Ta-Nehisi Caotes : « Hanter » par la lecture et l’écriture (Le Message)
- Christiane Chaulet Achour
- il y a 13 heures
- 19 min de lecture

« Il peut sembler étrange que des gens qui ont atteint une position de pouvoir par la violence passent autant de temps à justifier leur pillage avec des mots. [C’est] le besoin de raconter une histoire, afin de dresser un mur entre eux et ceux qu’ils veulent étrangler et dépouiller » (p. 41)
Il arrive parfois que les étoiles s’alignent dans votre ciel de lectrice de façon inattendue et gratifiante. Ce fut le cas ce mercredi 5 novembre 2025 : je trouve dans la librairie de ma commune le dernier livre de cet écrivain dont je lis les ouvrages depuis le premier traduit en français, il y a une dizaine d’années. Je l’emporte ravie, l’avalant en moins de 24 heures ! Et, surprise !... à La Grande Librairie le soir, ce même jour, qui dit le texte « Droit dans les yeux »… Ta-Nehisi Coates. Ce texte peut être cité entièrement : il répond à la question : « Comment les histoires que nous racontons – et celle que nous taisons – façonnent-elles notre perception du monde ? »
« Tout au long de ma jeunesse, j’ai été nourri de livres, des livres qui m’ont formé, habité, obsédé, hanté.
Les mots m’ont tellement hanté que je suis devenu un fantôme à mon tour. Le lecteur que j’étais s’est transformé en écrivain.
Un tel pouvoir ne devait pas servir seulement à me divertir, il devait aussi avoir pour tâche d’éclairer, d’affronter et de défaire la violence que je voyais autour de moi.
La beauté des mots doit s’allier au politique. Le style doit devenir une arme de combat.
HANTER : c’est un mot qu’on m’a souvent entendu prononcer. Il ne suffit pas de convaincre le lecteur, que vos mots l’obsèdent, qu’il y pense avant de se coucher, qu’il en parle à l’être aimé au réveil, qu’il alpague des gens au hasard dans la rue, les secoue et leur dise : « Vous n’avez pas encore lu ça ? »
Imaginez un enfant qui découvre un tableau dans un musée et ne parvient plus à se l’ôter de l’esprit. Le soir, à la faveur de l’obscurité, il y repense, hanté, y songe encore et encore.
Imaginez, chaque fois, l’émerveillement secret qui grandit en lui et le désir de provoquer cet émerveillement chez les autres.
Face aux préjugés, à la discrimination, à la frénésie guerrière qui nous menace tous, nous avons besoin de nouveaux messagers, de jeunes auteurs qui hanteront à leur tour de nombreux lecteurs et dont la tâche est ni plus ni moins de contribuer à sauver le monde ».
Je le cite entièrement car il est la quintessence de l’introduction de son livre, le « I » de cet ensemble, sous le titre : « Le journalisme n’est pas un luxe », une quinzaine de pages, adressée aux « Camarades ». Il interpelle les étudiants de l’université Howard auxquels il a enseigné l’écriture, durant l’été 2022. Si toutes ses rencontres sont importantes pour lui, celle avec les étudiants de son université est plus importante car Howard « a été fondée pour lutter contre l’influence persistante de l’esclavage (…) ce qui signifie que nous ne pouvons pas pratiquer l’écriture uniquement pour elle-même, mais qu’il nous faut toujours l’envisager au service d’une mission émancipatrice plus large ».
C’est pour ces étudiants qu’il rapporte « des notes sur la langue et le politique, sur la forêt, sur l’écriture », de trois voyages : au Sénégal, en Caroline du Sud, en Palestine. Une constante dans la totalité de ces textes qui composent Le Message : l’implication personnelle de l’écrivain, narrateur de ses expériences et confident de ses impressions, de ses découvertes et de la transformation de certaines de ses convictions. Sans fausse pudeur ni complaisance, T-N.Coates remet sur le métier l’acquis, à l’épreuve de ses déplacements.
« II » - « Des pharaons » consacre plus de trente pages à son voyage au Sénégal ; il concentre d’abord son récit sur ce que l’Afrique représentait pour ses parents : « de nombreuses lunes influaient sur les marées de mon esprit ». Il a appris très jeune le fossé entre les uns et les autres – le manque et l’opulence – et les récits qui font croire qu’il faut l’accepter car ce serait… naturel. Ils ne sont pas la « suprématie blanche elle-même, mais son programme, son corpus, son canon ».
Il a mis du temps à se résoudre à aller en Afrique mais lorsqu’il s’est décidé, c’était muni de ce qu’il savait par les livres tant d’anthropologues blancs que de ses expériences vécues de son enfance à Baltimore. Dans ces théories et ce vécu, « les Africains devaient être soit retranchés de l’humanité, soit relégués à ses plus bas échelons pour légitimer leur exploitation. Mais si les éléments motivant un tel bannissement ne sont guère satisfaisants, les preuves du contraire abondent autour de nous ».
Une de ces preuves est l’admiration que les Européens en général éprouvèrent pour la splendeur de la civilisation égyptienne et leurs efforts pour gommer toute origine africaine aux pharaons. Il fallait « laver l’Egypte ancienne de toute souillure noire ». Les traces noires sont venues des esclaves dans un parallélisme étonnant avec le système américain de la plantation. Car les nègres « n’ont pas été capables de faire un seul pas par eux-mêmes pour sortir de leur état sauvage », écrivent Josiah Clark Nott et George Gliddon. Tout cela, bien sûr, fortement contesté par le nationaliste noir James Theodore Holly en 1859, en une version réagissant à ces négations et proposant un autre récit.
L’écrivain introduit alors une incise sur son prénom avec lequel il ne s’est jamais senti en accord, choix conscient de ses parents pour signifier que son origine est ailleurs qu’en Amérique et pour le placer dans une civilisation dans laquelle il a du mal à se reconnaître : « dès l’instant où nous fondons notre valeur sur des castes et des royaumes, sur la " civilisation", alors nous avons accepté les préceptes de ceux qui ont laissé pour tout héritage une planète incendiée et inondée. Et nous avons déjà perdu ».
S’adressant toujours à ses étudiants, il les exhorte à chercher « du neuf » et à ne pas fabriquer des mythes pour contrer les mythes des Blancs. Mais « comment remplir le vide ? » S’il remet en question « l’utopique origine africaine », il ressent le besoin d’y aller, sachant qu’il ne va pas à la rencontre de son « pays » mais vers « un besoin, un vœu, un rêve ».
Fort de tous ces « bagages », il se décide enfin à partir pour Dakar et il analyse avec lucidité son atterrissage, son arrivée, ses impressions à l’hôtel, dans les rues, en observant les gens. : « Et je compris que j’étais triste, non parce que j’étais seul, mais parce que je ne l’étais pas. J’étais bel et bien rentré au pays, et les fantômes étaient rentrés avec moi ». Il fait des efforts pour découvrir cette terre natale et il transcrit tout ce qu’il voit : ces passages sont très intéressants à découvrir. Ce n’est que sur la plage, trempant ses doigts dans la mer qu’il se sent tout à coup heureux :
« J’entendis les fantômes chanter. Je crois n’avoir jamais éprouvé un tel sentiment de victoire dans ma vie. J’avais l’impression d’avoir vaincu l’Histoire. Je pensais au nombre exponentiel de mes aïeules, arrachées à cette partie du monde pour être emmenées sur le vaste océan. Je pensais à leurs rêves impossibles de retour. Je pensais au chez-soi qu’elles avaient malgré tout essayé de recréer de l’autre côté. Je portais en moi une part d’elles, une part de chacune d’entre elles. Et j’étais de retour. Alors je contemplais cette plage rocheuse, je sentais la terre me parler et elle disait : Pourquoi as-tu mis tout ce temps ? »
Il porte un autre regard à la fois sur les Sénégalais mais aussi sur les siens aux Etats-Unis faisant appel à la Pauline de Toni Morrison, dans L’œil le plus bleu, qui rêve de ressembler à Jean Harlow, Pauline « qui aspire à la beauté blanche ». L’image de lui-même que lui renvoient Hamidou et sa femme le perturbe : au Sénégal il est métis et non « noir » comme aux Etats-Unis.
Il accomplit son retour, en quelque sorte en faisant le « pèlerinage » à l’île de Gorée : « devant Gorée, j’étais un pèlerin qui accomplissait un voyage ancestral. Je revenais à l’origine des temps, pas à ma naissance, mais à la naissance du monde moderne ». Son cheminement se poursuit jusqu’à ce qu’il comprenne son émotion dans ce lieu mythique et puisse mettre des mots sur le sens de son « retour » : « Nous avons droit à nos traditions imaginées, et ces traditions et ces lieux sont plus puissants quand nous admettons leur caractère imaginaire. Gorée est le nom d’un site que mon peuple a déclaré sacré, un symbole de notre dernière halte avant le génocide et la renaissance du Passage du milieu, avant notre "voyage à travers la mort/ vers la vie sur ces rives", pour reprendre les vers de Robert Hayden ».
Il sait désormais le sens de ce « retour » : Dakar, Gorée, tels qu’il les a vécus est « un monument à la Dernière Halte avant notre réinvention forcée. Aujourd’hui je me rends compte que j’étais venu voir une partie de l’Afrique, pas les Africains. (…) Communier avec des fantômes, sans se soucier des êtres de chair qui l’occupaient à présent ». Et pourtant, le dernier soir, une passerelle est lancée entre lui et eux, par une étudiante qui fait sa thèse sur ses écrits… « mes écrits étaient arrivés avant moi ».
« III » « Le poids de la croix enflammée » : cette fois, c’est une quarantaine de pages qui est consacrée à ce second déplacement, à l’intérieur même des Etats-Unis, en Caroline du Sud. Le sujet central est les apprentissages (lecture/écriture) et la transmission de la littérature. Comme il l’a fait pour le premier voyage, il commence par raconter son expérience personnelle de difficultés scolaires, l’apport des cours qu’il a pu suivre, l’éveil aux questions fondamentales pour sa formation et pour son métier de journaliste et d’écrivain : « J’ai eu l’occasion d’enseigner dans des environnements très divers au fil des ans, des prisons, des bibliothèques, des écoles publiques et des universités. Mon approche est déterminée par l’élève que j’étais en 1982. Je m’efforce de fasciner, d’inspirer, d’enthousiasmer, parce que c’est ce dont j’avais besoin enfant ».
Il revient alors sur le meurtre de George Floyd et toutes les manifestations qui ont suivi qui n’ont pas donné les résultats positifs espérés. Ce n’est pas pour autant qu’il faille les dévaloriser car elles ont eu leur effet dans la prise de conscience d’une police qui n’est ni protectrice, ni bienveillante : « C’était, me semblait-il, la plus grande crainte des suprémacistes blancs : la prise de conscience que les policiers n’étaient pas de preux chevaliers, et le sentiment insidieux qu’il y avait quelque chose de pourri non seulement chez ses représentants, mais dans la loi elle-même ».
Toutefois il faut aller plus loin et réécrire le récit de l’origine des Etats-Unis, non à partir de la Déclaration d’indépendance mais à partir de l’esclavage. Et cette nouvelle narration est bien ce qu’a combattu D. Trump dans sa croisade contre les « Woke » (même si le terme n’est pas employé ici). Coates revient sur le décret présidentiel 13950 qui a eu, dans sa ligne de tir, « les enseignements et les formations qui laissaient entendre que les Etats-Unis étaient "fondamentalement racistes" et qu’une race portait "la responsabilité d’actes commis dans le passé". Dans sa ligne de mire, on trouvait aussi les enseignements promouvant des "concepts clivants", susceptibles de causer "de l’inconfort, de la culpabilité, de l’angoisse ou toute forme de détresse psychologique à un individu en raison de sa race ou de son sexe" ». Ce décret a été annulé par J. Biden mais il avait eu le temps de produire ses effets.
On voit comment l’écrivain prend ce qui peut apparaître comme des détours pour arriver là où il veut arriver. Il ne veut pas s’en tenir simplement à un événement mais y préparer le lecteur dans son ampleur. Il fait alors appel à Paulo Freire et la recherche constante qui fut la sienne de provoquer l’éveil et la créativité des élèves, ce que combattent les ennemis de la liberté qui réagissent, « instinctivement, contre toute tentative d’éducation qui voudrait stimuler le penser authentique, qui ne se laisserait pas leurrer par des aspects partiels de la réalité, cherchant toujours les liens qui relient un point à un autre, un problème à un autre ».
Il y a des Etats où des élus prennent des mesures contre les textes de Ta-Nehisi Coates pour les interdire, « j’ai l’impression d’être arraché au présent pour être renvoyé au temps des fourches et des autodafés ». Les vingt dernières pages racontent l’expérience qui a été la sienne et qu’on lira avec grand intérêt : une professeure dans un lycée de Caroline du Sud, Mary Wood, a dû supprimer de son programme Entre le monde et moi car ce livre mettait certains élèves mal à l’aise, « ils se sentaient honteux d’être blancs ». Les termes repris dans les plaintes reprenaient les mots du décret 13950. Coates rappelle que la littérature n’a pas à être « rassurante » et ne l’est pas : « ce n’était pas l’anxiété ou l’inconfort que les censeurs tâchaient d’interdire. C’était la compréhension et la prise de conscience ». Cet événement est raconté avec précision. Coates se propose d’aller en Caroline du Sud mais craint d’aggraver les choses par sa présence. Mary Wood l’encourage à venir : « Quelques jours plus tard, je me retrouvai donc attablé devant une salade et un thé vert glacé en compagnie de Mary, dans un restaurant de Chapin. Elle était l’archétype de la jeune femme du Sud : blonde, aimable, plein d’entrain, fille du coach de football américain local et d’une institutrice de maternelle ». La ville où elle est née et enseigne est dans un comté qui a basculé dans le camp Trump : « le grand ennemi de Chapin demeurait la théorie critique de la race ».
L’évocation de la réunion du conseil scolaire est saisissante et l’enseignante comme l’écrivain pensent que, sans doute, le combat est perdu d’avance. Et cela ne se passe pas comme prévu. Le récit aboutit à un portrait de Mary Wood qui entérine tous les objectifs que Coates a avancés pour écrire et pour enseigner. L’écrivain ne s’arrête pas à ce cas particulier mais revient sur le film Naissance d’une nation de D. W. Griffith, sur le Ku Klux Klan, pour enfoncer le clou : « Nous vivons sous l’hégémonie d’une caste qui a régné sur la culture américaine avec une croix enflammée pendant si longtemps que nous avons tendance à négliger la portée d’une telle domination. Eux ne l’oublient pas ».
Le dernier paragraphe parle directement à notre actualité en France : « Il est facile de se laisser abuser par les statues et les reconstitutions historiques. Elles semblent être le symbole de guerres depuis longtemps achevées, menées au nom d’hommes depuis longtemps enterrés. Mais leur Rédemption n’a pas pour objectif d’honorer un passé. Elle vise à tuer un avenir ».
Un pas supplémentaire pour signaler un petit livre que je viens de lire (pour les 9-12 ans…) et que tout le monde peut lire et… doit… lire : de Julia Billet, Le livre interdit (Epinal, éditions du pourquoi pas, octobre 2025, 48 p.)

La 4ème de couverture :
« Dans ce monde qui ressemble
Comme deux gouttes d’eau au nôtre,
Des livres sont interdits ».
« IV » « Le Rêve gigantesque » : c’est la partie la plus longue de l’essai (plus de la moitié) et celle, vécue en mai 2023 en Palestine/Israël. Elle explore véritablement le face à face et touche à une actualité brûlante mais aussi à une actualité vieille de près de quatre vingt ans. Comme pour les parties précédentes, je vais en suggérer le déroulé voulu par l’auteur sans entrer dans le détail de ces cent dix pages, laissant au lecteur la découverte de tout ce que le regard du « voyageur » a enregistré, des personnes rencontrées et des sites visités et interprétés.
Le voyage s’annonce par une phrase de Noura Erakat, professeure de droit et juriste, américaine palestinienne, en exergue : « On nous a menti à tous sur trop de choses », avertissement qui est un impératif mettant en valeur un duel mensonge vs vérité.
Coates commence par le dernier jour de son voyage : il est à Jérusalem et visite Yad Vashem, l’Institut international pour la mémoire de la Shoah. Sa première appréciation, ce qui l’a frappé, c’est que c’est un lieu de deuil « remarquable ». Il refuse un guide et déambule seul dans ce lieu. Il le met en lien avec les musées et lieux de mémoire de l’esclavage qu’il a visités aux Etats-Unis. Le lecteur suit sa visite, pas à pas pourrait-on dire, tant la description en est minutieuse : « C’était l’un de ces voyages où l’on doit faire face à l’expansion des ténèbres, à leur ampleur, leur forme, leur poids ».
La visite achevée, le narrateur reprend des conclusions admises par le plus grand nombre auxquelles il adhère : « La fondation d’Israël, la lumière dans la nuit de la Shoah, est depuis longtemps tenue pour une conclusion exemplaire, une illustration des propos de Martin Luther King selon qui l’arc de l’univers moral est long, mais s’incurve vers la justice. Je vis ce lien clairement établi à Yad Vashem, dans l’une des dernières expositions : un film en noir et blanc de David Ben Gourion proclamant la création de l’Etat israélien. Cet arc – de la Shoah à l’Etat-nation – a été tracé au cinéma, dans la littérature, et dans la mémoire mondiale ».
Mais après ces cinq pages d’une totale adhésion, le voyageur introduit une faille dans la narration la plus courante : la nuit de la Shoah puis la lumière de l’Etat d’Israël qui offre un foyer aux Juifs persécutés : « Or, ce foyer (…) ne raconte qu’une partie de l’histoire nationale d’Israël » : le peuple juif opprimé peut cultiver sa terre « promise » mais « il a bâti un Etat juif » avec tout ce que cela induit, drapeau, langue, armée : « les Juifs ont trouvé leur place parmi les Forts. Cette histoire ne décrit pas qu’un arc s’incurvant vers la justice : elle trace un cercle parfait ».
Coates fait alors une marche-arrière sur sa visite. Avant d’être bouleversé par tout ce qu’il a vu dans cet Institut et qu’il a fait partager, il a été accueilli, comme tous les visiteurs, « par une rangée d’une vingtaine de soldats en treillis », bien armés. Il ressent cette présence comme incongrue. Il remonte encore dans le temps de son voyage à Jérusalem et sa visite de Jérusalem-Est, avec d’autres écrivains, éditeurs et artistes, à l’invitation du Festival Palestinien de littérature. Avant Jérusalem, ils ont visité plusieurs villes et lieux pour découvrir la Palestine. Ils ont été longuement bloqués devant l’esplanade des mosquées, trois quarts d’heure à la porte des lions. Il a eu le temps d’observer qu’aucune personne d’apparence musulmane n’est passée : « je sentais la courbure du cristallin de mon esprit se modifier, s’efforçant de faire la mise au point sur ces événements nouveaux et étranges ».
A partir de là, son esprit note toutes sortes d’anomalies et de discriminations et en tire une conclusion : « Car, de même que mes ancêtres étaient nés dans un pays où aucun d’entre eux n’était l’égal d’un homme blanc, Israël se révélait être un pays où aucun Palestinien n’était jamais l’égal d’un Juif ». Il ne se contente plus de ses observations personnelles mais enregistre dans son récit toutes les lois de différenciation. Il insiste particulièrement sur le contrôle de l’eau : « en Cisjordanie, l’Etat israélien contrôle les nappes souterraines aussi bien que l’eau qui tombe du ciel. (…) je songeai qu’il existait encore un endroit sur terre qui – avec la bénédiction américaine – ressemblait au monde dans lequel mes parents étaient nés ».
Il fait alors une pause pour avouer qu’il s’est trompé dans son essai de 2017, Le Procès de l'Amérique, sous-titré Plaidoyer pour une réparation (en anglais The Case for Reparations, 2014). A l’appui des réparations demandées pour les Africains-Américains, Coates avait pris l’exemple des réparations de la République fédérale allemande à l’Etat d’Israël où les Juifs s’étaient regroupés (à partir de 1952 et sur 12 ans, 3 milliards de marks sous forme de biens et services et des indemnisations individuelles) : « C’est douloureux de savoir que, dans mes textes, j’ai fait à d’autres précisément ce contre quoi je proteste ici, autrement dit que je les ai rabaissés, diminués, effacés ». En quelque sorte, être une victime ne donne pas tous les droits d’abaisser un autre humain. Et donc, à ce stade de prise de conscience, Coates bifurque dans son récit, pour raconter « une autre histoire sur l’écriture, sur le pouvoir, sur les comptes à régler, une histoire non pas de rédemption, mais de réparation ».

A mon sens, nous sommes là au point fort de ce récit là où le choc vécu de la réalité oblige Coates à apprécier autrement le territoire où il est venu. Il pose plusieurs questions : comment se dégage-t-on de l’influence du milieu où l’on travaille, du discours ambiant. Comment échapper à « leur » monde ? Comment porter un regard critique sur le « récit incontestable, ponctué de lieux communs qui revêtaient des airs de vérité indéniable : « Israël était " une démocratie juive", en fait " la seule démocratie du Moyen-Orient", qui avait " le droit d’exister" et " le droit de se défendre" ». L’injustice que subissaient les Palestiniens, il en avait vaguement l’instinct mais sans creuser plus. Les réparations consenties par l’Etat allemand l’étaient à une autre Etat et pas à des victimes juives, un Etat qui vivait sur « une entreprise de spoliation ». [Difficile de ne pas citer, au moment d’écrire cet article, le cas du journaliste français, Quentin Müller, écarté de Marianne car trop anti-israélien, s’il ne souscrivait pas à deux mantra, « Israël est une démocratie » et « il n’y a pas de génocide »].
Faisant le parallèle avec les Etats-Unis, « la plus vieille démocratie du monde » : il est face à deux démocraties qui « dépendaient de l’exclusion de pans entiers de la population ». Ce sont les lois Jim Crow qui lui viennent à l’esprit. Il n’a qu’une envie, c’est de rentrer chez lui. Mais il est « un écrivain », « un gardien » et il se doit d’écrire : « J’étais parti pour dix jours, dix jours sur cette Terre sainte où partout je voyais des barbelés, des colons et des armes démesurées. Et chaque jour, il y avait un moment où j’étais submergé par le désespoir ».
Il affronte, textes à l’appui, les fondements du discours sioniste, d’où le titre, « Le rêve gigantesque », en citant des textes de Theodor Herzl et de Vladimir Ze’ev Jabotinsky. On peut citer, du premier, en 1895 :
« Nous devons prendre en douceur des propriétés privées se trouvant sur les terres qui nous seront assignées. Nous tenterons de persuader la population désargentée de s’installer de l’autre côté de la frontière en lui procurant des emplois dans les pays de transit, et en lui refusant tout travail chez nous. Nous finirons par gagner à notre cause les propriétaires. Les processus d’appropriation et d’expulsion des pauvres devront tous deux se faire avec discrétion et circonspection ».
Ou du second, en 1923 : « Il n’existe aucun précédent (…) Les populations indigènes, qu’elles soient civilisées ou non, ont toujours résisté avec acharnement aux colonisateurs, civilisés ou sauvages ».
« Le rêve gigantesque » renvoie bien à la réalité de la colonisation, à l’extension d’Israël sur les terres palestiniennes de 1948, en extension depuis 1967 et se poursuivant à Jérusalem Est, à Gaza et en Cisjordanie, la peur constante, se traduisant différemment chez les conquérants et chez les conquis, la politique d’apartheid. L’archéologie est un « sport national » en Israël ; les Israéliens « cherchent à être rassurés sur leur origine » écrit l’écrivain israélien Amos Elon, « tous les symboles nationaux israéliens sont inspirés de l’Antiquité ».
Au retour chez lui, Coates rencontre des Palestiniens exilés aux Etats-Unis. Il a beaucoup appris mais il est persuadé que le récit à écrire doit être fait par les Palestiniens. On sait que ce récit palestinien est amplement écrit, même si l’essayiste n’en fait pas état dans son récit de voyage. Toutefois, il est juste de dire que les étapes de la prise de conscience de Coates sont toutes assorties de récits de séquences vécues, de livres lus et d’informations historiques. A ce titre, cette partie est passionnante et très documentée et demande une lecture attentive.
***
Ainsi, s’adressant à ses étudiants et, à travers eux, aux lectrices et lecteurs, Ta-Nehisi Coates fait réfléchir aux fondements même d’une origine, construite et mythique et sa force sur l’être que nous sommes dans le présent ; il invite aussi à réfléchir à la transmission d’un récit national non édulcoré qui tiennent compte de tous les éléments d’une Histoire et qui ne sélectionne pas ce qui arrange le pouvoir : quels programmes de lecture et de littérature ? Enfin, avec son troisième voyage, c’est toute une révision de croyances et de préjugés implantés dans notre esprit pour justifier l’injustifiable et comprendre les mécanismes d’une colonisation avec ses retombées les plus brutales de l’apartheid et du génocide.
C’est lors de son second déplacement en Caroline du Sud lorsqu’il invite à réfléchir aux programmes de littérature et à refuser « l’assimilation des dogmes nationaux au détriment du doute et des questionnements » qu’il présente ses livres antérieurs comme ses enfants, qui ont tous leur « manière d’être au monde » : de l’aîné, Le Grand Combat, au cadet, Entre le monde et moi, puis le suivant, Huit ans au pouvoir (sur les années Obama), « il a des problèmes, on ne parle pas beaucoup de lui. Tous me soupçonnent de préférer la benjamine, ma petite fille, La Danse de l’eau. Elle est certainement, celle qui me ressemble le plus, en un peu mieux, plus sûre d’elle et plus déterminée ». Sans oublier Le Procès de l’Amérique dont il a parlé dans son troisième voyage. Il ajoute : « Je vois mes livres ainsi (…) au bout du compte, ils ne m’appartiennent pas. (…) J’ai appris que, dans la mesure du possible, mieux valait ne pas intervenir et les laisser vivre leur vie ».
Pour accompagner leur vie autonome, quelques rappels… au gré de mes lectures.

En 2015-2016, l’interpellation très prenante de Ta-Nehisi Coates dans Une colère noire, Lettre à mon fils, qui avait fait de l’auteur aux USA le lauréat du National Book en 2015, a déclenché en France une brève flambée d’enthousiasme sans mettre en lien un essai daté de 1952, Peau noire masques blancs, d’un certain Frantz Fanon.
Etant donné les espoirs qui avaient été mis dans la présidence de Barak Obama, le livre du journaliste sur ce double mandat présidentiel ne pouvait pas laisser indifférent. Je dois dire que ce qui m’a le plus intéressée est le portrait qu’il dessine de Michelle Obama, en reprenant un article qu’il avait donné à The Atlantic, neuf ans auparavant, par la manière dont il cerne l’identité américaine et ses contours..

Il en aime toujours le titre, « American girl – Une jeune Américaine ». A une période difficile de sa vie, l’irruption des Obama sur la grande scène publique a desserré l’étau qui les emprisonnait, lui et sa femme : « Le phénomène Barack Obama et Michelle Obama changea nos vies. Leur simple existence nous ouvrit un marché. Il est important de le dire, si grossièrement et de manière si peu élégante. […] Je sentais que je n’avais pas changé, mais que le monde autour de moi était en train de changer ». Cette impression de changement modifiait la façon d’être : « C’est comme cela que les choses étaient à l’automne 2008. C’est comme cela que nous ressentions le fait d’être noirs et que, pour la première fois dans notre vie, nous étions fiers de notre pays. Tout était radieux. Tout semblait aller vers le haut. Tout était comme dans un rêve ».
Quand il voit la première fois Michelle Obama, il a failli la prendre pour une blanche puis, après enquête, il comprend son enracinement par son appartenance au quartier sud (South Side) de Chicago A la façon dont elle racontait son histoire, elle « disait adieu à Richard Wright. Le blues qu’elle chantait était une ballade dédiée à la femme moderne ». Il montre que ce qui a fait la force de Michelle Obama, c’est d’avoir inscrit son histoire familiale dans « le récit fondateur américain basé sur l’éthique du travail et sur la famille » alors que ce récit a toujours exclu les Noirs. Ce que les Noirs de Chicago ne pouvaient pas avoir, ils l’ont créé : des sociétés de taxis, des maisons funéraires, des restaurants, des compagnies d’assurance, des banques, des journaux, etc. Les premiers hommes politiques noirs qui ont percé venaient de là. Il y a eu émergence d’une classe moyenne avec vie de famille, vie sociale, parents protecteurs des dangers de la rue et donc, d’une certaine façon, du racisme. A partir de ces rappels, Ta-Nehisi Coates éclaire autrement les interprétations malveillantes faites de certaines déclarations de Michelle Obama : « En fait, pour de très nombreux Noirs qui ont grandi comme Michelle Obama dans un monde afro-américain autonome fonctionnant normalement, la conscience d’une identité raciale tend à s’estomper […] (elle a su exprimer) la nostalgie et la fierté de son vieux quartier, partie intégrante du grand patchwork américain».
Revenant alors sur son impression première, il l’analyse autrement : « Lorsque j’ai vu Michelle Obama à Chicago et que je l’ai prise pour une Blanche, ce n’était pas à cause de sa manière de parler, ou de son style vestimentaire, mais à cause de la position radicale qu’elle mettait en avant, celle d’une communauté noire pleinement investie dans tout le pays, sans le voile de Du Bois. Un de mes copains a fait remarquer que Michelle « rend Barack noir ». Mais c’est là une sous-estimation. Elle ne fait pas que rendre Barack noir ; elle en fait aussi un Américain ».

La Danse de l’eau est, à ce jour, le seul roman de Ta-Nehisi Coates : il est remarquable, complexe – l’histoire de l’esclavage n’est pas simple… –, mêlant magie, réalisme, multiples histoires dans la grande Histoire. C’est l’histoire de Hiram Walker, né esclave, privé de sa mère, vendue, qui lui a légué un don. A différentes reprises, ce don le sauvera de situations impossibles tout au long de son périple du Sud au Nord dans cette Amérique, totalement clivée.

Ta-Nehisi Coates, Le Message, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Karine Lalechère, Editions Autrement, novembre 2025, 251 pages, 21 euros (The Message, 2024).




