réélection de Trump qui est à l’origine de votre réflexion ? Ou est-ce un état toujours déjà de maltraitance sociale des queers qui vous a poussé à réagir ?
Un sentiment d’urgence a guidé le souhait d’écrire ce livre : l’urgence face au péril réactionnaire et à l’extrême droite. La maltraitance, les violences sociales contre les nôtres à travers le monde sont vertigineuses, et il n’a pas fallu attendre Trump II pour cela : ne serait-ce qu’en Europe les exemples sont trop nombreux, de la création de zones « sans idéologie LGBT » en Pologne il y a quelques années à l’attaque des droits contre les familles homoparentales sous Meloni en Italie…
Le nouveau règne de Trump fonctionne comme un amplificateur du péril, parce que la ligne politique des États-Unis, première puissance mondiale, a une incidence sur le reste du monde. Trump II conforte et renforce l’impunité des acteurs du backlash, mais aussi leur sentiment de légitimité à promouvoir la haine et l’horreur dans les paroles, comme dans les actes. Les conséquences palpables des attaques immédiates du magnat orange sont venues conforter la nécessité de l’urgence à réagir par un tel écrit : il était aussi primordial qu’il soit accessible au plus grand nombre par son petit prix (et je salue vraiment l’engagement militant de mon éditrice et de Payot sur ce point !).
L’angle queer était, pour moi, non seulement le plus pertinent mais surtout - j’y reviendrai - le seul possible. Le régime dominant du monde nous prive, nous les personnes queers, de la connaissance de notre histoire : c’est certes un récit incessant de la maltraitance mais aussi une puissante grammaire des résistances, trop souvent méconnue. Et ces résistances ont maintes fois été initiées par des lesbiennes, par des personnes trans, souvent racisées, travailleuses du sexe, précaires comme à Compton. Les insurrections queers à travers les siècles - tout n’a pas commencé avec Stonewall ! - forment une épopée inspirante pour lutter au quotidien. Comment pouvais-je agir face à la cristallisation de cette haine si ce n’est par l’écriture d’un livre de synthèse qui exposerait cette archéologie sélective de nos luttes auprès du plus grand nombre ? Face à cela, il m’a paru important qu’il y ait une sorte de Résister queer, dans les pas de l’essai de Salomé Saqué…
Enfin s’agissant du titre, pourquoi avoir choisi un pluriel à Queers : s’agissait-il d’exposer immédiatement la question de « l’extraordinaire complexité de notre nous » ?
Le pluriel, en titre, s’est d’abord imposé comme une apostrophe fédératrice. À dessein, j’ai aussi enfreint la règle du bon usage : celle-ci voudrait qu’on n’accorde pas un mot emprunté à une autre langue. Mais allons-nous accepter de nous faire dicter nos mots par les garants fossilisés d’un hétérolexique légitime ?
Au-delà de l’apostrophe, il s'agissait aussi, comme vous le soulignez, de confronter la pluralité communautaire. Le queer, c’est la dissidence à la normalité : là où les lettres lgbtqia+ peuvent parfois résonner comme une recherche d’adhésion à cette normalité. Beaucoup de choses séparent, voire déchirent la communauté et il ne s’agissait pas de passer cet aspect-là sous silence. J’ai tenté, dans la dernière partie du livre de cartographier ce qui peut nous diviser et ce qui peut nous rassembler. Les tensions intracommunautaires peuvent être très fortes : il faut les regarder en face et analyser les biais qui nous hantent, les dissensus qui nous agitent. Sans ça, nous ne pourrons pas surmonter la violence des attaques extérieures. Et ça dépasse la question de nos droits : dans les yeux des haineux, nous écoperons toujours de la même haine.
Pour en venir au coeur de Queers : riposter à l’injure, votre propos s’articule en trois temps qui correspondent à l’originalité de votre saisie de la question : en plaçant d’emblée, dans le sillage revendiqué de Didier Eribon selon lequel « nous sommes les enfants de l’injure”, vous posez la question Queer dans son rapport à la parole, à savoir dans la socialisation active du langage.
A ce titre, le premier temps de votre réflexion se concentre sur un mouvement d’hyperbolisation et de démultiplication des discours de haine. Porté par la logique trumpiste, une véritable stratégie politique et commerciale s’est mise en place pour créer les conditions d’un harcèlement queer à l’échelle mondiale. Liberté d’expression qui devient un permis d’insulter, instrumentalisation de toutes les causes dans une logique féroce de dénigrement : ce sont les conditions d’un violent backlash. En quoi l’injure coupe-t-elle ainsi la parole et annule-t-elle les Queers dans le langage ? En quoi, comme vous le dites, la lutte Queer doit s’inspirer sur la question de la prise de parole contre le backlash des combats féministes ?
Nous vivons une séquence sidérante fondée sur une stratégie de la rhétorique de l’inversion : celleux qui, en effet, prônent la liberté d’expression sont les mêmes qui hurlent à la cancel culture. Tout cela est très fallacieux et à géométrie complètement variable, évidemment. Or ce ne sont pas que des aboiements grotesques, c’est tout un système de pouvoir médiatique qui institue, autorise et relaie cela. Et la liberté d’expression devient, pour cette amicale réactionnaire, ce refuge confortable dans le sophisme que vous soulignez à juste titre : le retournement de veste de Zuckerberg quant à la non régulation de la parole haineuse sur Meta dès la réélection de Trump est l’un des exemples les plus éloquents sur le caractère structurel que prend ce « permis d’insulter » en toute impunité. Hélas, il y en a eu bien trop d’autres dans la foulée... Tout cela renvoie à un backlash structurel, savamment orchestré. Le backlash - littéralement, « retour de bâton » - qui se produit contre les personnes queers repose sur les mêmes stratégies, les mêmes mécanismes que ceux déployés contre les femmes et que Susan Faludi avait parfaitement décryptés dans son texte fondateur sur le sujet. D’ailleurs, les propos tenus par les comptes masculinistes sur les RS nous réservent le même sort injurieux à toustexs. Ou encore la data purge lancée par Trump vise tout autant les queers que les femmes, les personnes racisées et, de façon globale, toutes les populations minorisées : dans une logique de totalitarisme numérique, il a tout de même mis des moyens étatiques afin de supprimer des mots - les mots qui nous désignent - parvenant ainsi à des absurdités historiques comme pour Enola Gay. L’ambivalence de l’injure, c’est qu’elle cherche à nous reconnaître en même temps qu’elle veut nous dénier. Aussi est-il important de se rappeler de l’injure originelle afin de ne pas se laisser annuler par elle. Il n’y a pas de mots injonctifs : il y a celleux qui brandissent transpédégouine en étendard de lutte par exemple. Mais encore, dans les années 1970’s, les Radical faeries - car oui, faerie/fée était une injure contre les nôtres ! - retournaient le stigmate de l’injure en se le réappropriant. La puissance du mot queer, même s’il vient du monde anglophone, c’est que c’est l’injure qui nous est commune : la plupart des autres insultes renvoient aux spécificités des personnes de l’énumération lgbtqia+ alors que celle-ci parce qu’elle visait le bizarre, le déviant, le tordu - l’anormalité qui révulse et fait vriller le système cishétéropatriarcal en somme ! - , nous recouvre toustexs, là où les autres insultes nous distinguent, appuient sur notre spécificité de « pédés », de « gouines » ou de « trans »... Queer a presque quelque chose de générique, contrairement aux autres insultes qu’on nous jette. Mais encore faut-il savoir qu’il s’agissait originellement d’une injure et pouvoir se souvenir de sa puissance politique, dans les pas du mouvement militant Queer Nation par exemple qui scandait, en riposte au harcèlement structurel du cishétéropatriarcat: « On est là, on est queers, va falloir t’y habituer ! »
Le deuxième temps de votre réflexion s’organise dans un patient travail de réactivation des mémoires queers. Loin de se laisser couper la parole, la retrouver et pouvoir s’exprimer passe selon vous par une logique historique et plus particulièrement généalogique. Queer n’est ainsi pas un mot vide de sens, un simple slogan mais un terme qui ne renvoie pas qu’à une connotation mais riche d’une généalogie dénotative. Cette enquête où vous évoquez l’histoire Queer se constitue cependant non autour du mot mais, à l’inverse, de sa silenciation et, plus largement, de l’invisibilisation des luttes queers.
Ma question sera la suivante : pourquoi connaître son histoire permet de reprendre la parole et surtout de penser un mot pour l’instant jamais entendu : queericide ? Plus largement, en quoi se taire c’est rejoindre une placardisation qui elle-même induit une confiscation de la parole ?
Connaître notre his/her/queer-story est fondamental, mais c’est à nous de recomposer cette « archéologie queer », et beaucoup s’y évertuent avec fougue, créativité et générosité. Si mon travail de synthèse a été possible, c’est en partie grâce à la voix d’autres : il faut écouter les documentaires passionnants de Camille Desombre sur France Culture, lire Joan Nestle, Hélène Giannecchini ou encore Sam Bourcier sur les archives, se plonger dans les travaux d’Antoine Idier, écouter les témoignages de Paola Bacchetta, aller puiser dans des écrits plus anciens comme ceux de Monique Wittig ou d’Audre Lorde… Mes sources sont multiples - universitaires, journalistiques, littéraires, documentaires, artistiques … - et nombreuses : l’une des difficultés de cette tentative de reconstitution (forcément partielle) de notre généalogie a été liée au format contraint du livre face à la densité du propos. On a essayé de compenser au mieux cela par un appareil de notes conséquent pour celleux qui souhaiteraient prolonger, découvrir au-delà : c’est l’un des intentions du livre, ouvrir la porte de façon plus large, mettre en lumière d’autres travaux, d’autres œuvres, d’autres voix… L’archéologie queer est l’arme première face aux mensonges du roman cishétéropatriarcal qu’on cherche à nous imposer : il est fondamental de savoir que Néron a pu se marier avec Sporus (un homme qu’il emmascula !), que les muxes ou les Two-Spirit défiaient les cloisonnements cisgenrés binaires - et là on touche aux volontés d’enfermement des binarités colonialistes - et bien d’autres exemples. Quand à l’école on nous apprend le maccarthysme, à quel moment nous apprend-on la violence de la Lavender scare qui a fait plus de victimes que celleux soupçonné·exs d’être communistes ? Que dit-on des triangles roses ? Nous apprend-on l’horreur des mutilations contre les personnes intersexes ?
Et la liste des horreurs est, hélas, interminable. Les queericides sont soit minorés soit passés sous silence : on ne peut clairement pas compter sur le récit institutionnel pour les mettre en lumière. L’HIStoire scolaire nous dénie notre appartenance même à celle-ci : elle méprise et occulte l’histoire de la violence faite aux nôtres. Quand on est tué·e pour ce que l’on est, à nous de poser et d’imposer nos mots comme les féministes l’ont fait avec féminicide : et le mot idoine, c’est queericide.
Plus largement, en quoi se taire c’est rejoindre une placardisation qui elle-même induit une confiscation de la parole ?
Pour ce qui est de ne pas devoir se taire ou pas, je ne ferai aucune injonction à quiconque : tout le monde ne bénéficie pas du même confort de parole et beaucoup des nôtres sont assigné·exs à de puissants systèmes de discrétion. Chacun·e doit avoir son propre rythme de coming in et/ou de coming out - notion très européocentrée par ailleurs : songeons aussi à d’autres modalités de se vivre, comme la rhétorique du rideau de Jamal Ouazzani par exemple. C’est autre chose en revanche lorsque des personnes qui ont des responsabilités politiques sont en dissonance entre ce qu’elles vont décréter/voter/faire voter et ce qu’elles sont - voire lorsqu’elles promeuvent des politiques publiques qui abîment les leurs. Comment peut-on brandir son homosexualité en étendard quand on participe à un gouvernement qui va structurellement abîmer les possibilités d’accueil pour les personnes migrantes queers, contribuer à stigmatiser et à précariser encore plus beaucoup des nôtres par une politique de casse sociale ?
Enfin, le troisième temps consiste en une reprise de parole : préparer sa réponse à l’insulte. La verbalisation est une politisation de la question : vous vous placez ainsi sous le signe du retournement du stigmate en appelant d’emblée à l’action : “Se réapproprier le stigmate du terme queer, c’est reprendre le pouvoir : riposter”. Dans ce que vous désignez comme une grammaire de résistances, vous évoquez plus largement que le discours toute manière de s’exprimer en mettant notamment en lumière la danse, le Voguing tel que Madonna l’a popularisé. En quoi s’agit-il pour vous par le terme Queer de repolitiser l’homosexualité et de la sortir notamment de la logique que condamnait le FHAR dans les années 1970 à savoir celle du couple hétéroflic ?
Dans son histoire, le queer est politique. La mémoire des luttes des minorisé-exs est toujours précaire, sans cesse (tentée d’être) remisée au placard mémoriel. Celle des queers est éloquente, or la mémoire de nos luttes peut former l’exemple d’un laboratoire des solidarités de même qu’un formidable socle pour nos ripostes présentes et à venir. Au-delà, cela permet de réfléchir à des modalités de queerisation du monde : les revendications du FHAR dans les années 1970 contre l’hétéropatriarcat en effet, les expériences communautaires de Carl Wittman, des Radical Faeries ou encore des ballrooms qui, face au rejet et à la violence de familles biologiques créent d’autres liens, d’autres solidarités, d’autres familles et d’autres formes de relations étrangères aux mots dictés par l’hétérolexique.
Songeons aussi aux réflexions de Pierre Niedergang qui invite à sortir du débat sur la normalisation en pensant à la possibilité d’une normativité queer, une façon d’habiter autrement les normes, une subversion des schémas d’hétéroland.
Être queer, c’est de facto exister différemment dans le monde social : survivre à ce monde, le subvertir et en penser un autre. Le queer peut être source d’inspiration pour l’imagination d’un nouveau monde, bien plus juste et plus beau que celui, sordide, avec lequel on doit composer.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur une question qui trame l’ensemble de votre réflexion : diriez-vous que Queer chez vous désigne aussi bien chez vous un projet de vie qu’une identité en construction ?
Écrire un tel livre sur le Queer, ça renvoie à se demander où/comment l’on se situe dans notre cheminement personnel par rapport à la question des identités, aux enfermements dans les mots et la complexité des équilibres qu’on peut trouver entre l’injure et la fierté. Ce cheminement a aussi été lexical, parsemé de plusieurs formes de coming in et de coming out au fil des années : d’homosexuel/gay à queer. Ça a été un long processus intime, personnel, intellectuel, psychologique et politique - fait de moments délicats d’oscillations résultant d’un continuum d’expérience des violences verbales, physiques et sexuelles, de périodes dépressives et de moments de chutes dans des addictions : la queerness m’a grandement aidé à me relever, à résister aux séquelles des traumas liés au fait d’avoir été construit dans l’injure et la haine.
J’avais déjà bien des fragments d’écrits, de nombreuses notes de lectures, mais ce livre est aussi lié à une autre expérience d’écriture, plus cruelle. J’ai commencé un texte très personnel l’an dernier : une lettre au petit garçon à qui les autres mecs de l’école jetaient des cailloux - une lettre écrite au tu - mais qu’il m’a hélas fallu mettre en suspens car - pure et malheureuse coïncidence éditoriale pour moi ! - un auteur très connu a publié un texte très proche à ce même moment. Il me fallait surmonter cela et je suis revenu à l’idée d’un nouvel essai-enquête, soutenu là-dedans par mon éditrice Laure-Hélène Accaoui, mais il m’a semblé important - ainsi qu’à elle - de la faire basculer la conclusion en manifeste, de prolonger l’essai en une parole de l’exhortation finale : les dernières pages livrent un peu de ce à quoi il m’a fallu renoncer dans le texte de l’an dernier que j’ai été contraint de mettre de côté, mais que j’envisage de reprendre plus tard malgré tout.
Certains livres ne peuvent arriver que lorsqu’on se sent vraiment aligné·e et que l’on en a la force suffisante : c’était le moment pour moi d’écrire Queers et ce que j’y énonce a une forte résonance dans mon quotidien, un écho très concret. Il est là pour ce petit garçon à qui l’on jetait des cailloux, pour toustexs les queers qu’on a tenté et qu’on tente de convertir par tous les moyens, là pour tous les enfants de l’injure.

Julien Marsay, Queers : riposter à l'insulte, Payot, octobre 2025, 144 pages, 5 euros.




