Mark Mazower : Antisémitisme, un mot dans l'histoire
- Luis Teixeira
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Dans les jours, dans les mois, qui ont suivi les événements du 7 octobre 2023, tandis que l'armée israélienne se lançait dans une offensive sans précédent sur la bande de Gaza, certains campus universitaires étatsuniens entraient dans une période de turbulence qui ne pouvait pas ne pas rappeler, par certains côtés, les mobilisations des années 1960 contre la guerre au Vietnam. Historien spécialiste de l'Europe contemporaine, auteur de livres remarqués comme Le Continent des ténèbres (1998 ; trad. fr. 2005) et le très beau Ce que mon père n'a pas dit (2017 ; trad. fr. 2021), Mark Mazower a pu observer in situ l'effet dévastateur de ces dramatiques événements sur la communauté académique de l'université Columbia (à New York) où il enseigne depuis 2004. Chacun se souvient encore des images choquantes d'une police cuirassée délogeant manu militari des étudiants pacifiques. Pour toute réponse, la présidence de l'université n'avait pas trouvé mieux que de faire évacuer le campus et d'en interdire l'entrée aux étudiants et aux enseignants. Voilà ce qu'a vu Mazower et ce qui l'a, semble-t-il, motivé à écrire ce livre qui paraît ces jours-ci, simultanément en anglais (chez Penguin) et en français aux éditions de la Découverte sous le titre Antisémitisme. Métamorphoses et controverses.
On saura gré à l'éditeur anglophone d'avoir choisi un titre – On Antisemitism. A Word in History – qui rend davantage justice au projet scientifique de l'ouvrage. Projet ambitieux : dans la droite ligne d'une histoire des idées en prise avec l'évolution combinée des réalités politiques, sociales et géopolitiques, Mazower se propose de suivre les tours et les détours que le mot « antisémitisme » a emprunté à travers l'histoire et la géographie de la diaspora juive, depuis son apparition au tournant des années 1870-1880 en Allemagne et en France jusqu'à nos jours. Comment ce mot, forgé à l'origine par et pour une extrême-droite européenne blanche et raciste viscéralement opposée à l'émancipation politique et sociale des Juifs, s'est-il imposé dans le débat public aux États-Unis et en Europe comme une arme de défense idéologique destinée à neutraliser toute tentative de critique de la politique du gouvernement israélien ? Comment une telle confusion sémantique est-elle possible ? Et surtout : de qui, cette confusion, sert-elle aujourd'hui les intérêts ? Questions difficiles, courageuses, nécessaires.
Disons, pour commencer, que le premier mérite de l'ouvrage est de présenter sous une forme claire et didactique les méandres d'une histoire dense et complexe. L'auteur a eu manifestement le souci de rendre son propos intelligible au plus grand nombre sans jamais sacrifier la complexité des faits. L'ouvrage semble avoir été conçu comme une sorte de boîte à outils censée nous aider à mieux comprendre et penser tout un pan de l'histoire contemporaine de l'Occident. Les dix chapitres qui composent Antisémitisme suivent l'ordre chronologique. Un épilogue à caractère autobiographique nous éclaire sur les ressorts de la recherche et de l'écriture. Pour finir, une bibliographie courte mais commentée avec soin permettra au lecteur curieux d'approfondir ses connaissances et de prolonger ses réflexions sur des aspects plus particuliers du sujet.
Au milieu du livre, en ouverture de la deuxième partie consacrée au monde de l'après-Seconde guerre mondiale, Mazower a placé en vis-à-vis deux cartes du monde qui résument parfaitement les enjeux du sujet. Vers 1920, l'Europe et les États-Unis accueillaient l'essentiel de la diaspora juive à travers le monde. Un siècle plus tard, l'Europe s'est éclipsée au profit des États-Unis, mais aussi et surtout d'Israël. Il y a donc eu un avant et un après Seconde Guerre mondiale dans cette histoire du mot « antisémitisme ».
Avant 1945, « antisémitisme » désignait le camp, clairement placé à l'extrême-droite par Mazower, de ceux qui, en Europe, s'opposaient publiquement à l'émancipation politique, sociale, culturelle et économique des Juifs. Dans l'esprit de ceux qui se qualifiaient eux-mêmes d'antisémites, combattre l'émancipation des Juifs était une façon de combattre l'héritage des Lumières et son prolongement au XIXe siècle, le libéralisme (dans son versant à la fois politique et économique). Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le mot fait son apparition dans le contexte des grandes crises du capitalisme libéral et du parlementarisme qui frappent les grandes puissances européennes à la fin du siècle, crises qui conduiront, comme chacun sait, à la Première Guerre mondiale. Comme le montre bien Mazower, les campagnes antisémites qui se multiplient dans ces conditions, en Allemagne, en France et dans les empires centraux, alimentent en retour le sionisme. Un sionisme juif mais aussi chrétien. Ce dernier nourrit des liens ambigus avec l’anti-judaïsme traditionnel des Églises chrétiennes (qu'on pense, chez les catholiques, au thème du « peuple déicide »). Pour ses militants chrétiens, le sionisme apparaît comme la solution de facilité au « problème » posé par la présence juive en Europe. Et Mazower de faire remarquer l'influence que ce sionisme chrétien a pu avoir sur l'homme d’État britannique Arthur Balfour, l'auteur bien connu de la fameuse « déclaration » de 1917 reconnaissant au « peuple juif » le droit d'établir « un foyer national » en Palestine. Mazower rappelle avec quelle froideur les élites juives d'Europe et d'Amérique ont accueilli la nouvelle de la « déclaration Balfour ». A leurs yeux, le sionisme était incompatible avec l'assimilationnisme qui demeurait à cette date encore le paradigme dans lequel ces élites juives continuaient à vouloir penser leur émancipation au sein des sociétés impériales du Vieux Continent.
La Seconde Guerre mondiale et, bien sûr, le génocide juif commis par les nazis durant ce conflit, changent profondément la donne. La défaite du nazisme démonétise l'antisémitisme sur le marché des valeurs politiques. La découverte des camps interdit désormais à quiconque de se revendiquer ouvertement antisémite. Dans ces années d'après-guerre, le négationnisme est présenté par ses praticiens sous des atours pseudo-scientifiques et surtout – surtout – loin de toutes considérations politiques (même si, dans les faits, les négationnistes recrutent partout dans une extrême-droite viscéralement antisémite). Pour le diaspora juive, les années 1930-1940 correspondent surtout à une accentuation des circulations migratoires, désormais massivement captées par les États-Unis et par Israël, qui voit le jour en 1948 sous l'égide de l'ONU. Entre ses deux principaux foyers de l'immigration juive, Mazower observe des dynamiques internes en miroir.
Au États-Unis, parangon triomphant après 1945 du libéralisme politique et économique, les Juifs profitent d'une société débarrassée – en surface du moins – de son antisémitisme. A l'exception de quelques voix discordantes, longuement analysées par Mazower, la création d'Israël est plutôt bien accueillie par la communauté juive américaine. Le traumatisme du génocide a eu raison des anciennes réticences antisionistes. En ce début de Guerre froide, un autre événement va consacrer définitivement l'alliance des Juifs américains avec Israël : la guerre des Six Jours de 1967. Malgré une victoire aussi rapide que franche pour Israël, ce troisième conflit régional (après ceux de 1948-49 et de 1956) finit d'installer l'idée d'un État en sursis chez de nombreux Juifs de la diaspora. L'heure n'est plus à une critique (même constructive) du sionisme ; l'existence perçue comme précaire d'Israël appelle désormais à un soutien inconditionnel.
Mais la guerre de 67 a eu lieu dans un monde transformé par la décolonisation et les nationalismes du Tiers-Monde. Pour la pléthore d’États qui fait son entrée à l'ONU dans ces années-là, la création d'Israël et les conflits qui en ont suivi formaient les soubresauts déjà passablement anachroniques d'une histoire impérialiste de l'Occident. Dans ce contexte géopolitique en plein bouleversement, la résolution de l'ONU de 1975 qui assimile dans un même geste le sionisme à un racisme et Israël à l'Afrique du Sud a profondément ébranlé le gouvernement israélien et son allié le gouvernement étatsunien. Et Mazower d'expliquer avec une minutie d'orfèvre comment dès lors ces mêmes gouvernements ont travaillé ensemble à imposer dans la sphère médiatique et politique internationale une nouvelle définition de l'antisémitisme élargie à toute critique du sionisme.
Et comme le montre encore Mazower dans les derniers chapitres de son livre, cette nouvelle définition qui assimilait antisémitisme et antisionisme devait in fine entrer naturellement en résonance avec le sionisme de la vieille droite conservatrice et chrétienne. La chose est particulièrement éclatante aux États-Unis où la resémantisation de l'antisémitisme a permis à l'extrême-droite WASP de se refaire une respectabilité en épousant le combat contre l'antisionisme présumé de la gauche progressiste. Dans la France des années 2010-20, constate Mazower, « la stratégie de « dédiabolisation » consistant entre autres à dénoncer l'antisémitisme permit au parti de Marine Le Pen de continuer à prêcher son message anti-immigration sans coût électoral majeur. » C'est ainsi que partout en Occident « la condamnation de l'antisémitisme devint la principale forme de normalisation politique de la droite radicale au XXIe siècle. » En Israël même, l'accession au pouvoir d'une extrême-droite d'inspiration ethno-nationaliste a contribué à hisser la lutte contre le « nouvel antisémitisme » en véritable diplomatie d’État.
Mazower identifie au moins deux victimes de ce « nouvel antisémitisme ». Et d'abord les Juifs eux-mêmes qui, où qu'ils se trouvent sur la planète, voient désormais leur identité et leur existence même associées à un État qui attend d'eux une solidarité inconditionnelle au nom d'une effrayante mystique d'inspiration ethno-théologico-nationaliste : « Un terme qui, à l'origine, décrivait l'hostilité envers les Juifs en tant que minorité luttant pour ses droits est aujourd'hui utilisé pour défendre un État à majorité juive privant de ses droits la minorité qui l'habite. » L'autre victime du « nouvel antisémitisme » est sans aucun doute l'intelligence et son corollaire indispensable la liberté d'opinion et de critique : « La lutte contre l'antisémitisme était jadis par définition un combat contre l'ethno-nationalisme ; elle tend aujourd'hui au contraire à légitimer les excès de l'ethno-nationalisme. » On appréciera pour finir la modestie de l'auteur quand en conclusion de son livre, il écrit en toute lucidité : « Essayer de clarifier des termes comme « antisémitisme » ne sert pas vraiment à résoudre les conflits qui les sous-tendent : cela dépasse le pouvoir d'une simple analyse. Il s'agit plutôt d'acquérir une conscience plus aiguë des profondeurs cachées que recèlent les idées ». Une invitation à l'action...

Mark Mazower, Antisémitisme. Métamorphoses et controverses, Paris, La Découverte, septembre 2025, 374 pages, 23,50 euros