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Juliet Drouar : “De l’art se dégage une justesse que la réflexion n’atteint pas toujours” (Cui-Cui)

Photo du rédacteur: Johan FaerberJohan Faerber

Juliet Drouar (c) Bénédicte Roscot
Juliet Drouar (c) Bénédicte Roscot


Une des grandes révélations de cette rentrée d'hiver 2025 : tel est le constat qui s'impose avec la lecture de Cui-Cui de Juliet Drouar qui paraît ces jours-ci au Seuil dans la collection "Fiction & Cie". Dans ce premier roman aussi fort que singulier surgit le personnage de Cui-Cui, adolescente qui se genre au masculin et qui, à l'occasion de la venue d'une association de lutte contre les violences sexuelles, va confier qu'elle est victime d'inceste de la part de son père. Porté par une langue à la rare inventivité, le récit de Juliet Drouar offre une nouvelle facette au travail de réflexion que le chercheur a notamment déployé autour de la culture de l'inceste. Autant de questions que Collateral ne pouvait manquer d'aller poser au primo-romancier de ce récit de la dépatriarcalisation. 



Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre formidable premier roman, Cui-cui qui vient de paraître au Seuil dans la collection “Fiction & Cie”. Comment vous est venu le souhait de raconter à la première personne, l’histoire de Cui-cui, une adolescente de 13 ans à “l’enfance impressionniste” qui, au collège qu’elle fréquente, va très vite se retrouver à confier à Mme Gisèle qu’en fait, si elle est “une élève fantôme”, c’est qu’elle est victime d’inceste de la part de son père ? Après des ouvrages de réflexion comme Comment sortir de l’hétérosexualité puis La Culture de l’inceste, comment en êtes-vous venu à arpenter le terrain de la fiction et du roman à travers ce personnage de Cui-Cui qui est exposé, comme il est dit, à “l’inassistance à personne en danger”, à la “microbrutalité hétérosexuelle” et aux violences sexuelles ?  

 

Pour tout vous avouer, et ça va peut-être vous surprendre, je n’ai pas commencé par la théorie ou la réflexion. En fait, j’ai commencé par composer des poèmes puis par écrire aussi de la fiction, des petites fictions : j’ai même, pour tout vous dire, tout d’abord publié un roman publié à compte d’auteur. Cui-Cui est pour ainsi dire mon premier roman accepté dans une grande maison ! Ça s’explique simplement :  j’ai toujours aimé la fiction parce que j’y trouve véritablement un grand plaisir, peut-être plus de plaisir qu’à évoluer dans la théorie. Mais aussi parce que je suis convaincu que de l’art se dégage une justesse que la réflexion n’atteint pas toujours. Si la théorie est une montée en généralité, elle apparaît aussi plus abstraite évidemment que la fiction dont l’intérêt majeur, à mes yeux, consiste à parvenir, par l’écriture, à représenter quelqu’un d’autre que soi. De là naît cette justesse. 

Mais il faut aussi dire qu’il existe, en tout cas dans ma pratique, une articulation étroite entre l’écriture théorique et l’écriture fictionnelle. Parce que j’ai commencé à rédiger Cui-Cui au moment même où je composais mon prochain essai qui paraîtra chez Stock en octobre prochain, et qui sera un essai sur les traumatismes, sur leur capacité à se reproduire. Composer Cui-Cui à ce moment-là, ça a été comme une échappée hors de la théorie, un bol d’air qui n’était pas du tout prémédité mais qui est venu, comme beaucoup de choses chez moi, assez spontanément. Ça m’a fait comme une respiration dans le processus d’écriture parce qu’à la réflexion, j’ai toujours besoin d’articuler fiction et théorie. Dans mes livres de théorie, j’essaie toujours d’insérer des petites fictions, comme si, en fait, entre théorie et fiction, j’accomplissais une sorte d’aller-retour permanent entre la tête et le corps. Comme si théorie et fiction étaient les deux faces d’une même pièce.  

Je voulais également préciser d’emblée que même si c’est le monde de l’adolescence qui est convoqué dans Cui-Cui, je n’ai pas fait appel en moi à du matériau autobiographique, issu de mon enfance pour créer. Pas du tout même. Ou plutôt j’ai bien convoqué une mémoire mais une mémoire particulière, celle dont je suis fait : une mémoire corporelle, comme la somme d’expériences qui m’a traversé, une mémoire corporelle qui, comme toute mémoire du corps, est capable de produire 1000 fictions. Et au milieu de ces fictions, il y a celle qui a pu donner   naissance à Cui-Cui.   

 

 

Pour en venir au coeur de votre récit, évoquons sans attendre le personnage même de Cui-Cui, cette adolescente ou plutôt cet adolescent car, d’emblée, pour raconter sa vie au collège entre sa mère qui vit comme un fantôme et son père bien trop présent, sa parole se genre d’emblée au masculin. Celui qui clame qu’il “traverse la vie dans une sorte d’acouphène permanent” répond aussi d’un surnom pour le moins singulier, “Cui-Cui” qu’il explicite de la sorte en renvoyant à un trait de caractère : “Cui-Cui les p’tits oiseaux, cuit-cuit les p’tits oiseaux hi hi. Des fois je déconne dans ma tête. Quand je prends la main dans le sac ça m’inquiète. Tout le monde fait ça ou c’est juste moi qui grésille ? Ça s’arrête jamais là-haut.” 

Ma question ici sera double : en quoi vous paraissait-il important ici d’affirmer avec force le contraste entre le genre féminin qui, dans l’histoire, continue de désigner Cui-Cui tandis que lui-même prend la parole au masculin ?  Enfin, en quoi, lorsqu’il évoque son surnom, Cui-Cui convoque aussi bien la colère qui l’anime, celle qui le pousse à dire notamment : “J’ai la rage j’ai la rage j’ai la rage” qu’il fait aussitôt suivre du cinglant : “Je me dégoûte” ? 


Comment est né ce jeu de pronoms ? Comme beaucoup de choses qui me concernent, une fois de plus sans réelle préméditation à vrai dire. Quand j’ai commencé à écrire Cui-Cui, je n’ai ainsi pas tracé de plan ou prévu quoi que ce soit. Je me suis juste contenté, comme je fais souvent, de laisser parler une partie de moi et, en la faisant parler, de me laisser embarquer par ce qu’elle avait à me dire. Quand ça surgit comme ça dans l’écriture, ça m’amène dans une partie de moi que je ne connais pas, que j’explore et si ça forme un tout cohérent, je commence alors à le travailler. Ça a été le cas ici immédiatement : cette incohérence par rapport aux règles grammaticales, aux désignations de genre s’est offerte à moi, d’autant plus que ça n’était pas réfléchi. C’est d’ailleurs le cas pour beaucoup d’entre nous dans la vie courante, dans la vie sociale : jouer avec les règles sans le faire de manière concertée. 

Quant au choix de Cui-cui comme nom pour le personnage, c’est tout aussi spontanément que je suis allé vers une absence de patronyme, de prénom. Le but était, qu’à travers ce surnom en fait, le plus de personnes puissent s’y projeter. Qu’elles se retrouvent plongées dans cette expérience qui devait dépasser les questions de genre, de classe, de race. Il fallait que je conçoive mon personnage à la manière d’un endroit, d’une espèce de lieu où se mettre, où s’abriter.  

Enfin sur le choix même de “Cui-Cui”, c’est en référence comme il est dit dans le roman aux petits oiseaux, à la question de la folie mais aussi de la tendresse qu’appelle ce surnom, enfantin. Mais en même temps, je voulais convoquer, à travers les oiseaux, quelque chose de vite ambivalent. Les oiseaux, ce n’est pas que le sentiment d’une liberté, de ce qui vole. C’est aussi quelque chose qui peut se montrer très féroce. Les oiseaux, c’est Hitchcock aussi. Donc, à travers Cui-cui, c’est cet ensemble ambivalent que je voulais souligner, entre tendresse et peur. 

 


Dans Cui-Cui, cette rage sourde ne surgit nullement par hasard car elle est liée, jusqu’à la terreur, à la figure centrale du récit, présente avec insistance mais comme toujours en lisière de chaque scène, comme une menace spectrale mais précise : la figure du père : “Et là, tout à coup l’image de mon père s’impose. Genre le man débarque en gros plan et même au premier et seul plan. Je sais même pas si on peut dire “de ma conscience”, c’est beaucoup plus graphique, genre il me bouche carrément la vue.” Un père qui, très vite, dépasse l’inquiétude pour sombrer dans le crime comme l’identifie vite Mme Gisèle dite “Chouette” : “Il y a un problème avec ton père ?”, et ce problème sera vite liée, dans l’esprit de cette femme, à celui de l’inceste que subit Cui-Cui. En quoi vous paraissait-il important de construire votre récit autour d’une figure paternelle qui, par l’inceste, incarne à la fois la terreur et hors du foyer une menace permanente qui obsède Cui-Cui ?  

 

Une fois encore, cette figure paternelle m’est venue spontanément. Il n’y avait là rien de réfléchi mais juste, en fait, dans cette spontanéité, la cristallisation d’années à observer comment s’articulaient les dominations, comment elles s’organisent dans un foyer, comment elles peuvent survenir. Si le père est une figure spectrale, comme vous le dites, qui se tient en lisière de chaque scène et jamais directement au centre des évocations, c’est qu’il m’a semblé important de ne pas faire la part belle au violeur, à l’agresseur. Mon but était également d’évacuer du récit toute description à caractère sexuel parce qu’il fallait interdire toute velléité de voyeurisme. Pour moi, tout devait rester en creux, être suggéré parce qu’aussi, l’identification au personnage de Cui-cui devait être le plus large possible.  

Enfin, s’agissant de l’intrigue, que le père soit une ombre menaçante et insaisissable permet de souligner combien il est inquiétant mais aussi combien le père n’agit pas tout seul en quelque sorte. Je voulais accorder une place au couple en tant que tel pour montrer que le rôle de la mère n’est pas à prendre à la légère, que la manière dont elle installe le déni est aussi une manière pour le père de pouvoir agir comme il l’entend. Dans les affaires d’inceste, il n’y a pas que le père qui agit mais également le couple homme/femme, une dyade qui est à considérer ici comme une entité. 

 

 

Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture de Cui-Cui, c’est combien le récit vous permet de prolonger vos réflexions sur les violences sexuelles mais cette fois en délaissant le point de vue strictement réflexif et théorique pour sonder la part de sensible même qui ébranle le sujet qui en est violemment victime. Le recours à la sensibilité et l’émotion permet d’interroger la part dérobée de la parole des victimes en question comme Cui-Cui l’affirme dès ses premières pages : “Mes sentiments ne se traduisent pas vraiment en pensées articulées, ni dans ma tête ni dans ma bouche.” Est-ce que ce travail narratif est complémentaire de votre réflexion ou distinguez-vous les deux activités ? S’agissait-il ainsi de répondre à l’expression problématique des émotions comme il est dit ici : “Un des enjeux majeurs qu’on retrouve chez tout le monde c’est la difficulté à identifier et exprimer ses émotions. Utiliser toutes ses cordes émotionnelles et les exprimer avec des mots c’est le contraire de la violence” ? En quoi produire ce récit permet-il aussi bien de rendre les violences plus concrètes, de les incarner plus directement quand, dans Cui-Cui, les discours sur le patriarcat peuvent être perçus, comme il est affirmé, comme “abstrait des fois” ?  

 

Comme je vous le disais plus haut, ma pratique d’écriture mêle toujours étroitement fiction et théorie à la manière des deux faces d’une même pièce. Ou plutôt comme deux manières différentes mais absolument complémentaires d’appréhender une réalité. Tout circule d’un genre à l’autre, sans que ce soit fixe car le but est de parvenir, dans l’écriture, à trouver une juste mesure du réel, à en approcher le plus exactement, à le cerner au plus près. Et surtout, il me semble qu’il ne faut pas séparer la fiction de la réflexion car, par exemple, dans le cadre du récit, il faut absolument éviter de sombrer dans ce qu’on a pu nommer le roman à thèse. La fiction va du côté du particulier, et la théorie du côté de la montée en généralité, et cela de manière qui, pour moi, est toujours liée.  

D’ailleurs, à l’origine de Cui-Cui, il y a ce texte qu’Élise Thiébaud m'avait demandé : une courte nouvelle de fiction pour sa collection "nouvelles lunes" correspondant au texte "pour le droit de vote des mineur.es" que j'avais publié sur Mediapart en 2022. Au lieu donc d’y répondre par un texte réflexif, j’avais soumis une nouvelle, une fiction. La fiction est aussi une manière de penser, de façon sensible, particulière.  

 

 

Un des aspects les plus remarquables de Cui-Cui consiste à conduire une intrigue qui se situe explicitement dans un futur proche, tout contre notre présent sans pour autant y adhérer exactement car l’action se déroule en mai 2027, au moment où les mineurs ont le droit de voter aux élections. Comment pourriez-vous ainsi qualifier votre fiction ? S’agit-il pour vous de proposer une dystopie qui use d’une projection dans le futur pour en dégager notamment un caractère didactique ? 

 

Si on entend par dystopie une fiction qui dans un futur proche entend réfléchir à une question politique, dans un but didactique, alors, oui on peut considérer Cui-cui comme une dystopie. De manière plus large, oui, ce roman est un roman à la résonance politique parce qu’il se met au service d’une volonté politique, celle qui entend réfléchir au droit de vote des mineur.es. Un roman politique au sens où la politique y est une question de sensibilisation à la condition des enfants, ces enfants que nous sommes amenés à côtoyer et que, tout simplement, nous avons été. Cette question du droit de vote mais aussi la question des violences sur les mineur.es est une question qui renvoie aux autres mais aussi à nous-mêmes. C’est une façon en l’évoquant de se questionner soi-même sur sa propre violence, sur son rapport aux violences. Et puis c’est aussi et surtout une manière de peut-être finir par concevoir les rapports humains autrement. Une manière enfin de soigner son rapport à l’autre, d’apprendre à constituer des groupes de parole. 

 

 

Ce qui ne manque également pas de frapper, c’est l’inventivité de la langue qui est la vôtre. Si l’énonciation par le questionnement du genre est au coeur de la réflexion narrative, Cui-Cui dévoile une langue qui ne cesse de se composer d’une variété soutenue de registres d’expression mêlant à la fois une langue très actuelle à une langue délibérément tournée vers l’argot, parlant notamment à la manière de Gavroche de “Cent spermatos” ou se cristallisant parfois en formules éclatantes : “Je déglutis de la poussière”. En quoi vous semblait-il important d’oeuvrer à une langue qu’on peut qualifier sans peine de poétique ?

 

Ici encore, s’agissant de la langue, j’ai répondu à la spontanéité qui est la mienne. Je n’ai pas l’impression d’avoir accompli un travail particulier sur la langue car j’ai un goût, depuis petit, pour la langue, et quand je dis goût, c’est vraiment une question de sensibilité, d’avoir les mots dans la bouche, de jouer avec la langue. Au sens propre presque ! Jouer avec les mots, avec les sens, je trouve ça très guérissant et puis très stimulant parce que depuis toujours, j’ai toujours apprécié les gens qui exprimaient un goût créatif, qui passait par l’usage du langage notamment.  

Alors sans parler de travail sur la langue, je dirais plutôt que Cui-cui prend la voix du patchwork de toutes les voix que j’ai entendues depuis 38 ans. Comme si tous les langages que j’ai croisés sur ma route, toutes les personnes qui ont pu s’exprimer à mes côtés s’étaient mélangés en une langue à la fois jeune et puis faite de tournures plus vieilles. 

J’ai parlé de jeu avec la langue mais il faudrait aussi parler de la manière dont la langue permet de transcender et de dépasser la violence autour de soi, autour des autres. La langue permet ainsi de ne pas être écrasé, de pouvoir s’échapper : c’est sa force. Le langage, et c’est ce que peut montrer Cui-Cui permet de tracer une ligne de fuite face à la violence.  

 

 

Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences littéraires qui ont été les vôtres dans l’écriture de ce premier roman. Si on peut penser dans l’usage de l’argot et de la langue parlée indéniablement à Raymond Queneau, on songe aussi à la manière dont ce récit d’adolescence résonne avec un des plus grands récits d’enfance du 20e siècle, à savoir L’Oppoponax de Monique Wittig. Ce texte, qui creuse aussi la question des pronoms et des genres, a-t-il d’une manière ou d’une autre influencé votre écriture ? Plus largement, quelles sont les autrices et les auteurs qui ont pu jouer un rôle ou vous accompagner dans l’écriture de Cui-Cui ? 

 

Je dois tout de suite vous dire qu’aussi bien Zazie dans le métro que L’Oppoponax qui ont été évoqués à propos de Cui-Cui n’ont inspiré son écriture car je ne les avais tout simplement pas encore lus. Je viens de les acheter, et de commencer à les lire, L’Oppoponax est là par exemple sous mes yeux quand je vous parle. En fait, j’aime cette idée de ces rencontres a posteriori, et une fois encore de ne pas être à l’endroit où je suis. Je vais en fait découvrir mavoix à l’occasion de cette rencontre avec Queneau et L’Oppoponax de Wittig, dont je connaissais déjà les ouvrages de réflexion comme La Pensée straight sur lequel j’avais déjà travaillé.  

Par exemple, je me reconnais tout à fait dans l’usage de la langue tel que le pratique Queneau. J’y vois une grande liberté, une formidable permissivité, et une créativité constante que je trouve fantastique. Je m’y reconnais pleinement.  

Quant à Wittig, je la découvre ici comme romancière, plus que comme la théoricienne dont je suis déjà familier. Et que si elle est redécouverte par certains, je sais qu’en revanche elle a toujours été très lue par les lesbiennes. Les lesbiennes sont persévérantes, vous savez.  




Juliet Drouar, Cui-Cui, Le Seuil, “Fiction & Cie”, janvier 2025, 192 pages, 19 euros 

 

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