
Magistral et brillant : tels sont les deux mots qui viennent à l’esprit tout de suite après avoir refermé le premier roman de Julien Perez, Hommages qui paraît en cette rentrée d’hiver chez POL. Dans ce premier récit, celui qui est par ailleurs connu depuis quelques années comme un remarquable chanteur dévoile une étonnante histoire, celle de Gobain Machín, un artiste contemporain qui vient de disparaître. A l’occasion d’une cérémonie funéraire, son entourage professionnel et intime lui rend hommage mais, très vite, l’artiste, figure patriarcale intimidante, apparaît très difficile à cerner voire énigmatique. Sa disparition est-elle son oeuvre ultime ? Dans un théâtre de paroles et d’échanges, Perez compose plastiquement et musicalement sur un univers qu’il connaît bien, lui-même formant un duo, Exotourisme, avec l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster. Autant de raisons pour Collateral de partir à la rencontre du primo-romancier le temps d’un entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre premier roman, l’enthousiasmant Hommages qui vient de paraître chez P.O.L. Si on vous connaît jusqu’à présent essentiellement comme musicien auteur de trois remarquables albums solos mais aussi comme plasticien, l’écriture romanesque est un exercice inédit encore chez vous : comment vous est venue l’idée d’écrire, et plus particulièrement sur la disparition du personnage de Gobain Machín, “artiste expérimental” tel qu’il est présenté par l’un des personnages qui évoque sa mémoire ? Comment vous est venue l’idée de ce personnage singulier de l’art contemporain qui a toujours “sous la main, quelques commissaires d’exposition à tourmenter” ? Est-il inspiré d’une figure particulière ou bien est-il une manière de synthèse d’artistes variés ? Enfin, comment le titre, Hommages, s’est-il imposé à vous : faut-il le lire comme Le Terrier oculaire, l’oeuvre de Gobain Machin, à savoir ces “textes qui s’adressent aux oeuvres, comme si elles pouvaient leur répondre, ce sont des salutations” ?
Le désir d’écrire un roman vient de loin. J’ai fait de nombreuses tentatives avortées. En parallèle, j’ai écrit quelques textes ici ou là, pour des revues, des monographies d’amis, et surtout beaucoup de chansons. J’en suis à mon sixième album solo et certains de mes disques (L’Hôte, Vert-Vert) ou morceaux (Le looping, Le prince noir) s’apparentent presque à de petites nouvelles. La maturation a été lente. Le déclic est venu avec l’idée d’un roman choral. Je m’empêtrais jusqu’alors dans des tentatives romanesques monolithiques où je m’essoufflais à chaque fois. Quand je dépassais une certaine masse de texte, je ne parvenais plus à sentir le rythme, la musicalité, les reliefs. Je manquais d’expérience. En faisant le choix de travailler une multitude de personnages s’exprimant à tour de rôle, j’ai retrouvé des familiarités avec la manière de composer un album de musique où l’on peut élaborer les différentes chansons simultanément, dans une relative indépendance, et remettre à plus tard la question de leur agencement, de leur montage. Ça m’a libéré. Mais il me fallait quelque chose pour faire tenir ces différents récits ensemble, pour les faire respirer dans le même sens. C’est ainsi que m’est venue l’idée de la cérémonie funéraire, un moment où des personnes de tout bord prennent la parole pour rendre hommage à cet être disparu qu’elles ont en commun.
Le personnage de Gobain Machín (je tiens à l’accent sur le i qui donne à ce nom une sonorité hispanique) est finalement arrivé au bout de ce cheminement, lorsque je me suis posé la question de l’identité de ce disparu. Il était important pour moi que son corps n’ait pas été retrouvé, qu’on ait perdu sa trace en montagne, l’idée du cénotaphe permettant à la fois de laisser planer le doute quant à sa disparition et de placer les personnages face à un vide, une page blanche sur laquelle ils pouvaient laisser libre cours à leurs projections. Je suis allé intuitivement vers le milieu de l’art contemporain. Peut-être parce que je pressentais que cette collection de subjectivités avait quelque chose à voir avec les objets hétérogènes qui composent une exposition. Celles et ceux qui prennent la parole sont donc pour la plupart artistes, galeristes, commissaires, collectionneurs, critiques d’art, etc. Gobain, quant à lui, n’est pas inspiré d’une figure particulière, il est un personnage composite qui change d’aspect au gré des portraits qu’en font ses orphelins.
Le titre Hommages s’est imposé dès le début de l’écriture. J’aimais sa simplicité et son caractère programmatique. Et puis, évidemment, à la lecture du roman, on réalise qu’il cache une certaine ironie.
Pour en venir au coeur d’Hommages, il faut sans doute commencer par évoquer cette figure centrale mais dans le même temps absente qu’est Gobain Machín. L’artiste contemporain s’impose d’emblée comme une tâche aveugle autour de laquelle chacun des personnages qui, tour à tour, prend la parole pour lui rendre hommage tente, comme il le peut, d’approcher. “Que puis-je te dire mon cher Gobain ?” apparaît comme la question clef qui guide l’exploration de ce personnage complexe qui “dégageait une force viscérale, vitale, mais aussi paradoxalement, placide, celle des grands artistes du détachement”. Celui qui est encore présenté comme un être singulier sur lequel “la réalité n’avait pas la même prise... que sur le commun des mortels” s’affirme également par “ellipses”.
Ma question sera la suivante : ne peut-on pas considérer Gobain Machin, avec “cet art du rebondissement” qu’il se plaît à cultiver, comme une manière de présence fantastique, d’obsession presque surnaturelle pour le milieu de l’art qui gravite autour de lui ?
Le personnage de Gobain est effectivement une présence fantastique et fantomatique. Il plane au-dessus de cette étrange cérémonie mais on n’en perçoit que l’ombre mouvante. Chaque nouvel hommage le réinvente en quelque sorte. C’est chaque fois un nouveau portrait. Un coup, il est flamboyant, un solitaire au-dessus de la mêlée dont les raisons sont insaisissables mais dont chaque élan créatif suscite l’émerveillement. Le tour suivant, c’est un minable, bouffi par le succès et les fréquentations hasardeuses. Et ainsi de suite. Il est comme une pâte malléable qui passe de main en main.
Le portrait d’artiste qui naît de ces perceptions souvent contradictoires, parce que venant de personnes de son entourage n’appartenant pas aux mêmes cercles et ne poursuivant pas les mêmes intérêts, est à la fois dense et fuyant. Comme si l’accumulation d’informations, d’anecdotes, d’hypothèses, de rumeurs, de racontars, au lieu d’éclairer la personnalité de Gobain, la rendait, au contraire, de plus en plus brouillée et énigmatique. L’incapacité des personnages à faire consensus autour de cette figure de l’artiste, qui, d’une certaine manière, est une incapacité à faire partage du sensible, à faire communauté autour de l’expérience sensible, aboutit à la fois à une exaspération, un affolement et, comme vous le dites, une forme d’obsession. Son absence devient de plus en plus insupportable. C’est aussi l’idée que chercher à résoudre le mystère d’une existence, à en épuiser le sens, est une grande vanité qui conduit nécessairement à une forme de délire.
Plus largement, à partir des témoignages qui cherchent à dresser le portrait de Gobain, Hommages place en son coeur le milieu de l’art contemporain en se donnant, tout d’abord, comme un objet de réflexion sur le devenir de l’art contemporain. Si, de fait, “L’art contemporain n’intéresse pas le plus grand monde” comme il est avancé, Hommages s’impose aussi et surtout comme une satire du milieu de l’art contemporain, mais une satire qui doute, qui va jusqu’aux limites de ce que propose l’art contemporain pour tenter de trouver une voie autre, à la manière de ce que prépare Gobain qui, après “un terrible drame”, va susciter “une immense joie”. Diriez-vous ainsi qu’à travers ce happening de la disparition de Gobain votre roman offre à l’art contemporain une manière de double objet offert aux doutes, de la réflexion et de la satire ?
Le roman a une dimension satirique évidente mais il s’agit, comme vous le dites, d’une satire remplie de doute. En premier lieu, il n’a jamais été question pour moi de faire une critique indiscernée et moralisatrice du monde de l’art contemporain, une réalité éminemment complexe et disparate dont je livre une version fatalement réductrice pour les besoins du roman. L’ultra-réalisme n’était pas l’enjeu. J’étais intéressé avant toute chose par la façon dont les arts visuels renvoient à des représentations collectives puissantes : ils évoquent à la fois les prémices de l’expression artistique (l’art pariétal à l’échelle historique, les gribouillis de l’enfance à l’échelle de nos existences) et, en ce qui concerne l’art contemporain, une supposée confiscation de ces moyens d’expression, que l’on songe aux reproches d’élitisme, d’entre-soi, d’opacité qui lui sont régulièrement adressés. J’étais attiré par cette dissonance qui nécessairement questionne nombre d’acteurs de ce milieu, qu’ils soient artistes, critiques, commissaires, étudiants, enseignants, scénographes, galeristes, collectionneurs, régisseurs, médiateurs et j’en passe. Pour la faire courte, l’interrogation est la suivante : à qui s’adresse-t-on ? Une question qui se pose dans tous les champs artistiques mais de manière peut-être un peu plus brûlante dans celui-ci. Aussi, c’est un petit milieu comparé aux grosses industries que sont la musique ou le cinéma. Un petit milieu où beaucoup d’argent circule entre les mains d’une minorité alors qu’une grande majorité travaille dans une relative précarité. On peut y constater les mêmes inégalités économiques et sociales que partout ailleurs mais avec cette particularité qu’on y fait le commerce d’une marchandise réputée différente des autres, plus sophistiquée, plus noble, avec un fort capital symbolique : l’œuvre d’art. Le problème c’est qu’on peut tout oser avec de tels mot à la bouche. On peut dissimuler beaucoup de violence, de lâcheté, de médiocrité, de vanité derrière cette emphase, cette bouffissure de la grande œuvre. À cet endroit, il y a une dimension satirique indéniable dans mon roman. Disons que les tensions propres à cet environnement participent de la crise que connaît le personnage de Gobain avant sa disparition. On comprend qu’il a cherché à remettre en question le milieu qui l’avait fait prospérer ainsi que les destinataires de sa pratique, sans qu’on ne sache très bien si cette petite révolution personnelle a pris la forme d’un effondrement ou d’une fulgurance géniale.
Mais le choix d’ancrer mon récit dans le monde de l’art vient aussi du désir d’évoquer une œuvre visuelle par l’écriture, de la faire apparaître par clignotement, par intermittence, au détour du récit d’un personnage, par le biais de quelques informations sur le contenu d’une vidéo, d’une installation, par le titre d’une exposition. Semer quelques indices qui, je l’espère, permettent petit à petit d’entrevoir des formes plastiques. Et qu’en retour, ces intuitions visuelles viennent parasiter la compréhension du texte. La pratique même de l’exposition a inspiré la forme du roman, ces principes de montage, d’installation, d’accrochage, que j’ai tenté d’appliquer à ma collection de personnages. La galerie d’art résonne aussi avec les galeries souterraines qui peuplent le livre : sous-sols, grottes, crevasses, parkings, etc. Les hommages se côtoient tout en creusant des galeries dans différentes directions et, en même temps, au fur et à mesure qu’on avance dans le livre, les énonciateurs semblent s’écouter de plus en plus, s’espionner même, comme si des micros avaient été dissimulés au sein des différents textes. Je crois que c’est la principale chose qui arrive à mes personnages : d’abord ils soliloquent en présupposant l’entente puis ils tendent enfin l’oreille à ce que racontent les autres autour d’eux et prennent la mesure du différend : l’histoire de la question esthétique !
Un des points les plus remarquables d’Hommages consiste à interroger le degré de réalité qu’éprouvent les personnages depuis les monologues respectifs qu’ils tiennent sur Gobain Machin. Sans détours, face à cette disparition à double fond à l’image de cette exposition dans l’exposition que Gobain projette dans un hangar à Aubervilliers, le roman ne cesse d’interroger combien, comme il est dit, “les artistes sont toujours à cheval entre deux réalités”, combien, notamment la grille de lecture du happening et de la performance pour évoquer la disparition de Gobain, s’offre d’emblée comme une des clefs herméneutiques pour saisir le monde et peut-être pointer que sa mort est le prolongement le plus réaliste de son oeuvre. Diriez-vous ainsi que votre roman est aussi une manière d’interroger la différence entre la vie et l’art ?
Certains personnages refusent d’admettre que Gobain a bel et bien définitivement disparu. Ils sont incrédules face à la possibilité de sa mort, persuadés qu’il s’est seulement absenté le temps d’une expérimentation artistique, d’une performance, d’un happening. D’autres admettent qu’ils ne l’ont de toute manière jamais considéré autrement qu’à travers son œuvre, comme une entité abstraite. Ce doute qui s’instille quant à la véritable nature de sa disparition semble contaminer les certitudes de certains personnages vis-à-vis de leur propre réalité. Je pense à Joël qui perçoit les paysages qui l’entourent comme des décors ou à Max qui ne paraît plus différencier la vie réelle du roman qu’elle est en train d’écrire. À travers certains récits, on comprend que Gobain lui-même semblait, avant sa disparition, confondre réalité et fiction, comme si ses obsessions artistiques menaçaient sa lucidité, sa capacité à être pleinement dans la réalité. Dans le roman, l’art apparaît parfois, le temps de flirts avec le genre fantastique, comme une forme de magie noire, une puissance menaçante, capable d’expulser du monde ceux qui en font mauvais usage.
Je dirais aussi que le livre interroge la différence entre l’art vécu sous sa forme cérémonielle et l’art vécu intimement. Différentes cérémonies organisent nos vies et en canalisent les intensités. Je trouvais amusant de faire le rapprochement entre la cérémonie funéraire et le vernissage d’exposition. Dans les deux cas, toute proportion gardée évidemment, on est censé être en présence d’affaires sérieuses. La mort et l’art ce n’est pas rien. Pourtant, dans les faits, nous nous montrons rarement à la hauteur de ces événements. La majorité d’entre nous suit docilement de paresseux protocoles, les regards errent sur les objets d’art ou sur la dépouille du défunt sans y mettre du leur, l’esprit déjà tourné vers le buffet qui va suivre, et certains profitent même de ces moments solennels pour se mettre en avant ! Il y a des personnages du livre qui échouent totalement à rendre hommage, qui ne peuvent s’empêcher de parler d’eux, qui ne parviennent pas à s’effacer devant la perte d’un être cher, de la même manière qu’ils ne perçoivent dans les productions artistiques de leur ami que ce qui va dans le sens de leurs intérêts, de leurs croyances, de leurs positions sociales. C’est là, je l’espère, l’un des ressorts comiques du livre. Néanmoins, j’ai de la tendresse pour presque tous les personnages du roman et j’espère que c’est quelque chose que j’ai réussi à communiquer. Chacun, au-delà du masque social et des stratégies mondaines, témoigne aussi, parfois à ses dépens, d’une expérience de l’art plus intime, comme un ébranlement, qui, dans ce contexte particulier, se confond avec l’expérience du deuil, de la perte, de l’irrésolu. Il y a cette idée que l’expérience esthétique, quelque fois, s’impose à nous, qu’elle s’infiltre, nous marque et modifie durablement notre perception du monde.
En des pages d’un souffle rare, l’art se voit très sévèrement condamné : il ne résout rien : “Il faut être fou pour se soigner avec de l’art. Il ne nous dit pas où il va. Et l’art ne sait rien de nos destinations.” Pourquoi l’art ne résout-il rien, pas même les énigmes d’une disparition sur fond d’art contemporain ?
Effectivement, l’un des personnages, Gloria, condamne l’art à plusieurs titres. Pour son inefficacité politique d’abord, son incapacité à réparer les maux de nos sociétés et à modifier les rapports de pouvoir et de domination. Pour son inefficacité thérapeutique ensuite, car il ne répare pas non plus les âmes. Pour son incapacité à être visionnaire enfin. Elle refuse à l’art ces trois pouvoirs, ces trois qualités qui lui sont pourtant si souvent attribuées. Elle se montre ainsi sévère car c’est cette vision romantique de la pratique artistique qui, selon elle, a causé l’aveuglement de l’entourage de Gobain vis-à-vis de sa détresse. Et il est vrai qu’on peut s’interroger sur la délectation avec laquelle on regarde parfois certains artistes s’abimer et s’anéantir comme si cela appartenait à du folklore. Le personnage de Gloria, sous le coup de l’émotion, exprime un point de vue tranché. En ce qui me concerne, je pense que le fait que l’art ne résolve rien est une bonne nouvelle. Cela lui permet d’échapper en partie à la tyrannie de l’utilitarisme et de ses évaluations perpétuelles. Pour autant, il rassemble, délie les langues, crée des communautés éphémères, il distord, émeut, outrage, nous projette dans des espaces et des temporalités inconnus. Ses effets ne sont pas directement tangibles mais l’expérience esthétique heureuse augmente assurément notre puissance d’agir en remettant sans cesse sur le métier l’exploration de nos inquiétudes, nos tiraillements, nos espérances et notre compréhension de la réalité.
Ce qui ne manque pas de frapper également dans Hommages, comme on l’évoquait plus haut, c’est la manière dont votre propre expérience artistique a pu nourrir la trame romanesque elle-même. Vous qui venez de sortir un album sur les musiques d’exposition alors que Gobain évoque une exposition en chansons renvoie des pratiques artistiques voisines qui peuvent, sans doute, se lire sous un double angle, celui d’une liberté de création qui rend “difficile à situer : vidéo, installation, écriture, sculpture, musique”. Mais dans le même temps permet d’appréhender la pratique artistique comme un tout qui, selon l’expression de Walter Benjamin, s’offre comme “un continuum de formes” : vous reconnaissez-vous dans ce double angle par lequel l’expérience artistique se donne dans Hommages ?
J’ai toujours souhaité expérimenter différents champs de la création, différents médiums artistiques. Certaines incursions se sont révélées infructueuses mais elles ont nourri mes activités principales que sont l’écriture et la musique vers lesquelles je finis toujours par revenir. J’aime l’idée qu’une forme plastique puisse en générer une autre, qu’une installation vidéo inspire un album de chansons par exemple, comme un exercice de traduction. D’ailleurs, juste avant de commencer à écrire ce roman, j’ai sorti une chanson qui s’appelle Hommage, au singulier, et dont les paroles, pour certaines, résonnent avec les thématiques du livre. Cette recherche de diversité et de continuité entre les outils de création esthétique, ce refus d’être assigné à un seul poste, c’est une façon pour moi de relancer le désir, de me redonner de la force. Peut-être que si j’avais connu un grand succès, je n’agirais pas de cette manière et me cantonnerais à faire ce pour quoi je serais reconnu mais j’ai pourtant du mal à imaginer les choses autrement, j’aurais l’impression de m’encroûter.
Je me suis un peu inspiré de ce que je connaissais pour décrire la pluridisciplinarité de Gobain, effectivement, mais la liste de ses innombrables projets est si assommante et si baroque qu’elle en devient presque burlesque. J’espère, pour ma part, ne pas tomber dans cet écueil. Le personnage de Gobain cristallise un ensemble de fantasmes liés à la figure de l’artiste contemporain à succès : pratique multimédia à outrance, mégalomanie, omnipotence, contrôle et mise en scène de toutes les dimensions de son existence jusqu’à l’organisation de ses propres obsèques.
Venons-en, si vous le voulez bien, à présent à la question de la forme choisie pour Hommages. Loin d’être un texte monolithique, votre récit procède par monologues successifs des différents personnages qui viennent évoquer Gobain, lui rendre hommage donc, et s’interroger sur cette figure qui ne cesse de se dérober. Pourquoi avoir choisi cette forme de roman choral : qu’est-ce qu’elle vous autorisait à produire sur le plan romanesque ? A ce roman choral répond aussi une structure en manière de roman policier : en quoi ces deux structures formaient-elles la manière la plus adéquate pour évoquer cette disparition en forme de performance ? Finalement, s’agit-il d’un roman ou la forme dialoguée-monologuée ne relève pas plus précisément du théâtre ? Y a-t-il un devenir performance de ce texte ?
Comme je l’évoquais au début de cet entretien, le choix de la forme polyphonique a été libérateur. J’étais un peu tétanisé par la question du style qui, quoiqu’on en dise, ne peut être, à mon avis, totalement éludée lorsqu’on écrit, quand bien même on chercherait à atteindre une forme de neutralité. J’aime quand ça parle. L’écriture fait parfois advenir des voix insoupçonnées, des façons de dire qui nous habitaient à notre insu. C’est en tout cas ce qui m’intéresse et me stimule dans cette pratique. Non pas la recherche de mon identité propre, d’une hypothétique langue viscérale et authentique qu’il faudrait mettre à jour mais, au contraire, l’accueil de l’altérité, la sensation d’être visité. Évidemment, chercher cela n’implique pas nécessairement d’écrire un roman choral mais disons que le choix de cette forme a transformé l’exercice un peu lourd et intimidant du premier roman en un laboratoire ludique. Je pouvais lancer plein de textes en même temps, suivre une multitude d’idées, explorer des façons de parler, de construire une pensée, différentes esthétiques en somme, sans craindre de faire fausse route car abandonner une piste qui se révélait inféconde ne remettait pas en cause la totalité de l’entreprise. Cette forme, parce qu’elle morcelle le récit, a posé évidemment des problèmes de structure à la fin du travail d’écriture mais, dans un premier temps, elle m’a permis des ruptures de ton, des jeux avec les registres de langue et les genres littéraires qui m’ont enfin donné le souffle que je cherchais pour écrire ce livre. C’est par cette galerie de personnages que s’est construite l’intrigue. La première idée pour lier tous ces textes, celle des hommages, n’était pas suffisante pour faire roman. En tout cas je n’y parvenais pas avec les moyens qui étaient les miens. Elle était trop statique à mon goût. C’est ce qui m’a conduit, petit à petit, à imaginer que ces hommages puissent, chemin faisant, muter en quelque chose d’autre. Ce basculement vers le roman d’enquête, vers un roman policier sans police, a animé le récit en rendant poreux les différents hommages, en les décloisonnant, en rendant possible un échange d’informations, d’indices, d’intuitions entre les personnages, et en suggérant que le disparu, Gobain, pouvait aussi être acteur de cette cérémonie/enquête, que tout cela pouvait relever d’un dispositif artistique. Rétrospectivement, on peut lire le roman comme un seul grand dialogue dont les répliques sont d’abord si longues qu’elles peuvent être prises pour des monologues puis s’amenuisent progressivement jusqu’à retourner au silence.
Ce théâtre des relations sociales qui se découvre progressivement, je suis évidemment excité à l’idée d’en proposer une lecture en public avec un soupçon de mise en scène.
Ma dernière question voudrait porter sur les influences littéraires qui ont présidé à l’écriture de votre premier roman. Vous citez notamment Volodine, Acker, Rulfo, Vollmann, Darrieussecq, Bernhard, Martinet, Le Guin, Gass, Sinclair, McCarthy, Crews, Viel ou encore Quintane. Quelles sont les autrices ou les auteurs qui ont pu guider votre exploration littéraire ?
Le personnage de Gloria évoque effectivement ces auteurs qui constellaient sa relation amoureuse avec Gobain. Leurs goûts littéraires sont définitivement proches des miens. Concernant l’écriture d’Hommages en particulier, j’avais en tête les livres de Thomas Bernhard Maîtres anciens et Des arbres à abattre pour leur traitement féroce d’un petit milieu de l’art localisé et pour l’exaspération qui gagne progressivement les monologues qui les constituent. Roberto Bolano aussi, pour le foisonnement des voix et l’humour noir. Kathy Acker, pour la variété des styles, l’art du collage. Une vidéo de Valérie Mréjen Blue Bar mettant en scène des discussions au cours d’un vernissage qui m’avait beaucoup amusé. Et puis une certaine littérature de genre aussi, qui excelle dans les galeries de portraits et l’éclatement de l’intrigue, des romans de James Ellroy ou de Stephen King par exemple.

Julien Perez, Hommages, P.O.L., janvier 2025, 380 pages, 22 euros