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Paul Gasnier : “Décortiquer cet accident avec douceur, sans colère tripale, est une forme de résistance à l’époque” (La Collision)

  • Photo du rédacteur: Johan Faerber
    Johan Faerber
  • 1 sept.
  • 11 min de lecture

Paul Gasnier (c) Francesca Mantovani/Gallimard
Paul Gasnier (c) Francesca Mantovani/Gallimard

Avec La Collision, son premier récit, Paul Gasnier s’impose d’emblée comme une des plus belles révélations de cette rentrée littéraire 2025. Dans une écriture d’une rare pudeur et mesure, Gasnier enquête sur la mort accidentelle de sa mère, un jour de 2012, dans une rue de Lyon percutée par Saïd, un motard dont elle n’aurait jamais dû croiser la route. C’est la collision de deux mondes, de deux trajectoires, de deux vies au coeur d’un récit qui, avec une force inouïe, interroge intime et politique : comment l’auteur n’est pas devenu un homme d’extrême droite alors que, à écouter les discours d'époque , tout aurait pu l’y prédisposer. Autant de questions que Collateral est allé poser au jeune et prometteur écrivain le temps d’un entretien autour de cet événement littéraire. 




Comment vous est venu le souhait d'écrire sur "le déroulé du 6 juin 2012" qui, à Lyon rue Romarin, a vu votre mère, alors à vélo, être mortellement percutée dans une violente collision provoquée par le jeune Saïd effectuant un rodéo urbain "en roue arrière sur une moto cross lancée à 80 km/h" ?

Pourquoi avoir choisi, treize ans après cette tragédie, de raconter précisément aujourd'hui cette "collision qui a brisé (votre) vie" comme vous l'écrivez ? La scène inaugurale de votre récit vous présente en 2022 en journaliste couvrant le meeting d'un candidat d'extrême droite dans lequel vous êtes chahuté mais au cours duquel ses discours haineux contre les "racailles" offrent, dites-vous, "la traduction politique d'une colère" qui vous habite depuis la mort de votre mère mais dont vous n'êtes pourtant pas le réceptacle : est-ce que ce meeting constitue la scène primitive même de votre récit ?

N'est-ce pas finalement de cette collision, au sens figuré, politique et moral, entre votre histoire et ces discours d'extrême droite que naît votre volonté de raconter ?


Absolument. Je me suis souvent méfié de l’adage à la mode selon lequel l’intime serait forcément politique, et il est toujours périlleux d’injecter du politique, au sens le plus trivial, dans un récit personnel. Mais l’imbrication des deux était tellement évidente que cette scène du meeting s’est imposée comme la scène d’ouverture.

Parce que ce meeting représentait l’apogée d’une campagne présidentielle qui avait été marquée par la surenchère sécuritaire et le populisme pénal. Pour la première fois, je me sentais projeté au cœur d’un paradoxe, qu’il m’est apparu intéressant de creuser, d’un nœud presque existentiel, où entraient en confrontation mes valeurs, l’éducation que j’avais reçue, la réalité que j’avais vécue et le constat que le genre de colère qui m’avait longtemps animé servait de combustible à certains discours politiques.

A mon corps défendant, ce discours ultra violent résonnait en moi, venait toucher une fibre à laquelle j’étais sensible, une corde de ressentiment qui vibrait encore, parce que les circonstances de la mort de ma mère cochaient toutes les cases de ce que ce candidat dénonçait : un délinquant issu de l’immigration, fumeur de cannabis, avait tué une femme qui avait eu pour seul tort de croiser son chemin.

Ne pas se laisser séduire par le confort d’une pensée radicale, c’est facile quand la délinquance reste théorique et extérieure ; ça l’est moins quand elle a brisé notre vie. 

C’est ce paradoxe qui m’a poussé à rouvrir le dossier de l’accident. Moi aussi, j’avais quelque chose à dire sur la délinquance. Et ce que le militantisme ne saisit pas, par nature, et contrairement à la littérature, c’est la complexité de l’humain. Un évènement qui, à première vue, semblait très manichéen (un coupable parfait, une victime idéale) n’exonérait pas d’y réfléchir.

D’autant plus que la violence urbaine, et ses conséquences politiques, reste un territoire relativement inexploré de la littérature.




Pour en venir au cœur de La Collision, votre récit surprend immédiatement car, si la figure maternelle se fait centrale, la restitution de sa mémoire et de sa vie ne retient pas l'essentiel de l'attention narrative.

Même si, citant Paul Valéry, vous prenez soin d'indiquer que "les morts n'ont plus que les vivants pour ressource", La Collision refuse d'être un simple hommage : comme vous l'évoquez, il s'agit pour vous de sortir de "la logique du fils en deuil (qui) voudrait plutôt que je me concentre sur ma mère, la femme qu'elle fut" car, prenez-vous soin de préciser, "le deuil emprunte parfois des trajectoires hors-pistes".

Pourquoi avoir refusé d'emblée de faire de La Collision un simple récit de deuil ? En quoi s'agissait-il pour vous de dépasser la question du deuil pour ouvrir à la manière dont ce deuil accompagne votre réflexion sur l'extrême droite ?

Finalement, est-ce que ce refus du récit du deuil n'est-il pas un émouvant hommage à l'éducation fortement humaniste de votre mère ?


Oui, l’écueil aurait été d’écrire un hommage qui aurait pris la forme d’un panégyrique maladroit de ma mère, et ça n’a jamais été mon intention. D’abord parce qu’il est impossible d’écrire sur le deuil maternel après Albert Cohen. Et aussi parce que cela aurait presque été un hors sujet. Ce qui m’a intéressé, ce n’était pas tant la perte de la mère que les circonstances de sa mort, et ce qu’elles disaient de notre société. L’hommage à ma mère, et le besoin de la sauver de l’effacement des mémoires, se lit entre les lignes.

En explorant la genèse de cet accident, le récit s’est naturellement orienté sur le profil du motard et sur son parcours. Je ne sais pas si c’est faire preuve d’humanisme, mais c’est l’inconnu de ce motard qui m’a attiré. Il y a peut-être là un vestige de mon éducation catholique : se faire violence pour aller vers l’autre, notamment celui qu’on a le plus honni, et reconnaître que notre capacité à merder est en chacun de nous. Au fond, je pense que l’écriture a permis ce que mon éducation avait échoué à accomplir seule. C’est une forme de catholicisme en acte.




A ce refus du récit du deuil répond, dans La Collision, le souci premier de retracer le parcours de Saïd, le jeune délinquant multirécidiviste à l'origine du décès de votre mère. De fait, parallèlement à l'histoire de votre mère, se dessine en occupant une place de plus en plus importante la patiente reconstitution des différentes étapes de la vie de Saïd et de sa famille, comme une trajectoire, dites-vous, "presque en miroir inversé" de la vôtre, comme régi par une manière de compte-à-rebours déterministe jusqu'à la rencontre fatale une après-midi de juin 2012. Diriez-vous ainsi que La Collision se donne avant tout comme une approche sociographique et sociologique de la vie de Saïd ?

S'agissait-il pour vous de démontrer que "cette collision, qui n'est ni un accident ni un meurtre" ne révèle pas d'une simple responsabilité individuelle du jeune Saïd mais, de manière encore plus tragique et terrible, d'une lente érosion du collectif et d'un effondrement d'une politique centrée sur les pouvoirs publics ?


Le livre n’a pas l’ambition de fournir une étude sociologique ni de démontrer une quelconque thèse. La littérature n’exige pas la rigueur méthodologique d’un travail de sociologue, et je laisse ça aux professionnels. J’ébauche simplement des pistes de réflexion que mon enquête a soulevées. Ce qui m’a fasciné dans cette collision, c’était que ces deux êtres qui se sont percutés représentaient chacun deux France très différentes, ils incarnaient chacun deux ideaux-types. Pour ma mère, je parle moins d’elle que de ce qu’elle représente : une femme bourgeoise, issue d’une lignée aristocratique désargentée, qui s’est émancipée de son milieu d’origine, s’est expatriée, a fait carrière à un moment où l’on pensait que le monde s’ouvrait et que l’histoire prenait fin, avant de devenir une bobo revendiquée et de finir prof de yoga, comme si son parcours était un calque parfait de l’évolution socio-économique du pays. Saïd, lui, incarne tout autre chose : un fils d’immigrés maghrébins, qui a eu un parcours cassé par les mauvaises rencontres et la drogue, un parcours que l’on retrouve chez beaucoup de jeunes de la deuxième génération. Si je dis qu’il incarne un archétype, c’est aussi parce que le « délinquant maghrébin » est devenu une figure centrale du débat public, qui hystérise les conversations. Pour les uns, c’est un épouvantail. Pour les autres, une brebis égarée victime d’injustice. Ce qui est certain, c’est que son parcours délinquant raconte une succession de manquements : de la famille, de l’Education nationale, de la Justice, de la police. Dire cela n’est pas verser dans la culture de l’excuse, et ne l’exonère pas de sa responsabilité individuelle. Il est entièrement responsable de ce qu’il a fait. Mais sans doute la société l’est-elle aussi d’avoir permis cette dérive.

Son comportement qui a mené à la collision raconte aussi quelque chose d’universel chez les jeunes garçons : l’hubris, la fièvre transgressive, et surtout, la quête effrénée d’attention. C’est ce qui m’a intéressé dans l’auscultation de cet accident : le déplier pour découvrir ce qu’il révélait de nous.




Ce qui ne manque également pas de frapper à la lecture de La Collision, c'est combien votre récit est empreint d'une rare pudeur et d'un sens affirmé de la mesure. A l'instar du coup de fil du père en pleine nuit pour annoncer le drame, votre livre tient "l'émotion en respect" dans un minimalisme qui lui confère sa force tendue vers l'extrême retenue : si le but consiste à ne pas céder au pathos, il apparaît également que votre souci est de situer votre écriture dans l'envers tonal de la colère née de l'injustice de la mort maternelle.

Est-ce que tenir à distance l'émotion ou tout pathétique renvoie à votre souhait de lutter contre "la colère à induction lente" propre à tout fait divers ?

Si "Pour la première fois, la vie nous tabasse, pour de vrai, avec poing dans la gueule et coup de pied dans les côtes avant de partir", produire un récit anti-affectuel, l'écrire de la manière la plus dépassionnée est une manière efficace de sortir de la colère ?


Je pense qu’une parole dépassionnée est plus crédible. Et le pathos est un registre qui m’ennuie. Il ne s’agissait pas d’écrire pour me lamenter ou pour me complaire dans le dolorisme et le misérabilisme. Le besoin que je ressentais était plutôt de faire quelque chose de la colère, stérile, qui m’habitait. Pour tourner la page, aussi, de cet événement qui me hantait depuis plus de dix ans. Etre le plus factuel possible, sans éluder les étapes émotionnelles traversées. La pudeur n’est pas une stratégie ni un style, plutôt un ton qui s’est imposé par lui-même.




A ce titre, diriez-vous que, loin de toute tentation pathétique, La Collision cherche à regarder la violence en face afin de produire un récit avant tout politique ? Est-ce que votre récit s'est imposé comme une manière pour vous de répondre politiquement par la narration à la récupération du fait divers par les discours d'extrême droite ? S'agissait-il pour vous de contrevenir à l'idée d'un "deuil à haute inflammabilité politique" et de "baratter les passions sombres" ?


Mon intention n’a jamais été d’écrire un brûlot pour répondre à l’extrême droite. Mais c’est de la collision entre mon vécu et le simplisme des discours qu’est né le besoin d’écrire. 

Je ne tire aucune conclusion politique de ce qui m’est arrivé. Je ne sais même pas s’il y a une morale à cette expérience. Encore moins de solutions à proposer pour réduire le fléau des rodéos urbains. Ce n’est pas mon sujet. Ce que je fais en écrivant, c’est tirer des fils. La politique a servi de point de départ à l’écriture : c’est la récupération des faits divers par les démagogues qui m’a mis au travail. Tout en reconnaissant que l’extrême droite mettait le doigt, avec talent, sur une injustice ressentie, il devenait insupportable de l’entendre parler en mon nom et me déposséder de ce que j’avais vécu. J’aurais vécu comme une lâcheté de ne pas écrire sur cet accident. 

Tout le monde perd sa mère, ou la perdra. Rien d’exceptionnel là-dedans. La particularité de mon expérience est que mon deuil a été contaminé par la polarisation du pays, qui, elle, s’obstine à vouloir donner une signification politique à ce que j’ai vécu.

Nous sommes entrés dans l’ère du fait divers, ou plutôt du commentaire du fait divers. Je le vois tous les jours. Et je ne suis pas convaincu que cela nous rende plus intelligents.

Décortiquer cet accident avec douceur, sans la colère tripale que commandent les temps modernes, est une forme de résistance à l’époque. C’est surtout en cela que le livre est politique.




Un des points les plus remarquables de votre récit réside également dans la manière dont il déjoue les attentes journalistiques. Si vous travaillez comme journaliste dans une émission dont vous rappelez le "regard acéré et ironique sur l'actualité", La Collision s'inscrit dans l'envers même de cette dimension de reportage, de reconstitution ou même de simple enquête de fait divers. On est dans une logique narrative à rebours d'un quelconque Faites entrer l'accusé par exemple : La Collision refuse avec force tout storytelling pour se concentrer avant tout sur un récit de non-fiction qui propose certes une enquête mais travaille depuis l'écriture et la force poétique de l'écriture. S'il n'y a pas, dites-vous, de "morale à débusquer entre deux procès-verbaux", vous affirmez une poétique d'écriture que vous divulguez de la sorte : "il y a un petit interstice ou, si l'on préfère, une ligne de crête sur laquelle on progresse avec précaution : l'écriture." Diriez-vous ainsi que, plus encore que dans le journalisme, vous trouvez dans l'écriture d'un récit une zone non d'affirmations mais d'ambiguïtés, de doutes et d'incertitudes ?


Absolument. Kundera disait du roman que sa sagesse consistait à « avoir question à tout ». Ce précepte s’applique au récit à la première personne. Si un livre apporte une réponse, méfiez-vous en.

Il reste beaucoup de questions en suspens, auxquelles je n’ai pas la réponse. Je suis toujours incapable de situer la frontière entre le fait divers et le fait de société. Une intranquillité et une ambiguïté qui réside aussi dans mon rapport à Saïd. Ce personnage m’a obsédé pendant longtemps. Et pourtant, quand je me suis retrouvé assis à côté de lui, je ne suis pas allé lui parler. Je l’ai ensuite regretté, avant de me dire que c’était la meilleure chose à faire. La littérature est le royaume de ceux qui doutent et qui ne savent pas, c’est pour ça qu’elle est essentielle.




Au cœur de La Collision une figure retient particulièrement l'attention comme si elle formait une manière de double avec vous-même : la sœur de Saïd, Hafsia. En quoi vous paraissait-il important de lui accorder une large place comme vous l'avez fait ? En quoi ce personnage est-il un élément essentiel de votre enquête humaniste ?


C’est une place qu’elle a elle-même prise en venant voir ma famille à la sortie du procès, en 2013. Elle avait présenté ses excuses pour le comportement de son petit frère, et il était apparu important pour elle de clore le procès par une main tendue. Le contact que j’avais eu avec elle avait été très bref. Et treize ans plus tard, c’est naturellement vers elle que je me suis tourné. Parce que si je prétendais éclairer tous les recoins de cet accident, il était capital d’avoir le point de vue de sa famille, et de découvrir sa sensibilité.

Je ne sais pas si Hafsia est devenue un double, mais elle a apporté un angle nouveau et passionnant sur cette tragédie. Grâce à elle, j’ai non seulement appris beaucoup de choses sur Saïd, mais j’ai surtout découvert la façon dont cette collision avait brisé une d’autres vies que la mienne. Dans le livre, je parle d’une communauté d’appartenance au drame qui nous unit. Dans un monde idéal, on ne se serait jamais connu, mais c’est ainsi, même si aucun de nous ne l’a voulu : cet évènement nous a brisé tous les deux, et nous accompagne encore aujourd’hui.




Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences qui ont été les vôtres pour composer ce récit. Vous citez Michel Foucault, Cioran, Virginie Despentes ou encore Paul Valéry mais est-ce que, plus proches de nous, n'y a-t-il pas des autrices ou des auteurs contemporains qui ont inspiré votre manière d'écrire ? Enfin, est-ce que le courant américain de la non-fiction narrative avec des auteurs comme David Grann a pu vous influencer ?


Tout à fait. Il est compliqué d’évoquer ses influences sans être accusé de s’y mesurer, mais je suis bercé depuis longtemps par les enquêtes littéraires du nouveau-journalisme. Aux Etats-Unis, avec Truman Capote, Gay Talese, David Grann évidemment. En France, Florence Aubenas, Emmanuel Carrère, Irène Frain. Ces dernières années, j’ai été très marqué par les livres sur les violences sexuelles (Vanessa Springora, Neige Sinno, Camille Kouchner), dans lesquels l’intime racontait l’universel. Même si mon sujet n’a rien à voir, ce sont des récits qui sortent du domaine du simple témoignage pour devenir des récits littéraires, où l’auteur est un personnage à part entière qui raconte son propre cheminement. C’est ce que je fais en parlant de mes émotions, de mes réflexions lors de l’écriture, et en cassant la narration par des inserts, des documents et des pièces de dossier d’instruction. Je n’ai pas écrit en reproduisant le geste des autres, mais j’imagine qu’inconsciemment, on écrit ce qu’on aime lire.



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Paul Gasnier, La Collision, Gallimard, août 2025, 176 pages, 19 euros

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