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Neige Sinno : Le Mexique, du voyage à la demeure (La Realidad)

  • Photo du rédacteur: Christiane Chaulet Achour
    Christiane Chaulet Achour
  • 6 mai
  • 9 min de lecture

Neige Sinno (c) POL
Neige Sinno (c) POL


« C’est en marchant qu’on fait son chemin »


Le 17 mars, Johan Faerber offrait dans Collateral un bel entretien avec cette écrivaine imprévisible et singulière, que l’on attendait nécessairement au tournant après le succès remarquable de Triste Tigre, dix huit mois plus tôt. La Realidad confirme son originalité dans le champ littéraire par la force tranquille des thématiques qu’elle développe dans ce récit, terme générique le plus neutre pour désigner ce patchwork d’écritures qu’elle brode avec fermeté et questionnement contre l’ordre patriarcal, anti-Pénélope d’un monde à regarder en face après les empires et les dominations qui poursuivent leurs entraves mais aussi contre l’ordre colonial qui persiste et qu’on ne peut ignorer quand on est « blanc » sur des terres anciennement colonisées dont elles portent les stigmates et les marques profondes. Elle remet sur le métier la notion même d’étranger en situation dite postcoloniale ou décoloniale.


Cette œuvre a d’abord été écrite en espagnol puis traduite par l’écrivaine elle-même en français. Johan Faerber l’a interrogée sur ce passage d’une langue à l’autre : « J'ai toujours été très attirée par ces idées que j’ai lues chez Deleuze, de faire balbutier la langue, d’inventer une langue étrangère dans la langue maternelle, etc. (…) Et le principal ce n’est pas l’écriture, c’est la vie, c’est le réel. Voilà comment j’en arrive au besoin de me mettre en danger dans la langue, dans un endroit inconfortable (…). Et il me faut dans cet endroit où je n’avais pas envie d’être, reconnaître une richesse inattendue ». 


Cette œuvre-patchwork est ce qui frappe comme cela m’avait frappée dans l’œuvre précédente. On pourrait tout simplement dire « récit de voyage » puisque l’essentiel est la découverte du Mexique d’une jeune Française, « en 1994, j’aurais à peine pu situer le Mexique sur une carte » ; et son installation dans le pays dans ce qu’on imagine difficilement comme une fin de parcours, « je suis revenue m’installer définitivement au Mexique en 2006 ». Mais cet itinéraire est jalonné de tant d’autres alluvions qu’on ne peut se contenter de dire simplement « voyage » :


« Moi mon rôle c’est plutôt de faire des textes et des commentaires de textes, de tisser avec patience et un peu d’imagination les fils de cette histoire. Avec eux, je confectionnerai un châle pour nous couvrir pendant les mois d’hiver, pour nous protéger du froid, et surtout du froid qui rentre par le dos, car celui qui vient par surprise est plus dangereux que l’autre. Je tisserai un tissu bien chaud afin que la mort ne nous entre pas par-derrière. J’y mettrai de la couleur, j’inventerai des motifs, pour qu’il soit aussi un accessoire de beauté, car même si la beauté est un produit du patriarcat et ne nous sauvera de rien de ce qui nous attend, si vous l’avez en vous, personne ne peut vous l’enlever ».




Dès le premier récit – rejoindre avec son amie Maga La Realidad pour espérer rencontrer Marcos et, éventuellement, lui remettre deux livres récents de théorie marxiste –, une disposition de vie est évidente et le sera jusqu’au terme du récit : la disponibilité. Disponibilité à rechercher et accepter l’altérité sous toutes ses formes, pour comprendre le monde et, éventuellement, poursuivre sa route ou bifurquer vers… L’exergue emprunté à Roberto Bolaño indique ce choix de vie : « … Et moi sans poser de questions / je monte sur la moto et nous partons ». Dans le second chapitre, elle avance : « ce que je veux dire ici (…) l’impossibilité de maintenir une même opinion, une vision sur un sujet, un événement, une idée, au fil des années. On change tellement que même une perception subjective n’est pas unique sinon multiple, car il lui faut correspondre à la multiplicité des personnalités que l’on adopte selon les circonstances ».



Le voyage des livres


Une constante : l’accompagnement des livres, livres lus et légendes découvertes au gré des villes ou lieux traversés : celle de San Cristóbal, « le saint patron des voyageurs », ses propres poèmes. Tout au long des pages, des noms apparaissent comme celui d’Antonio Machado. Comme elle l’écrit avant d’introduire Artaud : « Je voudrais simplement souligner à quel point il est étrange d’arriver à un endroit que l’on a connu d’abord par la littérature. (…) une forme d’inconscient des lieux ». Elle cite ainsi Pedro Páramo, roman mexicain de Juan Rulfo.


L’insertion massive et admirative est celle qu’elle consacre à Antonin Artaud, dans le chapitre trois « Artaud dans le bardo », en s’appuyant sur ce qui est connu ou supposé du voyage au Mexique d’Antonin Artaud en 1936. Ecrivant « bardo » comme un nom commun, on peut penser qu’elle fait allusion à l’état décrit par le boudhisme ou… au film mexicain de 2022… Artaud « le mal-aimé, ou trop aimé, le prince des bardes clochards, des prophètes ex professo, des fous maudits et vénérés, mesdames et messieurs, j’ai nommé pour vous le grand, le seul et unique, le roi, le Mômo : Antonin Artaud ».

On ne sait si Artaud a réellement vécu tout ce qu’il écrit et elle reprend la remarque de Le Clézio sur la question de la véracité anthropologique des textes d’Artaud : « Ramener cette incantation, cet appel, au néant d'une relation de voyage en y cherchant l'authenticité serait absurde et vain ». Outre le récit de son périple au Mexique, il y a encore beaucoup d’autres textes d’Antonin Artaud intitulés Textes Mexicains, ainsi que les textes de trois conférences données à l’université de Mexico.



Antonin Artaud (c) WikiCommons
Antonin Artaud (c) WikiCommons

Les nombreuses citations de l’écrivain qui jalonnent ce chapitre donnent le désir d’aller le (re)lire pour le (re)découvrir ou pour mieux comprendre la démarche de Netcha, Neige Sinno. L’allusion au père et les coïncidences avec son parcours sont passionnantes. Cette invitation à lire Artaud se poursuit au chapitre 4, « Première approche des Indiens (idées préconçues)  » où elle explore ce qu’on pourrait nommer : les appellations et les appartenances.

 


Le voyage des appartenances


En effet, les personnes rencontrées éveillent, sous la plume de la narratrice, des réflexions sur leur appartenance et leur intégration ou pas dans le lieu où elles vivent. Ainsi de Bárbara à San Cristóbal ou d’autres personnes rencontrées au hasard des voyages et qu’on ne reverra pas. Dans le chapitre 4, on lira l’analyse salutairement dérangeante sur les mots « indigena, indio, indigène, indien ». La réflexion sur le passage et l’usage des mots dans deux langues est la garantie de ne pas s’enfermer dans ses certitudes sémantiques et idéologiques :


« Nommer l’autre, rêver la culture de l’autre, c’est une violence que l’Occident exerce depuis des siècles, et c’est peut-être même constitutif de notre rapport au monde ». Suit une longue citation remarquable de J.M.G. Le Clézio à lire aux pages 127 et 128 et qui commence ainsi : « Es-ce ma faute, si je suis de la race des voleurs ? ». Ces pages invitent à (re)lire Le Livre des fuites (1969) et Haï (1971) : « se projeter dans l’autre, se projeter si loin qu’on devient soi-même quelqu’un d’autre ».




La blanchitude peut-elle être effacée, oubliée quand on voyage ou on vit dans des pays qui ont été dominés : « Être blanche est un privilège dans ce monde. On ne peut pas se plaindre d’un privilège. Et cependant, il faut bien considérer qu’il y a des moments où le privilégié n’aime pas la place qu’on lui a assignée, sur un piédestal qui domine les autres mortels ».


Cette réflexion sur le fait d’être blanche est interrogée avec beaucoup de pertinence : j’aimerais citer de nombreux passages mais je renvoie au moins aux pages 180 à 182. Le métissage et la double culture, célébrée la plupart du temps comme une richesse, sont vus autrement : lire les p. 211 et 212 : « Mais un plus, non, ce n’est pas un plus, c’est un moins. Un moins qui parfois te pèse, parfois te rend plus libre ».


Elle affirme à la fin de ce chapitre : « Je n’ai pas voulu marcher sur les traces d’Artaud ou d’autres voyageurs illustres. Je ne voulais même pas voyager. Je voulais me trouver une place, même toute petite, et rester là un moment. Je voulais marcher sur mon propre sentier ».



Solidarité 2002
Solidarité 2002

Le voyage des femmes


Dans ce patchwork si construit et concerté qu’offre Neige Sinno, ce n’est pas un hasard si les deux derniers chapitres concernent les femmes : « La Escuelita » et « Rencontres de femmes qui  luttent (idées postconçues) »


« Je voulais marcher sur mon propre sentier »… certes ! Mais en observant, participant, analysant. Quelle est la vie des femmes zapatistes. La différence avec les femmes venues du dehors est-elle la différence entre le collectivisme qui est leur ligne de vie et l’individualisme qui est celle des autres ?


« Je n’étais pas venue seule, moi aussi j’étais guidée par des intuitions qui n’étaient pas les miennes propres, par les mouvements d’une histoire à laquelle je m’accrochais comme à une corde pour ne pas me perdre dans ma solitude, par une convergence de désirs où l’individuel et le collectif devenaient indiscernables ». 


Elle se rend à La Escuelita avec son compagnon, Max et leur fille de deux ans, à l’invitation en 2013 des zapatistes du sud-est du Mexique pour connaître leur monde. Ils voulaient ouvrir leurs portes pour qu’on les connaisse vraiment. Deux cent personnes sont arrivées, accueillies par « des cagoules noires et des foulards de couleur leur couvrant le bas du visage ».



Cela fait trente années que dans cette région, est mise en place une forme de démocratie participative qui s’appuie sur la pratique et l’adaptation. La narratrice détaille toutes les bases de cette organisation. Pour cette démonstration, chaque visiteur a un ou une référent.e. Il y a aussi un séjour prévu dans les familles avec une séparation des hommes et des femmes.. Elle note toutes ses observations et les questions qui la préoccupent.


Quatre années plus tard, c’est le retour au Chiapas, avec sa fille qui a six ans, pour une « Rencontre internationale des femmes en lutte », à laquelle les hommes n’étaient pas admis. On lira attentivement le texte remarquable de l’invitation des pages 220 à 223. Neige Sinno rappelle les violences contre les femmes au Mexique provoquant « un raz de marée féministe qui espérait changer la société pour de bon » ;  puis les objectifs affichés par les femmes zapatistes et le déroulement de ces journées. 


Une première impression vécue et partagée par toutes : en l’absence des hommes, chacune se sentait libre et protégée « une telle sécurité dans un lieu public (…) une sensation merveilleuse ». C’est dans ce chapitre que la narratrice s’interroge d’une part sur le fait que les femmes zapatistes n’ont pas pris la parole sur les violences contre les femmes, répondant, quand la question leur était posée, que leur système avait éliminé ces violences ; ce qui, on s’en doute, n’a pas convaincu Neige Sinno : « j’aimerais le croire, mais, bien sûr, je ne peux pas ». D’autre part sur la distance qui demeure entre les visiteuses et les femmes zapatistes.


Après la pièce de théâtre qui représentait une jeune fille protégée par les autres femmes,  elle s’attarde sur « l’heure des dénonciations » à la Grande Esplanade du rassemblement. Les femmes du dehors sont venues au micro raconter leur histoire « notre histoire, l’histoire habituelle, l’histoire du passé, l’histoire de tous les jours. Et c’était une histoire de terreur. Nous avons raconté comment nous avions été violées dans notre enfance, par un oncle, par un cousin, par notre père, comment notre mère, lorsque nous sommes allées lui raconter en pleurant, à mots couverts, ce qui s’était passé, nous a dit de nous taire, que ces choses ne devraient pas être racontées (…) ».

 

Pour elle, le déroulement un peu chaotique de cette rencontre internationale n’est ni à charge des Zapatistes ni preuve de réussite : « Nous avons compris l’invitation comme une invitation au dialogue et à la coconstruction ». Ce qu’elle apprend, c’est que les conseils et les solutions ne vont pas venir d’ailleurs car personne n’a les bonnes « recettes » : « les choses ne changent qu’avec des actes ».


Et, en finissant ce remarquable essai, qui invite aux questionnements plus qu’aux certitudes, je vois, à tort ou à raison…, un effet de cette « coconstruction » dans Triste Tigre, écrit après La Realidad. Elle apporte sa contribution majeure à « l’heure des dénonciations » en publiant sa propre histoire et en la passant au crible de son analyse. Elle insiste sur le pouvoir et la domination. Comme je l’écrivais dans Collateral, le 12 mars 2024, elle distingue deux catégories de prédateurs et le sien est dans la seconde, « troubles liés au narcissisme » ; ceux-là résolvent leurs troubles en s’attaquant à plus faible qu’eux. Ils ont du plaisir à voir leur victime souffrir, ils sont manipulateurs et affabulateurs car ils ont besoin de s’inventer une histoire qui excuse leur acte. Neige Sinno s’appuie, en plus de Nabokov sur deux fictions-témoignages américaines, L’œil le plus bleu de Toni Morrison (1971) et Tiger, Tiger de Margaux Fragoso qui, lors de sa sortie en 2011, a été présenté comme une expérience réelle de ce qu’a subi Dolores Haze dite Lolita. Si ces textes ont choqué, c’est parce qu’ils ne donnaient ni dans l’ellipse, ni dans l’évitement, ni dans la métaphore, Nabokov prêtant à son prédateur un récit évitant le sexe explicite : « A vrai dire, nous dit le pervers lettré, tout cela est hors de propos ; je ne m’intéresse pas le moins du monde à ce que l’on appelle communément " le sexe". N’importe qui peut imaginer ces éléments d’animalité. Je suis mû par une ambition plus noble : fixer une fois pour toutes la périlleuse magie des nymphettes ». 


En dernière analyse, Neige Sinno précise qu’on ne peut accepter le récit de Nabokov que si c’est vraiment une fiction : « c’est seulement avec la condition que Nabokov n’ait pas été lui-même un pédophile que le livre garde sa valeur. Vous êtes bien d’accord pour affirmer que si Nabokov racontait son histoire personnelle transformée en roman par l’utilisation de pseudonymes, du style et quelques fioritures, ce serait un peu problématique ? Est-ce que le livre serait littérairement toujours valable s’il s’agissait de l’expérience de l’auteur et d’une petite fille qu’il aurait vraiment connue et abusée ? Faire de la beauté avec l’horreur, est-ce que ce n’est pas tout simplement faire de l’horreur ? »


Avec cette seconde œuvre, Neige Sinno occupe la scène littéraire avec un contenu qui est, sans doute, reçu moins consensuellement que la première œuvre (qui est la seconde)… Elle nous force dans nos retranchements en nous obligeant au dépaysement et en nous offrant des références autres qu’européennes et en nous faisant lire les dominations s’exerçant contre les femmes :


« Je suis blanche, mais je suis aussi femme. J’ai donc eu ma part d’expérience de la violence systémique. J’ai été violée, ma voix a été réduite au silence, mon travail a été ignoré ou déprécié, tout ça en raison de mon genre. J’ai donc connu deux types de honte, celle d’être humiliée en tant qu’inférieure, et celle de me sentir humiliée par ma position de privilégiée » (p. 181).




Neige Sinno, La Realidad, P.O.L., mars 2025, 262 p., 20€

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