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Lin Jianjie : Qui sur le banc des accusés ? (Brief History of a Family)

  • Photo du rédacteur: Jan Baetens
    Jan Baetens
  • il y a 1 heure
  • 4 min de lecture

Brief History of a Family (c) DR
Brief History of a Family (c) DR

La famille chinoise au cœur de ce film pourrait être une famille d’ici. Mais pas n’importe laquelle: la famille qu’on voit, symbole de la classe moyenne supérieure ayant profité de l’essor économique chinois depuis le tournant du millénaire, doit son identité à la distance qu’elle a su créer entre elle-même et les classes populaires, rendues ici quasi invisibles (le film tient du huis clos et les scènes d’extérieur montrent un pays qui semble avoir gommé toute trace de pauvreté et de manque de confort et de bien-être). Qu’une autre Chine, celle des perdants, existe et que cette existence ne se laisse pas effacer impunément est la première leçon de cette « brève histoire d’une famille », titre dont tous les mots se tardent pas à se fissurer : l’intrigue a beau s’étendre sur un laps de temps réduit, l’histoire elle-même renvoie à un très long passé, tout en imposant un futur d’autant plus insistant qu’il se trouve finalement bloqué ; quant à la famille, elle est bien la structure qui domine la vie des personnages, mais elle est rongée de l’intérieur par la pression de bon nombre d’autres systèmes (l’éducation ou la carrière, par exemple) et les rapports de ses membres, pour soudés qu’ils se veuillent, éclatent en raison de tensions que la cellule familiale (la métaphore biologique impose toute sa justesse vu la profession de chercheur du père et des nombreux plans reprenant ou copiant la vue à travers un microscope) s’avère incapable de maîtriser.

 

Le film arrive sur les écrans avec un double discours d’accompagnement. D’une part, il s’agirait d’une critique de la politique chinoise de l’enfant unique, profitable au progrès économique mais funeste pour la famille nucléaire. D’autre part, on ne peut qu’y voir un remake chinois du Teorema de Pasolini. Ce double cadrage n’est pas faux, mais il ne va pas sans anachronisme : la nouvelle politique chinoise de contrôle des naissances est déjà intégrée au scénario et la comparaison directe avec un film européen de 1968, c’est-à-dire avec un contexte historique où le statut et la contestation de la famille étaient fort différents, est sans doute source de malentendus. De plus, ces deux lectures, du reste peu compatibles entre elles, risquent de passer à côté de l’originalité et de l’unicité de ce film. L’intérêt du travail de Lin Jianjie tient moins à son thème (l’arrivée d’un corps étranger dans la structure familiale qui finit par casser tous les liens entre les membres de cette famille) ou à son style (la mise en scène, le décor, le jeu des acteurs, le montage, la bande-son, tout cela est d’une grande sobriété mais non pour autant minimaliste) qu’à la mise en rapport dynamique et finalement la fusion de ses divers éléments. Tout au long du film, les positions des personnages n’arrêtent pas de glisser dans un jeu de va-et-vient dont les implications dépassent le seul déroulement, transparent et linéaire, de l’action.

 

Celle-ci est simple : suite à un accident lors d’une classe de gym où finit par se blesser un lycéen, le « camarade » qui a sans doute provoqué l’accident (par jalousie ?) le ramène à la maison où ses parents accueillent l’inconnu à bras ouverts. Dès la première rencontre, le contraste ne peut être plus absolu : le garçon blessé, Shuo, est fils unique d’une famille pauvre et dysfonctionnelle, dont le père, veuf alcoolique, le bat et lui interdit tout contact social ; celui qui propose de l’aider, Wei, est seul fils d’une famille aisée, mais fils paresseux, dont l’indifférence hostile désespère ses parents. Peu à peu, Shuo va prendre plus de place dans la famille de Wei, à tel point qu’après la mort de son père, les parents de Wei songent à l’adopter, non seulement dans l’espoir qu’il aura une influence positive sur les résultats scolaires de Wei mais parce qu’ils reportent de plus en plus leur affection sur le deuxième enfant qui leur donne ce qu’à leurs yeux l’autre enfant leur refuse. Le père trouve dans Shuo, enfant défavorisé qui ne demande qu’à « s’améliorer » (la Chine postmoderne est confucienne plus que marxiste), un double de lui-même, tandis que pour la mère, Shuo est l’enfant dont elle a été obligée d’avorter par un mari qui ne pensait qu’à sa carrière. La suite n’est pas une surprise : humilié par l’intrus, Wei fait une tentative de suicide et les derniers plans du film déclinent la désagrégation de la famille, la solitude de tous, leur séparation dans l’espace redoublant l’abîme, l’impossible réconciliation, voire la disparition littérale de celui qui dans la première moitié du film semblait avoir ressoudé comme par magie les liens entre parents et fils, mais aussi entre père et mère.

 

Cependant Brief History of a Family va bien au-delà de ce réquisitoire. On peut d’ailleurs se demander qui se trouve dans le banc d’accusation : l’État chinois ? la hantise de promotion sociale des classes moyennes ? l’institution familiale ? les parents qui méprisent leur propre enfant ? le système scolaire ? les enfants ? la fatalité ? On ne sait pas trop. Le grand intérêt du film est de construire une fiction où tous les contraires s’échangent et où les quatre protagonistes deviennent non tour à tour mais tous ensemble et durablement bourreau et victime, ennemi et allié, innocent et coupable. En ce sens, le film recompose, mais à un plan moral et non plus simplement (sic) narratif, la complexité vertigineuse d’un roman à la croisée de l’Oulipo et du Nouveau Roman : La Doublure de Magrite de Jean Lahougue (Les Impressions Nouvelles, 1987), récit policier où le héros joue successivement, dans quatre scènes analogues, le rôle de témoin actif, témoin passif, victime et assassin.


Dans Brief History of a Family, il se produit des glissements analogues, certes avec d’autres rôles et fonctions, mais les changements font plus que se suivre ou s’enchaîner : ils s’empilent, s’agrègent, et finalement se confondent, l’innocent restant innocent tout en se faisant coupable, et vice versa. Il en résulte une fin sans catharsis possible, une impasse totale qui confronte chaque personnage mais aussi chaque spectateur ou spectatrice (la question du genre est fondamentale dans le film, mais pas plus que d’autres axes et perspectives) avec une série de dilemmes et de conclusions ou de non-conclusions qui résonnent plus fort que n’importe quel message.




Jianjie Lin, Brief History of a Family, Chine, 1h40, avec Zu Fend, Xilun Sun, Ke-Ye Guo : en salle


 

 

 

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