Neige Sinno : “Souvent, la littérature est une porte d’entrée dont je ne veux pas, qui a construit en moi ces attentes, ces préjugés” (La Realidad)
- Johan Faerber
- 17 mars
- 12 min de lecture

Poignant et si singulier : tels sont les mots qui viennent à l’esprit après avoir refermé La Realidad de Neige Sinno qui vient de paraître chez POL. A peine 18 mois après le succès critique et public de Triste Tigre, l’autrice revient avec un récit inattendu, double : récit de voyage, récit de formation qui raconte comment elle a pu, il y a 20 ans, découvrir le Mexique et s’y établir. Roman d’éducation au zapatisme mais aussi profonde interrogation sur la capacité à se sentir dépaysée, à questionner sa place dans le monde sur des terres décoloniales et à approcher le réel, ce village même de La Realidad. Un réel qui se dérobe à mesure qu’on cherche à s’en saisir. Autant de pistes de réflexion que Collateral ne pouvait manquer d’évoquer le temps d’un entretien avec Neige Sinno qui confirme ici combien elle est une voix majeure de notre contemporain.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre beau nouveau récit, La Realidad qui vient de paraître chez P.O.L. Comment vous est venu le souhait, après Triste Tigre, d’écrire sur votre voyage au Mexique en 2003 à la recherche du sous-commandant de l’armée de rébellion zapatiste Marcos avec votre amie Maga qui vous conduira notamment “dans un autobus pour San Cristobal de Las Casas” ? La page finale porte la mention d’une rédaction sur quatre ans, de 2020 à 2024 de ce nouveau récit qui veut nous “emmener, en 2003, dans le sud-est du Chiapas” : comment a-t-il été élaboré ? Enfin, comment caractériser génériquement ce nouveau texte, vous qui évoquez “ce récit, ou cette chronique ou je ne sais comment l’appeler” ?
C’est un texte que j’ai écrit avant Triste tigre. C’est dans ce texte-là que j’ai pour la première fois écrit de manière ouvertement autobiographique et avec cette forme hybride qui mêle le récit et l’essai (et quelques autres formes). Je l’avais écrit en espagnol et je comptais le publier au Mexique, et j’ai dû le traduire en l’adaptant un peu pour la langue française. Ce malaxage du texte a pris ces quatre années, mais il vient de plus loin. La première anecdote du livre, celle où je raconte comment nous n’avons pas réussi à atteindre le village zapatiste de La Realidad, mon amie et moi, est une histoire que j’ai écrite et réécrite sous plusieurs formes différentes depuis des années. Elle m’a accompagnée longtemps parce que c’est pour moi une porte d’entrée à de nombreux thèmes que j’ai cherché à explorer (le voyage quand on est une femme, l’héritage colonial, l’altérité, la violence, le désir, la quête, le trivial, l’amitié, la jeunesse, la réalité et la fiction, etc.) tout en étant une petite histoire de rien du tout que je peux essayer de raconter pas à pas comme si ça suffisait.
Pour en venir au cœur de La Realidad, le récit s’offre en premier lieu comme un récit de voyage mais d’une nature particulière. En effet, La Realidad se présente comme un récit de voyage décolonial se déroulant dans une partie du monde, à savoir l’Amérique du Sud au coeur de laquelle les théories décoloniales ont précisément vu le jour. De voyages en séjours au Mexique, votre récit s’offre, écrivez-vous, comme “cette étrange chronique de l’exil, le mien, celui de Maga, celui de n’importe qui, l’exil qui nous isole chacun et chacune d’entre nous, à partir du moment où on commence à essayer de défaire les noeuds de cette trame inextricable de fils d’histoires et d’anecdotes qui compose nos destinées.”
Ma question ici sera double : en quoi ainsi ce voyage de l’exil intérieur comme extérieur vous a permis d’opérer un double mouvement : celui, en premier lieu, capable de produire une manière d’estrangement, à savoir de comprendre comme vous le dites que “Je suis devenue étrangère, étrange, parce que tu n’es plus là. Je t’étrange” ? En quoi s’agissait-il, par ce voyage au Mexique, de saisir que vous vous situiez toujours quelque peu “à côté” ? En quoi le voyage est-il un moyen de fuir absolument nécessaire ?
Je me suis rendu compte en quittant la France et en partant vivre dans d’autres pays que j’étais déjà une étrangère avant. C’est à dire dans mon propre pays, dans mon village, dans ma famille. Cette sensation d’être une étrangère que j’avais clairement en arrivant en Amérique ne m’était pas complètement nouvelle, elle se connectait avec quelque chose qui était déjà en moi, une sensation de ne pas être à sa place si on voit ça de manière négative, ou une sensation de pouvoir observer les choses depuis une position marginale, singulière, qui serait une façon positive de voir ça.
Partir peut être une fuite, oui, ça peut être -- au début surtout -- une grande liberté, celle de quitter un endroit qui vous étouffe, chercher autre chose, ouvrir une route. Mais partir nous mène toujours sur de la terre, et sur toutes les terres il y a des peuples. Est-ce qu’on peut rester quelque part une fois qu’on est parti ? Est-ce qu’on en a le droit ? Est-ce qu’on est condamné à être un voyageur éternel une fois qu’on a quitté sa terre natale ou bien on a le droit, de se mettre dans un coin et de se faire un jardin ? Comment faire pour avoir ce droit sans l’usurper ? Est-ce qu’on vous le donne ? Qui vous le donne ? Ceux qui sont là avant vous ? Et si on vous le donne, comment savoir si vous êtes vraiment bienvenu, si on ne vous donne pas ce droit à contre-cœur, parce que vous venez avec les armes des puissants et qu’on a peur de ce que vous pourriez faire si on vous disait non, ou simplement parce qu’on a l’habitude de supporter l’invasion de gens comme vous. Toutes ces questions (insolubles) se posent dans un monde postcolonial, dans un monde où on chercherait en tous cas à être conscient de ce qu'a été la colonisation et des systèmes d’inégalités, de puissances et d’impuissances, qu’elle a mis en place et qui sont toujours là.
Dans le prolongement de cet exil s’affirme progressivement au cours de La Realidad l’idée décoloniale selon laquelle cet estrangement produit une distance critique avec vos propres repères, avec votre propre prise de parole qui répond d’une parole située. Cet exil interroge ainsi la légitimité de votre propos sur un certain nombre de sujets que vous abordez ou que vous croisez lors des rencontres zapatistes où vous vous rendez notamment avec votre fille. De fait, est-ce que La Realidad ne doit pas ainsi se comprendre comme un récit de formation politique, d’une parole dont l’enjeu est toujours puissamment social ? Un enjeu social et politique qui vous permet notamment d’affirmer : “Je ne veux parler à la place de personne” ou encore de discuter la question du privilège : “Être blanche est un privilège dans ce monde. On ne peut pas se plaindre d’un privilège. Et cependant, il faut bien considérer qu’il y a des moments où le privilégié n’aime pas la place qu’on lui a assignée, sur un piédestal qui domine les autres mortels” ?
C’est tout à fait ça. C’est un livre que j’ai imaginé sur le modèle d’un bildungsroman, un roman de formation, qui est d’ailleurs le modèle sous-jacent (globalement) de tout récit de voyage. C’est l’histoire de ce qui arrive à cette jeune femme (c’est moi, mais je deviens une espèce de personnage, de matériau d’étude, puisque je suis seulement vue sous cet angle un peu exacerbé) au fur et à mesure que l’aventure se transforme en une trame plus complexe, celle d’une migration sur une terre que l’Europe a conquis et mis sous son joug par la violence. Il y a dans La Realidad une éducation politique qui se fait au travers de détours imprévus et qui correspond à un questionnement où le récit et la vie sont tressés ensemble : c’est parce que je me retrouve dans ce pays où les structures d’oppression mises en place par la colonisation européenne se révèlent sous mes yeux que je dois réfléchir à la place qui est la mienne quand je me sens observatrice, “neutre” ; le récit de voyage, forme littéraire qui semble aller de soi, est en réalité une tradition occidentale marquée par un ensemble de préjugés d’une violence extrême. Comment faire pour raconter quand même une fois qu’on est conscient de cela ? Comment décoloniser son regard, son esprit ?
S’il y a un enjeu politique dans le livre, c’est surtout au point de vue du langage, perçu, de manière critique, comme une force qui informe le monde, qui lui donne forme, et donc comme un cadre de pensée qui oriente tout ce qui découle de la manière dont cette information est transmise.
“Faire justice” en termes esthétiques, c’est surtout essayer de mettre en place des structures de langage, des formes de récits, qui tentent de dire ce qui est de manière plus juste, qui tentent d’abattre des murs de déni ou d’éclairer des coins obscurs. Cette prise de conscience ne se fait pas d’un coup, ce n’est pas une révélation brutale, c’est un lent dévoilement, un voyage sinueux auquel j’ai essayé de convier le lecteur pour lui proposer une place qui ne soit pas celle d’un observateur qui se croit neutre, mais bien d’un témoin qui participe, avec sa subjectivité, à ce qui se passe dans la lecture.
Si La Realidad se donne comme un récit d’éducation politique, peut-être est-ce également parce que ce récit initiatique s’offre comme une progressive découverte, par le mouvement zapatiste, des mécanismes d’emprise et forme une sensibilisation aux violences subies par les femmes, notamment la rencontre de septembre 2019. En quoi ainsi le mouvement zapatiste, loin des clichés de ce qu’on a appelé le “Zapatour”, a-t-il été pour vous un moment déterminant dans la prise de conscience des questions de domination qui structurent la société ? En quoi s’agit-il d’un élan libératoire pour vivre, et incidemment faire de La Realidad un grand livre de vie ?
Même le zapatour, même le tourisme de ces jeunes filles qui ne comprennent pas ce qu’elles voient, c’est une initiation. Le tourisme, l’action de faire un tour hors de chez soi, hors de sa zone de confort, voir ce qui se passe ailleurs, c’est déjà un pas de côté, c’est déjà une remise en cause de ses certitudes. Grâce à cette petite distance qu’on prend quand on s’éloigne, les cadres de pensée qu'on avait avant se révèlent avec plus de clarté. Il s’agit pour moi aussi d’être un touriste dans ma propre tête, un peu comme Michel Foucault proposait qu’on devienne des anthropologues de nos propres sociétés, qu’on se regarde nous-mêmes comme des barbares (les lettres persanes quoi). Et ce qu’on voit quand on prend cette petite distance, c’est avant tout la domination, partout le pouvoir qui s’exerce du fort sur le faible, etc. Rien de nouveau sous le soleil.
Ce qui advient de nouveau (pour moi, car on l’a dit, il n’y a jamais rien de vraiment nouveau) ça arrive d’abord hors du langage puis c’est ramené au langage dans un deuxième temps. J’ai été emportée par des courants. J'ai été prise par la main par des personnes qui cherchaient à changer le monde ou guérir la vie, ou construire un avenir plus juste, ou à fabriquer les conditions de leur autonomie. Et ce que me disaient ces expériences c’est : tu as le droit (et ça peut être là ta place). Le droit de raconter ça, de décrire, et décrire c’est déjà faire quelque chose, c’est déjà accepter un défi, c’est prendre part à la vie, d’une façon bizarre et un peu décalée, mais c’est une façon possible et acceptable et bienvenue. C'est en ce sens paradoxal que décrire la violence, dire l’incertitude, l’impuissance, l’ignorance, cela peut faire partie d’un élan vital.
Un des points les plus marquants de votre récit concerne le titre lui-même, La Realidad car il ouvre plus largement à la question centrale : la saisie de la réalité. De quoi est formée la réalité ? Comment l’approcher ? Quelle définition lui donner ? Ces questions traversent d’emblée dès le premier voyage de 2003 le récit sous l’espèce du village symboliquement impossible à atteindre : La Realidad. Vous dites ainsi notamment plus loin : “En d’autres termes, on a beau être attiré par le monde des représentations, des images et des idées, il n’y a rien de tel que la réalité”. Et vous ajoutez : “No hay nada como la realidad. Il n’y a rien de tel que la réalité. Rien ne surpasse le réel. Rien de tel qu’un bain de réel.” En quoi ce “Rien ne surpasse le réel” peut être tenu comme la devise sinon la poétique de votre récit ?
Je crois que c’est toujours un peu double chez moi cette attirance pour les grands concepts. Il y a toujours un peu de moquerie envers moi-même, une conscience de la vanité de toute démarche d’écriture -- vanité dans les deux sens, c’est vain et c’est prétentieux. Mais en même temps, si ce n’est pas pour chercher quelque chose d’important, pour creuser dans l’être, alors ça ne vaudrait pas la peine. Ici c’est bien clairement le réel, la réalité, le concept principal ou un des concepts principaux que j’interroge dans le texte. C’est une boussole aussi, au niveau narratif, une boussole pour s’orienter qui permet de donner sens aux différents chapitres et à leurs imbrications.
La réalité dans ses relations avec la vérité, avec le mensonge, avec la fiction, avec le monde sensible ou la vie – est un sujet très important et même primordial dans tous les récits chevaleresques depuis Don Quichotte. Et comme Maga et Necha s’inscrivent dans cette lignée de chevaliers errants, car à part l’invention du bus, du sac à dos et du guide du routard, la philosophie reste inchangée, la question des mondes réels et irréels se pose à elles. Elles cherchent à comprendre le statut et la place de leurs idéaux, des fictions qu’elles ont lues, des rêves qu’elles projettent, et la relation de ces cadres de pensées avec le monde concret dans lequel elles vivent. Les zapatistes de leur côté font exister une utopie concrète et, en considérant que des changements sociaux sont possible, qu’une justice peut être atteinte si on la construit, ils sont donc un exemple de fusion entre le rêve et la réalité.
Un des points les plus remarquables de La Realidad concerne la manière dont l’exil évoqué plus haut, son estrangement se déplace vers des enjeux linguistiques. En effet, La Realidad est un livre traduit de l’espagnol, que vous avez d’abord écrit en espagnol et dont, finalement, ne subsiste plus que le titre dans sa langue d’origine. Pourquoi avoir choisi d’écrire ce récit en espagnol puis de le retraduire en français ? En quoi cette traduction dans un sens comme dans un autre vous a-t-elle permis d’opérer ce que vous appelez à son propos “une métamorphose” ? De quelle nature est-elle ?
Cela n’a pas été un choix aussi clair que ça. Je n’ai pas prévu d’écrire en espagnol et de traduire en français. J’ai écrit en espagnol parce qu’il le fallait, et, ensuite, quand s’est présentée la possibilité de traduire, j’ai essayé pour voir si ça semblait intéressant et j’ai continué. J'ai justement dû abandonner un certain contrôle sur la langue, sur le récit, dans ce processus, me plonger dans un fleuve et apprendre à nager. Je crois que c’est une recherche ancienne chez moi, une quête de décentrement, un désir de métamorphose qui est avant tout dans l’écriture (changer de forme) pour devenir un changement existentiel (pour changer la vie). J'ai toujours été très attirée par ces idées que j’ai lues chez Deleuze, de faire balbutier la langue, d’inventer une langue étrangère dans la langue maternelle, etc., mais c’est très compliqué de se retrouver là sans que ce soit forcé, sans que ce soit une démarche inauthentique guidée par des ambitions purement formelles qui nous font perdre de vue le principal. Et le principal ce n’est pas l’écriture, c’est la vie, c’est le réel. Voilà comment j’en arrive au besoin de me mettre en danger dans la langue, dans un endroit inconfortable (essayez d’écrire dans une autre langue et de vous traduire après et de relire ça sans trouver que c’est absolument vain, ou en tous cas pas beau, pas propre). Et il me faut dans cet endroit où je n’avais pas envie d’être, reconnaître une richesse inattendue.
A l’instar de Triste Tigre, la littérature occupe une place centrale dans votre réflexion sur les questions de l’exil et de la réalité. Ainsi votre arrivée au Mexique a-t-elle déjà lieu en littérature puisqu’une large part de vos réflexions procède de votre fréquentation des oeuvres de Jean-Marie Gustave Le Clézio ou encore de celle d’Antonin Artaud, notamment lors de son bref séjour au Mexique. Vous le dites d’emblée : “Ça a commencé avec une histoire de livres”. La littérature se fait centrale chez vous pour accéder au monde indien : en quoi vous a-t-elle servi de porte d’entrée ?
C’est un livre qui a l’air d’un récit de voyage, mais bien sûr c’est avant tout une histoire de livres. Ça commence et ça finit et ça circule principalement dans des livres qui s’engendrent les uns les autres, tous avec l’ambition de sortir de là, de toucher la vie. Le début est un clin d’œil aux premières lignes du Voyage au bout de la nuit qui est lui-même une déformation de “Au commencement était le verbe”, etc. Ces chaînes intertextuelles (en plus d’être de petits cailloux blancs pour moi et mes ami.e.s nerds) sont le signe d’un héritage, d’une tradition, dans laquelle je m’inscris -- et c’est un peu paradoxal car il s’agit d’une tradition d’insurrection (une littérature qui s’insurge contre le réel, contre l’inacceptable monde dans lequel on nous a fait naître).
Souvent, la littérature est une porte d’entrée dont je ne veux pas, c’est elle qui a construit en moi toutes ces attentes, tous ces préjugés, ces idéalisations, ces structures préétablies qui m’empêchent d’avoir un lien “direct” et “authentique” avec ce que je rencontre sur ma route. Je passe toute une partie du livre à fantasmer sur les gens qui sont en contact avec l’action, avec la terre, avec la vraie vie, jusqu’au moment où ça se retourne et où se produit une réconciliation inattendue avec le langage.
Car les livres sont aussi le seul chemin possible pour celle qui parle ici.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur la question du sens et de l’interprétation qui, liée à la littérature, innerve l’ensemble de votre récit. Pour vous, la réalité commence à exister à partir du moment où une interprétation d’un phénomène ou d’un fait peut être fixée : les sens s’accumulent, ils peuvent se contredire, les opinions peuvent diverger : “Il me semble que parfois l’impulsion vient du désir d’essayer de mieux comprendre quelque chose.” En quoi l’herméneutique devient-elle le sens même de votre écriture ?
L’herméneutique c’est une force de vie. Ne pas renoncer au désir de comprendre, c’est là où se rejoignent les pensées sur le désastre avec la vision plus joyeuse du zapatiste (No venderse, no rendirse, no claudicar). C’est en ce sens que Bolaño parle de la littérature comme d’un espace où s’exprime une force fondamentalement humaniste : on ne capitule pas devant le monstre, on met son costume de samouraï et on prend sa petite épée et on y va, à l’attaque.

Neige Sinno, La Realidad, POL, mars 2025, 272 pages, 20 euros