« Tout commencement est un danger » : telle est, terrible et intimidante, la sentence par laquelle Nietzsche mettait résolument en garde contre ces débuts qui sonnent comme une fin, la promesse d’un effondrement, en lieu et place d’un radieux et triomphal lever de rideau. Nul doute que Mirwais aurait pu inscrire ce paradoxal aphorisme du philosophe du Crépuscule des idoles qu’il prise et dont il rappelle la lecture assidue à l’orée de son magnifique nouveau récit, Taxi-Girl : 1978-1981 qui paraît ces jours-ci aux éditions Séguier. Si on connaît avec évidence Mirwais pour être le producteur à la fois érudit, exigeant et populaire qui a pu signer trois des albums les plus importants de Madonna, Music et American Life, et plus proche de nous encore, Madame X, on le connaît depuis la rentrée littéraire 2022 pour être aussi désormais un écrivain, à la force singulière, lui qui avait signé, chez Séguier, Les Touts-Puissants, une magistrale fable sur le devenir politique de nos sociétés. Dans la lancée de cette réflexion, scandée de chants poétiques, Mirwais revient aujourd’hui avec un deuxième opus qui affirme un peu plus encore la naissance d’un écrivain, l’émergence d’une voix où musique et littérature s’affirment chacune avec une rare force.
Car, premier tome d’une trilogie consacrée au show-business, Taxi-Girl raconte le commencement nietzschéen d’un danger, celui du premier groupe de Mirwais, Taxi-Girl, fondé avec Daniel Darc et Laurent Sinclair, un groupe parisien mythique qui entra l’imaginaire pop-rock avec un titre magistral, « Cherchez le garçon » au début des années 1980. Mais, loin de consigner la success story des bientôt cinq jeunes gens dans le vent, Mirwais offre immédiatement un puissant contre-récit qui, d’emblée, pose l’échec et l’effondrement comme valeurs cardinales d’un groupe hanté par la destruction, un destin erratique et la déréliction. Dans un geste qui se donne comme celui de la partition sans retour, Mirwais veut mettre fin aux mythologies. C’est un anti-mythologue. Il veut défaire la domination de l’imaginaire pop qui ne cesse de recycler, même les échecs, en vertus fertiles. Il s’installe, depuis 2024, pour dire combien, dans une période volontairement resserrée qui court de 1978 à 1981, une manière de romantisme frénétique sinon de romantisme noir, à savoir un romantisme moins le romantisme, s’empare de chacun dans l’aventure de ce groupe : « nous avons complètement échoué en tant que groupe et notre fulgurance artistique s’est achevée dans le chaos et la dépossession. »
De fait, chaos, dépossession et déliquescence s’emparent ainsi de Taxi-Girl afin de dessiner un paradoxal horizon d’attente qui offre Taxi-Girl comme une contre-biographie devant se lire comme un Grand chant funèbre. Il en va dès l’entame d’un grand chant crépusculaire qui doit s’appréhender d’une double manière : tout d’abord, parce que cette biographie s’offre comme contrefactuelle, c’est-à-dire donne à lire autant de faits ou d’anecdotes qui ne sont ni des faits ni des anecdotes mais autant de pistes de relecture critique des événements. Parce que pour Mirwais, la biographie des artistes de la pop n’a toujours pour synonyme qu’hagiographie, ce qui ne correspond qu’à un récit managérial, tant, dans la pop, seul le management, ce que Mirwais nomme lui-même dans ce récut le « Haut Management », domine toutes les logiques narratives possibles. Refuser le biographique pour le relire différemment correspond au refus d’une certaine logique capitalistique : on est alternatif ou on ne l’est pas.
C’est alors dans cette pure logique de lutte marxienne que Mirwais offre, avec éclair et force, autant de contrepoints à la mythologie notamment journalistique autour du Palace, la boîte de nuit giscardienne fondée par Fabrice Emaer à la fin des années 70. Ainsi lit-on : « Le Palace fut la fin de mon rêve » où chaque fait lié au Palace s’appréhende dans une logique fulgurante du désastre. Le Palace n’est pas seulement un mythe de la nuit parisienne : il est surtout pour Mirwais l’objet d’une mystification par laquelle l’art est instrumentalisé : « Aucun hipster ou « branché » du fond d’un club élitiste parisien n’a changé le monde. » Avant d’ajouter plus loin sur l’escroquerie politique de la pop : « Ce n’est pas parce qu’Andy Warhol ou je ne sais pas qui les photographiait avec Jean Genet au bar du Palace qu’ils pouvaient s’imaginer combattant les keufs américains avec lui au milieu des émeutes de Watts en 1965. » On comprend alors que la contre-biographie de Mirwais articule deux notions que toute biographie refuse : le refus de la nostalgie et le refus de l’héroïsation.
L’année dernière, quand j’ai rencontré Mirwais pour un long entretien encore inédit que nous préparions autour des Tout-Puissants, Mirwais avait insisté avec force sur son refus de la nostalgie, celui qui aussi anime notamment l’ensemble de ses projets et caractérise aussi selon lui la carrière de Madonna. C’est à ce même souci que correspond Taxi-Girl qui doit s’appréhender dans le souhait de poser le rétrofutur comme geste artistique premier – celui qui est capable de pouvoir recommencer Après. Ce refus de la nostalgie ou de toute mélancolie travaille d’emblée le texte qui refuse atermoiements ou autres plaintes sur un passé révolu – ou comme il le dit également tous ces biographes « nous rabâchant à longueur d’articles, de photos, de livres et de témoignages combien c’était mieux à leur époque et comment ils ont changé le monde en faisant la fête. » Ce qui intéresse Mirwais, c’est la force de production que ne revêt nullement la nostalgie car la nostalgie, générée par le biographisme et par la vénération d’un âge d’or artistique, laisse un présent vide et confisque tout avenir – c’est-à-dire refuse tout devenir révolutionnaire. Ce n’est pas pour rien qu’une scène de la jeunesse de Mirwais se déroule, avec force, au milieu d’une manifestation qui tourne à l’émeute.
Mais pourtant sans héroïsation aucune. Car, second trait essentiel, Taxi-Girl refuse avec obstination toute figure héroïque. Tout le monde est mort, et il n’y a pas de héros : telle est la loi biographique première. On ne s’étonnera dès lors guère que Daniel Darc glisse dans le récit comme une ombre. A l’évidence, on le voit dépeint. Il est aux portes du récit comme l’ange de l’apocalypse mais moins l’ange et surtout l’apocalypse. Il n’y a pas de romantisme de béatification sous la plume de Mirwais, pas de légende dorée mais des coups, des bagarres et des paroles blessantes qui montre combien Taxi-Girl fut, de 1978 à 1981, aussi un groupe d’individus où chacun était de plus en plus isolé dans sa pratique et dans sa vie. A l’héroïsation Mirwais oppose ici l’obstination et la détermination qui sont portées par sa puissance de conviction, celle qui détermine un goût, une passion sans borne pour la musique, pour sa découverte des possibilités du travail en studio, pour sa passion pour l’analogique bientôt et son apprentissage de la guitare.
Parce que, depuis son commencement, Taxi-Girl s’interroge sur le rôle de l’artiste dans la société et dans le marché musical – ou plutôt la musique devenue un véritable marché. L’artiste est là pour donner des directions, dégager du temps par rapport au prolétaire de Marx pour proposer des situations de transformation du devenir social. Mirwais nous l’avait confié l’an passé dans ce même entretien évoqué plus haut : « Le rôle de l’artiste, c’est de pouvoir donner des directions. » Et la position de Mirwais se donne alors comme celle d’une distinction négative : une grande négativité déchire le récit et l’ouvre en deux pour faire émerger une position inédite qui ne rejoint ni chronologie stricte ni biographème forcené. « Je pense que j’étais anormalement anormal » : telle est la déclaration anti-héroïque qui préside au profond devenir artistique de Mirwais qui ne se donne pas comme une anomalie dans le champ artistique mais comme une atopie, un élément « incontrôlable » dans le show-business qui, lui-même, est présenté par Mirwais comme une « zone mouvante ».
Si bien que s’amorce un grand souci de défaisance de la langue biographique même. Et c’est ici sans doute que Mirwais s’impose plus que jamais comme l’écrivain qui, résolument tourné dans ses travaux musicaux sur l’interrogation par l’avant-garde des formes populaires, poursuit le même geste en passant le biographisme au filtre de ce qu’il refuse car il lui semble antinomique : le geste même du formaliste avant-gardiste.
C’est ce qu’avec une puissance enthousiasmante avait amorcé à pratiquer l’an passé Les Tout-Puissants où Mirwais proposait une hybridation générique autour de l’essai et du roman, le tout scindé par autant de chants poétiques. Ici, dans Taxi-Girl, l’aventure d’hybridation générique se poursuit comme dans sa pratique musicale : l’entreprise de Mirwais n’est pas ici tant un récit que l’herméneutique de son propre récit : à savoir, comme il l’annonce d’emblée en préambule, une méthode pour « défaire le langage classique ». Car, convergence des luttes oblige, peut-être, de la musique à la littérature existe-t-il chez Mirwais le souhait générationnel de la défaisance d’un discours dominant et dominateur, la lutte sourde pour le sabotage, par l’art, de ce qui empêche l’art de venir à lui-même. Elle se tient peut-être là l’odyssée tour à tour exaltante et déprimante de ce jeune groupe qui s’affronte aux autres mais aussi constamment à lui-même.
« Défaire le langage classique », c’est, pour Mirwais, offrir une langue qui ne soit pas biographique. Le début de la littérature, pour Mirwais, c’est d’abord la fin du roman, donc le commencement par la poésie. Au milieu des ruines du langage classique, il y a le chant – toujours quelque part. C’est comme ça. Le chant poétique provient des ruines, qu’il s’agisse de celles des générations qui ont sombré dans le classicisme et l’académisme, ou de la société pop qui a achevé de détruire toute possibilité de création – pire : de toute créativité. La langue biographique de Mirwais attaque donc la langue. Elle va vers ce qui n’a pas sa place dans la biographie : le cut-up notamment, qui produit et déclenche le récit. Déchire et coupe les apparences et les apparats. « Défaire le langage classique » permet de produire des chocs visuels, auditifs et sensoriels. Mirwais le déclare ainsi sans détour aucun : « il fallait se forger un langage nouveau ».
En ce sens, de manière frappante, Mirwais, parce qu’il défait le langage classique, refuse à son tour de devenir un personnage de sa propre biographie : il en est, en quelque sorte, le producteur comme il est le producteur de Madonna. Forger ce langage nouveau invite plus largement à s’interroger sur ce que la biographie, la littérature et la musique désirent, à terme, produire pour lui et selon lui. Car, ce qui ne manque pas de frapper dans Taxi-Girl, c’est combien Mirwais cherche une voix nue, une voix qui serait une manière d’hypra-sensible, une esthésie au-delà de toute esthétique : comme un chant qui, transcendant les labellisations et autres catégories, exprime la nudité émouvante d’une émotion qui appelle, tour à tour, au recueillement ou aussi bien au soulèvement. Cet hypra-sensible se déclare par la recherche du « contact » : la littérature, comme la musique pour laquelle il déclare vivre, est un art conatif pour Mirwais. La possibilité résolue du contact avec les autres, avec soi. Une manière de faire refluer toute esthétique pour se livrer au bonheur libre de l’esthésique : le sensible comme absolu, possible.
On ne pourra dès lors qu’être bouleversé par les dernières pages de ce somptueux récit, celles qui, à l’horizon des années 2020, reviennent boulevard Bessières et dans le quartier des Epinettes sur les rues de sa jeunesse, quand Mirwais part visiter à Bichat un ami perdu de vue, au seuil intranquille et énigmatique de la mort. Mirwais sillonne la rue de la Jonquière. Il se promène dans le quartier dans un grand geste funèbre qui donne à la biographie son véritable nom : celui de la catabase, de la descente, de la remontée aussi aux Enfers. La catabase s’achève sur le mot « cœur », car il est là le tissu vibrant de tout un destin. Il faut ainsi absolument lire Taxi-Girl de Mirwais pour assister, non loin de la poétique de Simon Johannin dans Ici commence un amour et des questionnements d’Alexandra Dezzi dans La Colère, à la venue d’une écriture résolue, singulière et forte. Le commencement est certes un danger mais la poursuite, une réelle réussite.
Mirwais, Taxi-Girl : 1978-1981. Le Show-Business « LSB », The Music Trilogy : tome 1, éditions Séguier, mars 2024, 256 pages, 21 euros
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