Avec son troisième roman, Le Livre que je n’ai pas écrit, Laure Gouraige offre une mise en abyme aussi originale que pertinente sur l’art d’écrire. Après un succès triomphal pour son premier roman, l’héroïne hésite au moment d’écrire son second roman : peut-être est-ce même l’une des premières fois qu’en littérature contemporaine, une autrice décrit « l’effet premier roman », cette intimidation d’écrire. Mais pour repousser le tragique, Gouraige choisit une comédie pour un roman enlevé qui, indéniablement, est une des joies de cette rentrée.
Vous venez de faire paraitre votre troisième roman chez P.O.L. un récit enlevé, véritable page turner, Le Livre que je n'ai pas écrit. Ce récit diffère plus que sensiblement de vos deux précédents romans, La Fille du père et Les Idées noires. S'agissait-il pour vous de vous démarquer de ce que vous aviez déjà pu écrire à l'instar de votre héroïne qui, précisément, écrit un deuxième roman, et bute sur son écriture après un premier succès indéniable ?
L’écriture de mon premier texte s’est faite dans un seul mouvement, dans une urgence qui a conditionné la forme du roman en s’imposant presque entièrement à moi. Après cet élan, j’étais curieuse d’observer comment l’écriture allait se révéler à nouveau. Finalement, le deuxième texte s’est présenté assez naturellement, j’oublie d’ailleurs totalement – pour une raison certainement pertinente – comment ce projet s’est manifesté. Puis, avant même de commencer à écrire ce troisième roman, je m’inquiétais déjà de la question du renouvellement. Soudain, l’idée a émergé pendant la lecture de Jean Santeuil de Proust, grâce à cette phrase « ce livre n'a jamais été fait, il a été récolté ». Le mot récolté m’a saisie au moment où je cherchais précisément à sortir de l’autofiction. Récolter me permettait de piocher, de collecter ce qui avait eu lieu dans mon réel, tout en dispersant ces éléments dans une invention complète.
J’ai cru avoir l’idée de ce roman en 2022, pourtant il y a quelques jours j’ai découvert, à ma grande surprise, en fouillant dans mon ordinateur, le brouillon d’un projet de livre datant de 2006, quasiment identique au point de départ du Livre que je n’ai pas écrit. Il faut croire que l’écriture était donc en gestation depuis 16 ans, mais dans l’attente d’un événement. Les deux premiers textes m’ont servi d’autorisation. Comme si, enfin, quelque chose avait été dit. C’est à partir de là que s’est constitué le roman.
Chacun de vos trois récits donne le sentiment de recommencer votre œuvre depuis un nouveau point d'énonciation - comme si, de surcroît, chaque récit s'essayait à un nouveau genre. Diriez-vous ainsi que chacun de vos romans s'impose pour vous comme un nouveau « premier roman » ?
J’aimerais qu’il en soit ainsi. J’aimerais évidemment que chaque texte se réponde, mais ne ressemble pas. C’est étrange car en tant que lectrice, je me réjouis de la répétition. Je suis toujours ravie de retrouver les éléments d’énonciation qui m’ont plu dans un texte, dans un autre, puis dans le suivant et je serais favorable à ce que l’auteur réitère son œuvre inlassablement.
Pourtant, comme écrivaine, je m’inquiète d’être répétitive, ce que je suis inéluctablement par ma subjectivité. C’est pourquoi, jouer avec les modes d’énonciation permet d’échapper à quelques redondances. Le point crucial de rupture, dans ce texte, était l’usage des dialogues et des messages écrits qui m’ont permis de travailler un mode de narration véritablement différent. La méthodologie mise en place pour préparer le récit était également nouvelle. Les contraintes n’étaient pas les mêmes, les multiples personnages et leur histoire ont nécessité une rigueur autre et la densité du récit a bouleversé ma temporalité. Tous ces éléments m’ont, effectivement, donné l’impression d’écrire mon premier roman.
Votre narratrice formule une loi troublante du récit qui, peut-être, préside à votre poétique même d'écriture : « Pour que ce livre soit réussi, je devais me débarrasser de moi-même. » Diriez-vous qu'il s'agit de votre poétique d'écriture même : écrire pour renoncer à soi ?
C’est une injonction assez irréaliste que j’ai essayé, tant bien que mal, de mettre en pratique. Les deux précédents romans collaient trop à ce que j’étais et pour être certaine de ne pas succomber aux travers de l’autofiction, j’ai voulu me débarrasser de moi-même. En tant que subjectivité surplombante.
Gaïa, la narratrice du roman souhaite écrire une comédie, or ses tentatives ont échoué car elle est systématiquement rattrapée par son pessimisme. C’était intéressant d’observer, grâce à cette mise en abîme, la difficulté d’être dans la narration, à l’opposé de ce que nous sommes dans la vie. C’est une curieuse démarche, quand on va mal, de s’installer à son bureau pour écrire une comédie. La comédie est totalement en dissonance par rapport à ce que l’on vit, par rapport, à notre époque. Il faut donc se convaincre de renoncer à ce qui nous constitue et à notre vision du monde. C’est une expérience très étrange d’écrire en s’opposant au réel, mais quelque chose d’intéressant apparaît précisément dans cette opposition.
Est-ce que finalement, Le Livre que je n'ai pas écrit pourrait être considéré non pas comme votre premier roman mais votre première romance, de ce genre de nouvelle écriture romanesque qui emporte une part non négligeable du contemporain ?
Si ce roman devait avoir une suite, il n’échapperait pas au genre de la romance. Il y a une tension entre ce que l’écriture est et ce vers quoi elle tend. Gaïa, le personnage principal, sert justement de prétexte pour que le livre ne soit jamais ce qu’il prétend être. C’est finalement, Hermione, l’héroïne du roman qu’écrit Gaïa, qui incarne la forme honnête de la romance. Gaïa, dans cette mise en abîme, empêche le livre de devenir ce qu’il annonce. Peut-être exactement comme dans la vie…
Laure Gouraige, Le Livre que je n'ai pas écrit, POL, août 2024, 416 pages, 22 euros
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