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Sergueï Lebedev : lavandière de l'existence (La Dame Blanche)

  • Photo du rédacteur: Guillaume Augias
    Guillaume Augias
  • il y a 3 jours
  • 3 min de lecture
Sergueï Lebedev (c) Jane Lezina
Sergueï Lebedev (c) Jane Lezina

Une mère se meurt. L'issue est proche, inéluctable. Bien que presque un siècle plus tard et de l'autre côté de l'Atlantique, très loin même de ce dernier, nous voici tout de suite au cœur de l'imaginaire du Faulkner de Tandis que j'agonise. Et la suite de l'ouvrage de Lebedev qui vient de paraître, La Dame blanche aux éditions Noir sur blanc, dans la belle traduction d'Anne-Marie Tatsis-Botton, ne trahira pas cette filiation, donnant à lire quatre voix tressées qui font écho aux quatre parties du Bruit et la Fureur.


La morte lavait le linge des mineurs, d'où le surnom qui donne son titre au roman. Sa disparition emporte un secret, une formule chamanique pour laver son âme («Que ce soit propre. Pour effacer les péchés.»). Elle laisse derrière elle une plaie de l'Histoire qui devient bientôt une cicatrice sur chacun des personnages.


Comme dans Les Hommes d'août, son roman virtuose paru chez Verdier en 2019 (traduit par Luba Jurgenson), Sergueï Lebedev mêle les mouvements géopolitiques aux corps incarnés dans un flux évident, précis et mutique à la fois : «et maintenant Janna, en dansant, se débarrassait de cette solitude forcée, elle demandait par ses gestes que le monde l'aide, la remarque, la sauve, la console, lui tende une main secourable.»


Exilé à Londres, Lebedev peut se permettre ce qu'aucun résident russe n'oserait effectuer : plonger les deux mains dans la fange des mots de la guerre, cette logorrhée orwellienne en vertu de laquelle l'appareil de Poutine assimile ceux dont il veut conquérir les terres à rien moins que des tenants du nazisme. «Les militaires aussi parlaient russe. Mais ce russe-là était une langue de possédé. Comme si toutes les significations des mots s'étaient mélangées, et dans cette langue on disait «bien» pour «mal», «paix» pour «guerre», «justice» pour «crime», «vérité» pour «mensonge», «noir» pour «blanc», «liberté» pour «esclavage».»


La Dame blanche, sous-titré «Cinq jours de juillet 2014», se déroule en majeure partie cinq ans après la révolution orange de Maïdan, quelque part dans le Donbass ukrainien envahi par la Russie. Les points de vue qui s'alternent sont tous liés à l'employeur de Marianna, la blanchisseuse dont la mort ouvre le roman : cette mine de charbon, successivement appelée Sophia puis Marat, et son funeste puits 3⁄4.


Il y a tout d'abord Janna, fille de Marianna, étudiante revenue prodiguer à sa mère les derniers soins dans une crasse impensable. Valet ensuite, le voisin, jeune militaire jadis banni par Marianna et qui veut s'offrir Janna comme un trophée de vengeance. Le général, qui revient sur les lieux de ses débuts pour éclaircir le secret des nombreux corps enfouis sous le charbon. Et il y a enfin l'ingénieur, juif allemand naturalisé qui a conçu jadis la mine telle une «tour de Babel à l'envers», avant qu'elle devienne le symbole du génocide de son peuple.


Mais bientôt un Boeing 777 survolant la mine est abattu par les forces russes dont le général doit endosser la responsabilité, des corps tombant du ciel en miroir des corps enfouis par la mine : les nazis étaient définis comme adversaires éternels des russes, les Ukrainiens n'ont pas d'autre choix que d'en revêtir les habits.


Par cette parabole très vivace, Sergueï Lebedev ne veut sans doute pas formuler d'avis définitif sur un conflit en cours. Il nous offre au contraire, par le pouvoir de son incursion littéraire, le moyen d'envisager l'Histoire agissante en palimpseste permanent.



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Sergueï Lebedev, La Dame blanche, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, éditions Noir sur blanc, août 2025, 208 pages, 21,90 euros

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