
Avec Le Chant du merle humain, Samy Langeraert signe assurément l'une des plus belles réussites de ce printemps 2025. Paru ces jours-ci chez Verdier, dans la collection "Chaoïd", ce fascinant récit présente l'histoire d'un personnage, sagement assis à son bureau faisant part de ses méditations et des idées pour le moins très étonnantes qui le traversent. Sorte d'encyclopédiste acharné et éberlué, il scrute l'infiniment grand et l'infiniment petit, déploie des stratégies anticapitalistes et ne cesse de chanter. Traité politique ? Traité poétique ? Fable écologique ? Rien n'est moins sûr dans ce livre qui ne cesse d'interroger son rapport au frêle réel. Autant de pistes de réflexion que Collateral ne pouvait manquer d'évoquer avec le jeune romancier le temps d'un entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre troisième très beau récit, Le Chant du merle humain qui paraît ces jours-ci chez Verdier dans la collection “Chaoïd”. Comment vous est venu le souhait d’écrire sur un jeune homme, narrateur de son propre récit, qui écrit “d’un monde de parenthèses non refermées”, qui évoque son quotidien puis le quotidien de sa compagne ou encore décrit que “la saison douce est arrivée, les merles chantent” ? L’univers feutré, mesuré, comme écrit dans l’envers de toute démonstration forcenée, que vous offrez à lire s’inscrit directement dans le droit fil de vos deux précédents récits, Mon temps libre en 2019 et Les Deux dormeurs en 2023 : diriez-vous qu’avec ce nouveau livre se forme une manière de trilogie qui creuse, à chaque fois de manière différente, ce même sillon de l’anti-héroïsme ?
Tout comme les précédents, ce livre s’est construit par fragments et un peu à l’aveugle. Il porte aussi très fortement la marque des petites expériences de son auteur, mais cette fois-ci, il s’en est décollé très vite.
À chaque nouveau texte, je remarque qu’il y a comme un nouveau rapport de force qui se met en place entre le biographique et l’invention. Quand je travaillais sur ce qui allait devenir mon premier livre, ma « vie réelle » était plutôt pesante et tyrannique, ce qui fait que je ne pouvais pas m’en détacher beaucoup dans l’écriture. C’était déjà moins le cas pour le livre qui a suivi. Avec Le chant du merle humain, la dynamique s’est presque inversée. Le texte est rapidement parti en roue libre et c’est moi qui ai dû courir après lui. Je me suis autorisé un certain nombre de choses, sur le plan de l’écriture comme des idées.
Comme le narrateur du livre, je passe une quantité de temps non négligeable assis à mon bureau sans travailler de manière active sur un projet précis. Parfois, ces moments d’inaction relative ne mènent à rien du tout, la journée devient vite désespérante et je regrette ensuite de ne pas l’avoir passée ailleurs, à faire quelque chose d’agréable, de respectable ou de gratifiant. Mais heureusement, il arrive que ces temps de suspension s’avèrent très fructueux. C’est sans doute lié à mon tempérament, à la lenteur qui me caractérise. Sans des flottements de ce type, je ne pourrais pas me rendre disponible, digérer les choses, faire des associations, avoir des idées, tout simplement. Les idées me viennent aussi quand je travaille, bien sûr, mais il me faut d’abord ces parenthèses, cette tranquillité totale pour que la machine se mette en marche. Les bribes d’une conversation avec une amie me reviennent, ou la manière dont quelqu’un s’exprimait à la radio la veille, ou le passage d’un livre que j’ai pu lire deux semaines auparavant. Tout ça se mélange à des choses vues, vécues et, les bons jours, se cristallise en phrases.
Avec mon personnage, le merle humain, je me suis amusé à forcer le trait, à rendre ce genre de scènes un peu grotesques. Il est question d’une routine d’écriture qui consiste à se recueillir en effleurant quelques objets fétiches pour faire venir à soi toutes sortes de « propos ». À ce moment-là, le merle « chante », il décrit ce qu’il fait, ce qu’il voit, il raconte son étrange passé, il discourt à bâtons rompus sur la nature des choses. À partir de quelques données biographiques très peu spectaculaires (télétravail alimentaire à mi-temps combiné à une activité d’écriture pas toujours productive, le tout dans un petit bureau équipé d’une fenêtre donnant sur un jardin laissé à l’abandon dans une grande ville d’Europe, si je résume), j’ai donc rapidement glissé vers une histoire, un monologue plus ou moins délirant.
De fait, les narrateurs de mes trois livres ne sont pas des « héros » au sens traditionnel du terme. Ils ne sont pas du genre à sauter d’un train en marche. Ils ne s’échappent pas in extremis de situations apparemment désespérées. Ils ne remuent pas ciel et terre. Mais ils observent terre et ciel, énormément. Les choses de l’ordinaire les fascinent ou les hypnotisent, ils se perdent en elles, et finalement pour eux les êtres et les objets du quotidien se mettent à épaissir et à vibrer. Ils s’y projettent, ils parlent pour eux. En passant dans les choses, ils disent ce qu’ils n’auraient peut-être pas pu exprimer tout seuls.
Mais dans ce troisième livre, le narrateur a quand même un rapport au monde très différent de celui de ses prédécesseurs. Il s’affirme, il s’impose, il a des idées sur presque tout. Dans mes deux premiers textes, le réel est plutôt inaccessible et mystérieux, il s’agit de le sonder avec la précaution d’un phénoménologue, tandis que ce personnage-là semble avoir déjà édifié tout un système loufoque, qu’il expose un peu n’importe comment. Du coup, on pourrait tout de même dire que c’est une sorte de héros : un héros du savoir, mais fou. Les choses n’ont pas de secret pour lui, tout est limpide. Et il veut montrer aux autres comment faire pour tout voir bien clairement, comme lui.
Pour en venir au cœur du Chant du merle humain, évoquons sans attendre le narrateur même de ce récit et la manière patiente dont se construit peu à peu son image elle-même. Loin d’être un personnage dont la modalité actantielle est suractive, le narrateur s’affirme d’emblée comme un être double : celui qui, louant son sens de l’imagination, se révèle avant tout comme un être contemplatif qui ne veut “rien apprendre mais regarder seulement”. Contemplatif mais aussi bien frappé d’estrangement, qui demeure dans le monde comme s’il en était l’encyclopédiste comme troué, amnésique, en distance pouvant notamment glisser à propos de la redécouverte contemporaine du matrimoine : “Avant, les femmes aussi pouvaient être célèbres, mais pas en tant qu’autrices, ce n’était pas convenu.” Diriez-vous ainsi que votre personnage se caractérise par ces deux traits, l’estrangement et l’encyclopédisme distancé ?
Ce personnage n’a clairement pas un sentiment d’appartenance très vif. Il travaille peu et de chez lui. Il ne voit pas grand monde. Il n’a pas d’abonnement dans une salle de sport, il n’est membre d’aucune association et il n’a pas de projets de vacances. En fait, il ne sort plus du tout. Son univers, c’est une bulle, la petite pièce qu’il appelle son « bureau ». Les autres pièces de son logement forment une sorte de zone tampon dans laquelle il mène une existence assez paisible avec sa compagne. Puis vient le monde extérieur, ou plutôt la petite portion de monde extérieur qu’il aperçoit depuis chez lui et où il ne met plus les pieds – une rue quelconque et un jardin vaguement sauvage. C’est dans ce retrait, depuis cet univers minuscule qu’il élabore une sorte de philosophie ou, comme vous le dites, de pensée encyclopédique. En fait, il affirme en savoir d’autant plus sur le monde qu’il n’a pratiquement plus aucun contact avec lui.
Mais il faut dire que s’il ne s’implique pas dans la vie de son quartier ou de sa communauté, il s’intéresse de très près à leur fonctionnement. De quoi se compose un immeuble ? Qui ramasse les crottes de chien dans la rue et de quelle manière ? Comment marchent les passants ? Comment s’habillent les femmes ? les hommes ? Pourquoi y a-t-il des hommes qui crachent par terre ? Les sujets les plus triviaux l’amènent accessoirement à développer des considérations sur la morale ou la connaissance.
Toujours sans sortir de chez lui, il assiste également à des processus naturels assez communs qu’il entend expliquer lui-même, en tenant compte très librement du savoir établi. Il se lance donc dans des discours aussi intenses que décousus sur la lumière, la pluie, le vent, comme s’il s’agissait de phénomènes complètement nouveaux qu’il était le premier à observer.
En écrivant tous ces passages, j’étais sans doute influencé par la lecture récente de traités d’Aristote, qui est lui-même quand on y pense (avec tout le respect qu’on lui doit) une sorte d’encyclopédiste à moitié fou. Il y a quelques années, je trouvais encore difficilement supportables son approche systématique, ses redondances ou cette manière si péremptoire qu’il a de nous expliquer les choses, y compris les plus évidentes (« l’objet de la vue, c’est le visible »). Mais je me suis aperçu qu’en instaurant une distance convenable, ses livres pouvaient devenir très drôles et même parfois étonnamment beaux (comme lorsqu’il dit que les plantes ne sont pas à même de rêver ou que la mélancolie est due à un refroidissement causé par la « bile noire »).
Je suis très intrigué par cette espèce de délire encyclopédique, qui n’a d’ailleurs pas complètement disparu aujourd’hui même s’il s’est beaucoup résorbé depuis le XVIIIe siècle. Ce qui m’intéresse, c’est ce rapport étrange au monde qui présuppose que tout est descriptible et connaissable. Il n’y aurait pas de résistance réelle, nulle part, il suffirait de tout explorer, tout étudier, tout déchiffrer, tout compiler, et on décrocherait à la fin le cocotier du savoir universel. Le merle humain appartient à la frange la plus loufoque et radicale des encyclopédistes. Pour lui, rien n’est opaque, le monde entier peut être percé à jour et il n’a pas le moindre doute sur ses capacités. Il voudrait refonder la connaissance en se basant sur une technique de vision spéciale, un accès direct au réel par le truchement de ce qu’il nomme les « hologrammes ». Il fait de la recherche brute – comme on parle d’art brut. Mais attention, il ne dit pas n’importe quoi non plus. Quand il redéfinit le vent, la pluie ou la lumière, il se rapproche vraiment des phénomènes à sa manière, il se fraye son chemin vers le monde.
Un troisième trait manifeste de cette voix narrative guidant Le Chant du merle humain consiste ensuite à produire un personnage entièrement tourné vers l’extérieur. Guidé par l’observation obstinée de ce qui l’entoure, le personnage du narrateur est comme supprimé de l’intérieur : “Ce que je dis ici n’exprime rien d’intérieur. Je n’ai aucun secret à révéler, aucune petite histoire, pas le moindre contenu caché à mettre au jour.” Diriez-vous que votre narrateur est sciemment transparent pour laisser passer le monde à travers lui ? Qu’il est en fait le ventriloque consentant d’un monde qui parle à travers lui : comme sa prosopopée en quelque sorte ? S’agit-il enfin d’offrir une manière de trouver un “réel” pas “trop pesant pour nos petites épaules” ?
Effectivement, même quand il parle de lui ou de son passé, ce personnage ne fait pas de psychologie. Il évoque ses routines de manière factuelle. La rencontre avec sa compagne est décrite comme une simple série de gestes effectués dans le « bon ordre ». Ce sont les choses qui comptent, leur fonctionnement, leur vérité. Son corps lui-même n’est qu’une sorte d’instrument qu’il doit contraindre et malmener un peu pour effectuer ses recherches, puisque c’est en louchant très légèrement qu’il génère les fameux hologrammes qui le renseignent sur le réel. À ce moment-là, le monde s’éclaire, les choses lui parlent ou parlent à travers lui.
Mais je m’empresse de préciser que le merle humain n’est pas pour autant un personnage dénué d’émotions, loin de là. Derrière (ou devant) le pseudo-savant fou et rigoureux, il y a un grand sensible qui parle à tout bout de champ de la « douceur », de la « beauté » des choses. Il est visiblement très perturbé quand sa compagne s’absente. Ses appétits et ses désirs nombreux lui font imaginer toutes sortes de petites scènes qui le captivent. Bref, il n’est pas du tout indifférent à ce qui le traverse.
Cette manière de se désappartenir à soi-même offre une saisie sensible du monde lui-même. Ce qui frappe dans Le Chant du merle humaine est l’hyper-sensibilité qui anime le narrateur, la manière dont il ressent le monde dans un souci de l’infra-sensible, de l’attention patiente et obstinée face à la délicatesse atomique du monde lui-même. Il écrit ainsi : “Je vous écris d’un monde où chutent par centaines de milliards des petits corps liquides, un monde de gouttes tambourinantes, collantes, rebondissantes.” Diriez-vous ainsi que votre écriture cherche à capter ce qui relève de l’infinitésimal, de ce qui échappe plus largement à la fureur des grands récits ? Diriez-vous donc que l’attention portée au sensible, notamment par blocs de paragraphes, pourraient guider votre récit vers le souci du poème en prose ?
Je ne suis pas sûr d’être très à l’aise avec cette opposition entre « grands récits furieux » et « captations poétiques de l’infinitésimal ». D’abord, je me trompe peut-être, mais je dirais que les grands récits ont perdu depuis longtemps leur position centrale en littérature. Par conséquent je ne vois pas l’intérêt de vouloir s’inscrire en porte-à-faux avec eux. Ailleurs, dans les médias par exemple, c’est sûrement différent. Quant aux captations délicates ou à ce qui se présente comme tel, j’ai souvent le sentiment d’avoir été trompé sur la marchandise quand je les aborde. Il y a beaucoup de choses insipides dans ce domaine, je trouve, en tout cas bien plus de clichés que de vraies découvertes.
Disons que je m’intéresse beaucoup au quotidien, au banal, aux bruits de fond, mais je ne voue pas pour autant un culte à l’infra-ordinaire et je n’ai rien contre l’« action » ou l’intrigue. Ce qui est déterminant pour moi, c’est le ton, les idées, la manière dont c’est dit. Les folles histoires d’un Amos Tutuola ou les « sagas familiales » d’une Natalia Ginzburg, pour prendre deux auteurs qui par ailleurs n’ont pas grand-chose à voir, me toucheront toujours mille fois plus que les descriptions (un peu trop) soigneuses et raffinées de je ne sais quelle réalité prétendument négligée.
Je ne sais pas si je réponds à votre question en poussant ce coup de gueule anti-délicatesse. Mais j’ajouterai encore que le merle humain s’intéresse tout autant à de « grandes questions » comme l’argent, le langage ou le travail qu’aux gouttes de pluie et aux moineaux qui pépient derrière sa fenêtre. En fait, il ne fait pas vraiment de hiérarchie entre les choses. À ses yeux, tout est digne d’intérêt. Qu’ils soient petits ou grands, banals ou merveilleux, tous les sujets sont bons à traiter. C’est la façon qu’il a de les aborder qui importe – la sorte de candeur ou d’« idiotie » qui sont les siennes.
Cette attention au sensible du monde porte une conséquence directe sur la manière dont le récit s’écrit. Ce qui frappe dans Le Chant du merle humain consiste dans la manière dont le récit, d’emblée, interroge l’écriture et la lecture non pas tant comme deux activités intellectuelles uniquement mais comme deux foyers de sensible à la singularité manifeste. Pourrait-on ainsi affirmer que vous déployez une kinésique de la lecture et de l’écriture ?
Voilà un sujet qui me passionne depuis longtemps. Quelles sont les conditions concrètes de ces activités étranges que sont la lecture et l’écriture ? Qu’est-ce que cela suppose de prendre un livre et de le lire ? Quel type de société, d’éducation, de préjugés ? Quel mobilier ? Quelles postures du corps ? Comment en arrive-t-on à se pencher régulièrement pendant des heures, jusqu’à en avoir mal aux yeux, au cou, aux bras, sur ces petits objets feuillus remplis de microsignes austères, alors qu’il y a les Pokémon, les bars, le cinéma ? Et que se passe-t-il exactement une fois qu’on a le livre devant les yeux ?
Beaucoup de gens très sérieux et compétents ont déjà apporté des réponses approfondies à ces questions (Italo Calvino notamment, pour qui « la position des pieds pendant la lecture est de la plus grande importance ») et je ne prétends pas contribuer au débat de manière décisive. Mais comme je lis beaucoup et que j’aime bien me demander ce que je fais, je m’interroge souvent sur ce qui se produit quand je me plonge dans un livre, sur tous les phénomènes qui entourent cette activité. Le chant du merle humain s’ouvre sur une définition extrême de la lecture comme acte qui accapare le corps tout en court-circuitant l’esprit et la mémoire. Le narrateur déclare qu’il perd conscience devant les livres. Ce n’est pas lui qui lit. Il ne sait pas quoi dire quand il a terminé un livre. Pourtant, c’est un lecteur vorace qui éprouve une immense gratitude pour son ami qui lui donne de quoi lire. Avec les livres qui lui conviennent, il ressent quelque chose de très intense, mais qui le dépasse. Il resterait peut-être un peu plus maître de lui s’il suivait les conseils de Johann Bergk, l’auteur de L’art de lire des livres : « Cet art exige tout un entraînement, y compris physique. Il ne faut pas lire après avoir mangé. Il ne faut pas lire debout. Mais pour bien entamer un livre, il faut se laver la figure avec de l’eau froide puis, si possible, l’emporter au-dehors, pour le lire dans la nature, à haute voix ; car le son de la voix facilite la pénétration des idées. » (Je cite ici Robert Darnton étudiant Bergk dans Pratiques de la lecture).
Toute une série de questions similaires se posent pour l’écriture. Comment s’écrit aujourd’hui la littérature, par quels types de populations, dans quel environnement matériel, à quels moments, sur quelles sortes de machines ? Quelles sont les techniques du corps de l’écrivaine ? de l’écrivain ? De quelles manières les mains, les doigts influent sur l’écriture ? Quelles sont les méthodes les plus éprouvées pour trouver rapidement et sans danger l’inspiration ? Les routines de travail des autrices et des auteurs m’intéressent tout autant que les habitudes de lecture. Ce n’est pas la petite recette en soi qui me fascine, mais les déclinaisons concrètes de cette activité « intellectuelle » et réputée si éthérée.
À vrai dire, toutes les routines m’intéressent, pas seulement celles des gens de lettres. Rien ne m’électrise autant que d’écouter quelqu’un me raconter comment il ou elle passe une journée habituelle, comment il ou elle s’y prend pour petit-déjeuner, pour faire un trajet en métro, ses courses, pour coucher son enfant, bref, pour accomplir les tâches de tous les jours. Je pourrais regarder les portraits d’Alain Cavalier ou Jeanne Dielman des milliers de fois sans m’ennuyer. On en revient à l’infra-ordinaire, à cette question que pose Perec au début de son livre et qui reste pour moi toujours d’actualité : « Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? »
Comme je le disais plus haut, le merle humain a mis en place tout un cérémonial pour se mettre à « chanter ». Il y a cette petite pièce qui lui est réservée, ce fauteuil qu’il rerègle en permanence, les objets qui traînent autour de sa table et auxquels il se « connecte » pour mieux se recueillir et finalement voir les « propos » monter du sol. Il évoque également son rapport étrange au clavier de son ordinateur, ces petits boutons en plastique qu’il frappe sans les regarder, cette longue et belle touche qui permet si commodément de séparer les mots. Il dit qu’au fond, ce n’est pas lui qui écrit. Comme la lecture, l’écriture est pour lui une activité qui fait tourner la tête et disparaître, en raison peut-être de son intensité.
Ce caractère d’étrangeté et de distance qui fait du livre “un commentaire soliloqué” comme vous l’écrivez si justement pose une importante question politique que Le Chant du merle humain : peut-on dire que votre narrateur est l’héritier de personnages en rupture avec le monde capitaliste, qu’il s’agisse de Bartleby rétif aux ordres dans la nouvelle de Melville ou encore le personnage de Georges Perec Un homme qui dort ? Est-ce cette interprétation politique, de personnage qui résiste à l’appétit capitaliste, qui se donne à lire ici : “Une fois, il y a longtemps, j’ai pratiqué un job dans une bibliothèque. Je n’avais pas encore trouvé la faille dans le système capitaliste” ?
Étant donné l’emprise que le capitalisme a sur nos vies, je ne sais pas s’il est vraiment possible de rompre avec lui, mais ce qui est sûr, c’est que le merle humain a trouvé une parade aux pressions notamment économiques. Sur les conseils de certains voyants, il achète au bon moment des jeux à gratter qui lui permettent de s’enrichir très facilement. Je précise que ce détail n’est malheureusement pas autobiographique. Grâce à sa combine, il s’est libéré du salariat et du rythme de travail ordinaire. Il avait d’ailleurs déjà commencé à s’en éloigner auparavant, puisqu’en tant qu’employé de bibliothèque il s’adonnait le plus possible à ce qu’il appelle le « non-travail », qu’il vénère plus que tout. Le « non-travail », c’est en réalité un autre régime d’activité. C’est même ce que le merle appelle ailleurs le « vrai travail », l’observation du monde, l’effort pour se livrer aux événements.
Au risque de décevoir certains lecteurs, je dois tout de même bien préciser que le merle humain n’a pas ce qu’on appelle une « conscience politique ». C’est encore moins un militant anticapitaliste. De fait, il aime beaucoup l’argent, la beauté des billets, cette espèce de tour de magie qui lui permet d’en échanger contre des biens et des services en nombre presque infini. Simplement, il n’est pas très sensible à la « valeur travail ». Le mérite, les efforts, suivre des directives, gagner un salaire à la sueur de son front, poser des jours de congé, faire carrière, ça non, ce n’est pas pour lui. S’il existait dans la réalité, ce serait probablement le contre-modèle absolu de ces personnalités politiques qui passent leur temps d’antenne à sermonner les chômeurs et les jeunes soi-disant « paresseux » qui refusent de jouer le jeu. Voilà, pour résumer, le merle humain n’est pas fair-play. Il veut les marchandises, mais pas le CDI.
Un des points les plus remarquables du Chant du merle humain consiste précisément dans ce chant même qui donne son titre au récit. Dès l’entame du récit, le narrateur se concentre sur le chant de cet oiseau, ces merles qui “attendent que l’hiver se termine pour recommencer à chanter”. On lit ainsi : “Je suis disons un merle humain, je chante, mais ça ne s’entend presque pas (…). C’est une vie simple et rigoureuse, mais belle, et quand le temps a fait passer l’après-midi on voit que la journée s’achève.” Est-ce que le chant du merle signale pour vous une attention au vivant qu’on pourrait qualifier d’écopoétique ? Diriez-vous aussi que ce chant est une manière de souligner que, comme vous le dites, “les choses les plus cruciales se font sans mots” ?
En effet, d’après le merle humain, le langage n’a pas sa place dans les moments de transformation. Il s’agit alors seulement d’exécuter une série de mouvements dans un certain ordre et d’une certaine manière. Commencer un nouveau travail, c’est apprendre une chorégraphie précise. Même chose au début d’une relation amoureuse, ce sont les gestes qui comptent, pas les déclarations ineptes qu’on peut se croire obligé de bafouiller. Quand la vie s’intensifie comme ça, le langage est de trop, voilà ce qu’il dit. Mais n’oublions pas qu’il ajoute juste après que les choses les moins importantes sont tout aussi cruciales, et qu’avec elles « tous les propos sont justifiés ». Les hiérarchies ne tiennent pas très longtemps, chez lui. Tout finit par se retrouver sur le même plan, les grands changements comme les variations les plus ordinaires. Malgré ses petits rituels et ses techniques de vision peu conventionnelles, ce n’est pas un mystique. Il n’a pas de penchant particulier pour l’indicible. Il y a simplement des moments où le langage est bienvenu et d’autres non.
Pour répondre à la première partie de votre question, je risque peut-être encore de vous décevoir, mais il va être difficile de faire porter à ce personnage un quelconque étendard écologique. Bien sûr, il s’intéresse de près à la nature, aux animaux qu’il aperçoit par la fenêtre, mais là encore, il n’y a pas de hiérarchisation, les moineaux ne sont pas plus remarquables que les véhicules utilitaires, la neige qui tombe dehors n’est pas plus belle ou intéressante que la photocopieuse qui déglutit.
En d’autres termes, il y a bien de sa part une attention portée sur le vivant, mais elle est loin d’être exclusive, et surtout elle n’est pas liée à une conscience écologique. Je ne suis pas sûr que ce personnage soit au courant de l’effondrement du monde. La position du merle humain est donc paradoxale. Il n’est visiblement pas engagé pour la planète ou la justice sociale, mais il a développé une sensibilité à toute une série de faits étranges. Il voit bien que la pluie coule joliment sur les berlines des riches alors qu’elle mouille les chaussettes des pauvres. Il constate que les femmes ne sont montées sur la scène littéraire que depuis récemment. Il étudie de manière très peu surplombante les animaux, les phénomènes de la nature. Mais il n’a pas de revendications. Je ne voyais pas de raisons de lui en donner. Personnellement, je suis pour dire les choses tranquillement dans les livres et bloquer les ronds-points dans la vraie vie. En même temps, je dois admettre que j’aime beaucoup l’énervement en littérature. Il n’y a pas très longtemps, j’ai lu avec énormément de plaisir Renata n’importe quoi, de Catherine Guérard – le monologue d’un personnage qui se met dans une colère monstre quand on veut la priver de sa liberté. Je pense aussi évidemment aux livres de Thomas Bernhard, si drôles et chargés d’énergie.
Ma dernière question voudrait enfin porter sur le “non-enfant” qui traverse le récit et qui a droit à une chanson. Est-ce que vous pourriez nous le présenter ? Quelle fonction occupe-t-il dans le récit ?
Là, vous me posez une colle. Je vous disais plus haut qu’en écrivant ce livre, je me suis autorisé pas mal de choses. C’est justement le cas avec ce personnage que j’ai pris la liberté de ne pas définir, ou alors seulement en négatif. Je lui ai donné un qualificatif dont le sens m’échappait en partie.
En fait, il y a un certain nombre de termes construits avec un préfixe de négation qui reviennent dans le livre (non-hommes, non-travail, non-humain, non-su, non-précipitation…). Ce qui est amusant, avec ces mots, c’est qu’ils donnent à entendre l’inverse de ce qu’ils désignent. Dans le mot non-enfant, par exemple, on retient quand même avant tout « enfant » alors qu’il est censé s’agir de tout sauf d’un enfant. Je pense que c’est ce mécanisme paradoxal, cette coexistence des contraires qui m’intéresse. Cela crée une friction potentiellement féconde.
Pour ce qui est de la fonction de ce non-enfant, je pourrais dire ceci. Le merle humain est d’abord quelqu’un qui écoute religieusement la parole des autres. Comme il l’affirme avec fierté tout au début du livre, c’est un génie de l’écoute. Malgré sa relative déconnexion du monde, il s’est donc entouré de personnes qui lui parlent et l’aiguillent : cet ami qui lui trouve les « meilleurs livres », cette compagne sibylline, cette femme qui lui apprend à bien loucher pour voir vraiment les choses, et bien sûr ce non-enfant vindicatif sur les bords (sans doute un lointain descendant d’Aristote). Les idées de ce dernier sont encore plus tranchées et déroutantes que celles du merle. C’est comme si la pensée conventionnelle le faisait enrager. Mais à la fin, il chante, lui aussi. Sa chanson est une mise en abyme, le résumé très bref, très libre de l’histoire d’un autre drôle d’oiseau.

Samy Langeraert, Le Chant du merle humain, Verdier, mars 2025, 96 pages, 15 euros