Simon Johannin : "Le sol de France est plein de ces dépouilles d’enfants volontairement oubliées qui, ni vivants ni morts, n’auront eu de traitement digne" (Le Fin chemin des Anges)
- Johan Faerber 
- 15 sept.
- 10 min de lecture

C'est avec un récit d'une grande beauté, Le Fin chemin des Anges que Simon Johannin revient en cette riche rentrée littéraire. Un récit presque cristallin dans lequel, pour la nouvelle collection "Locus" chez Denoël, il retrace le destin émouvant du jeune Louis, un garçon qui a vécu au 19e siècle et qui va échouer, au malheur de sa vie, dans une colonie pénitentiaire agricole au coeur de l'île du Levant. A partir d'un patient travail d'archives sur le lieu carcéral abandonné, Johannin donne à voir une splendide exaltation des amours adolescentes mais aussi une stimulante réflexion sur le devenir des enfants vulnérables. Autant de motifs esthétiques et politiques qui ont naturellement conduit Collateral à interroger Simon Johannin le temps d'un entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre beau nouveau récit, Le Fin chemin des Anges qui vient de paraître chez Denoël. Comment vous est venu le désir d’écrire sur le destin tragique de Louis, un jeune garçon ayant vécu au 19e siècle, dont la “naissance ne fut ni une joie ni une peine, simplement l’accueil de celui dont la vie réclame de la place”, qui ne marchait “pas droit” et qui, pour avoir musardé des poires, fut emprisonné comme s’il était “le prince du vice et du démon” ? En aviez-vous porté l’idée depuis longtemps ou ce roman est-il né à l’occasion d’une sollicitation pour la nouvelle collection dirigée par Anna Khachaturova dans lequel il figure, à savoir “Locus” consacré aux lieux abandonnés qui sont autant d’énigmes ? Car l’emprisonnement de Louis se fait dans un lieu particulier, un bagne pour enfant sur l’île du Levant, île qui figurait déjà dans votre précédent récit, Ici commence un amour : est-ce que la visite de ce lieu abandonné, “cette colonie pénitentiaire agricole”, a nourri ainsi votre souci narratif, ce que vous nommez “cette dérive fictionnelle aux frontières de l’histoire” ?
La genèse de ce livre, c’est un peu tout cela à la fois. À commencer par ma découverte de l'île du Levant, où je me rends depuis quelques années, et qui est immédiatement devenue un lieu de ressource et d'écriture. J'y ai appris par hasard l'existence de cette colonie pénitentiaire, puis après quelques recherches, l’histoire dramatique de la révolte de ses enfants, survenue 02 octobre 1866, évènement qui est le fil rouge de ce livre. Mais ces éléments sont restés embrumés dans ma tête pendant longtemps. Ce qui reste de la colonie est enfermé dans la zone militaire qui couvre la plus grande partie de l’île, on ne peut pas y avoir accès. C'est assez ironique de savoir que les vestiges de cette prison sans murs - la mer faisant à l’époque office de limite - sont aujourd’hui rendus inaccessibles par un dense réseau de grillages et de barbelés. C’est, je crois, cette impossibilité de s’y rendre et d’y cultiver la mémoire qui a été le déclencheur de l’écriture de ce livre. Anna Khachaturova, éditrice chez Denoël, m'avait écrit un mail laissé sans réponse deux ans avant notre rencontre. Je me suis souvenu de sa proposition, et je l’ai recontacté. Il ne m’a pas fallu longtemps pour sentir que nous partagions une vision autour de ce que peuvent être les lieux laissés en arrière de l'histoire, et j’ai donc accepté d’ouvrir cette nouvelle collection avec cet ouvrage, ce dont je suis très heureux.
Pour ce qui est de Louis, il était important pour moi de faire entendre la voix d’un garçon sans mal, qui se retrouve dans cet enfer plus par hasard que par fatalité, et dont l’environnement n’arrive pas à le corrompre malgré toute la violence qu’il exerce sur lui.
Il me fallait Louis pour traverser cette histoire, parce que Louis est comme un talisman d’amour au milieu du chaos. L’amour est la première des choses qui a fait défaut à ces enfants, le manque d’amour est la première pierre de leur tragédie.
Pour interroger encore les origines de votre roman, ce qui frappe dans Le Fin chemin des Anges, c’est la manière dont pour la première fois vous avez travaillé sur des archives notamment policières et préfectorales. Comment avez-vous procédé pour explorer ce “fin chemin des anges” qui, écrivez-vous vous adressant aux jeunes prisonniers d’alors, est “le chemin des années qu’il vous restait à vivre” ? Est-ce que les archives matérielles de “la découverte de la tragédie qui eut lieu à la colonie pénitentiaire agricole de Sainte-Anne, sur l’île du Levant, le 2 octobre 1866” vous ont permis de tirer un fil narratif dont vous estimiez auparavant qu’il ne vous venait pas spontanément, votre parole s’engageant d’abord dans la notation poétique ?
J’avais déjà une idée assez précise de ce que je voulais faire ressentir avant de consulter les archives, elles sont surtout venues confirmer tout un tas d’intuitions. La première étant que ce qui semble à première vue être un fait divers, n’est que le résultat d’une violence systémique à l’égard de ces enfants placés en institution pénitentiaire, et qu’il n’y a, en réalité, pas de fait divers, seulement des drames qui résultent de réalités sociales complexes et précises. Ici, la principale raison du drame est la série continue de manquements de la part des adultes en charge des enfants. L’administration pénitentiaire, la préfecture, la direction et les gardiens sont autant de personnes qui ont préparé le terrain au drame. J’ai ensuite décidé de construire le récit autour de ces archives, d’en inclure certaines directement dans le roman, de ne pas faire un roman en costume, qui aurait été ici une mascarade, mais de convoquer ces mémoires endormies pour en faire le socle depuis lequel composer une charge poétique à leur service.
Pour en venir au coeur du Fin chemin des Anges, le parcours chaotique puis tragique de Louis, ce jeune garçon envoyé dans ce bagne pour enfant, vous permet d’élaborer un récit qui se lit comme la biographie fantasmée de cet adolescent. En effet, découvrant en partant de Toulon cette colonie pénitentiaire désaffectée, le narrateur reconstitue par l’imagination, les manques et les trous “la vie de Louis, de la naissance à la mer” jusqu’à ce bagne où il fut emprisonné “avec d’autres, enfants aux mains rougies par le travail forcé dans des champs de misère, à la mine allongée par des gestes brutaux.” Cette biographie fantasmée s’écrit en décrivant le parcours du personnage comme la chute continue d’une innocence qui pourtant n’entame pas l’innocence même du personnage. S’agissait-il ainsi pour vous de faire de Louis une manière de figure du sacré, de pureté qui, dans un univers de la corruption, résiste presque de manière fantastique à la dégradation morale ?
Oui, j’avais besoin de ça, de cette lueur continue pour traverser toute la tristesse de l’histoire de ce bagne. Les colonies pénitentiaires, les bagnes pour enfants qui ont existé entre 1850 et 1945 un peu partout en France et dans ses colonies sont des lieux sans espoir, d’une réalité absolument insoutenable, et assez ignorée de nos jours. Le fantôme de Louis, son esprit, c’est comme un vaisseau qui permet à Lucas, le narrateur d’entrer en contact avec ce passé dont il visite les ruines. Lucas, c’est le médium entre cette immense tristesse issue du passé qu’il faut entendre pour l’aider à guérir, et son époque, la notre, où d’autres mécaniques, héritières de celles d’alors, ont prit le dessus.
Et je ne voulais pas valider ce regard, très actif aujourd’hui, qui voudrait nous faire croire qu’un environnement répressif est celui dans lequel placer naturellement les enfants étrangers aux cadres que la société leur impose. Selon moi, il y a une continuité directe entre la réalité de ces colonies pénitentiaires et, par exemple, le projet de la loi Attal et sa volonté de pouvoir faire passer des mineurs en comparution immédiate. Il y a actuellement une volonté de démanteler l’héritage de l’ordonnance de 1945, qui fait primer pour les enfants l’éducatif sur le répressif, comme il y a une volonté globale de détruire tout ce que le conseil national de la résistance nous a léguer comme avancées sociales.
Ce qui singularise également cette biographie fantasmée de Louis, c’est combien Le Fin chemin des Anges s’accomplit dans un registre fantastique dont la puissance relève explicitement d’une généalogie poétique, celle de la voyance rimbaldienne notamment. Ainsi la narration pourrait-elle être qualifiée d’infra-sensible tant elle se fait médiumnique puisque le narrateur ressent, comme une force, la présence de Louis plus d’une centaine d’années après sa mort, dépassé qu’il est par les “puissances mystérieuses qui m’avaient conduit ici pour me faire entendre une chose.” Pourrait-on ainsi selon vous parler du Fin chemin des Anges comme d’une narration spectrale, en quête poétique du fantôme de Louis ?
C’était mon intuition, le moyen le plus évident de transcender mon propre rapport à cette histoire, qui est fragmentaire et mémoriel. Avec les archives, on découvre la texture, les encres, les graphies, tout cela est en réalité très vivant. Il est très émouvant d’avoir devant soi le bulletin de condamnation d’un tout jeune adolescent pour “acte de pédérastie”, de compter les jours de cachots ou les coups de férules pour une cigarette fumée, un bout de pain volé ou le fait d’avoir porté une cravate non autorisée. Et puis il y a tous ces morts, on en dénombre quatre-vingt dix-neuf sur l’île, quatre-vingt dix-neuf enfants morts en dix-huit ans d’activité de la colonie, dont le cimetière est inaccessible, puisque situé sur le terrain militaire. On ne le sait pas, mais pour chaque colonie - il y en a eu des dizaines - il y a un cimetière non répertorié, effacé à ses abords. Le sol de France est plein de ces dépouilles d’enfants volontairement oubliées qui, ni vivants, ni morts, n’auront eu de traitement digne. Ce sont des enfants qui ont été tués, et a qui l’on a jamais rendu justice. On ne peut pas serrer dans ses bras les victimes d’un autre siècle, mais on peut écrire, et par l’écriture composer une charge poétique qui, je l’espère, fera ressentir une certaine chaleur pour elles et, qui sait, peut-être faire dévier le regard sur les enfants et les adolescents vulnérables d’aujourd’hui vers quelque chose de plus empathique.
Ce qui ne manque pas de frapper également à la lecture du Fin chemin des Anges, c’est combien votre roman s’offre comme un double récit d’amour. Un premier renvoie à celui que Louis se découvre pour Jules, un de ses compagnons d’infortune de la colonie pénitentiaire, lui, qui dès le premier instant, “était un doux dans la dureté du monde”. Le second renvoie à la déclaration empathique que le narrateur formule pour Louis dont il explore, post-mortem, l’histoire : “Louis, ta mort est coincée dans ma gorge”. Diriez-vous ainsi que Le Fin chemin des Anges peut se lire comme ce double récit d’énamoration, l’un physique, l’autre figuré ?
Il y a évidemment l’éclosion de la sensualité chez Louis - qui sera le vrai motif de sa condamnation - et qui est raconté à travers son amour pour Martin lorsqu’il est encore libre, puis pour Jules à la colonie, et d’un autre côté, l'amour éthéré, protecteur de Lucas pour le fantôme de Louis, dont l’histoire lui transperce le cœur. Je crois sincèrement que l’amour est une force de guérison très puissante. Il était important pour moi de faire d’une part le récit de l’éclosion d’une sensualité heureuse, et d’autre part de dénoncer par la figure du juge comment les adultes sexualisent les enfants en y plaquant leurs désirs, et le font d’une manière qui les dédouanent de leur condition de prédateur. Et il était aussi crucial pour moi que Lucas, le narrateur, regarde Louis comme il convient de regarder un enfant, c’est-à-dire avec honnêteté et bienveillance, sans manipulation et avec l’envie de protéger cet être lumineux, vulnérable et pur même au-delà de sa mort.
Ce qui ne manque pas d’interroger également est la figure même de ce narrateur, et de la relation qu’il noue avec Louis et plus largement sa trajectoire tragique et désespérée. Pourrait-on ainsi dire que la voix narrative se tient finalement comme le double du jeune Louis, un double qui en formulerait plus consciemment et explicitement les choix lui qui affirme notamment : “je me suis échappé en direction de rien” ou qui, trouvant refuge dans la prison, clame combien “Il fallait que je trouve ma maison”. Le narrateur se tient-il ainsi comme le double de Louis ?
Pas exactement, il est vraiment le médium entre la réalité de Louis et la nôtre, il est, en quelque sorte, la personnification de ce que permet l’écriture, c’est à dire le fait de transcender et mettre en contact ce qui sans cela ne se serait peut-être jamais rencontré. Lucas est en porosité totale avec l’environnement de l’île, il tisse des fils instinctifs entre le présent militaire et le passé carcéral, il dessine par son récit l’île et la rade de Toulon comme un lieu au service d’une société bourgeoise, qui à a cœur de contrôler les contours d’une masculinité violente et rigide, conquérante, au service de son projet colonial.
Peut-être plus qu’aucun autre de vos récits, Le Fin chemin des Anges travaille depuis des inspirations poétiques et romanesques qui, si elles innervaient déjà vos précédents textes, s’affirment encore un peu davantage ici. Les trois auteurs qui paraissent ici vous inspirer sans détours sont Jean Genet, Pier Paolo Pasolini, Samuel Beckett : du premier on trouve, univers carcéral oblige, des élans lyriques proches du Journal du voleur notamment dans le jeu de réversibilité des valeurs par lequel la honte se mue en gloire, le vol en héroïsme ou encore la logique du mal en procession du sacré, les mythologies du marin ou encore du condamné à mort ; du deuxième, on retrouve aussi bien la sensualité que le questionnement politique du sort classiste réservé aux jeunes délinquants ; du troisième, on retrouve l’univers effondré et déliquescent de Molloy dont l’incipit se voit presque fidèlement cité : “Je ne sais pas comment je suis arrivé ici.” Diriez-vous ainsi que ces auteurs ont pu vous influencer ?
Genet et Pasolini, c’est plus qu’une évidence, ils font partie de ces écrivains qui m’ont formés à la littérature, et qui m’accompagnent depuis mes débuts. Genet ici particulièrement, puisqu’il a lui-même été colon, à la colonie pénitentiaire de Mettray, ce dont il fait le récit dans son si beau Miracle de la rose. Beckett, ça n’est pas le cas, je ne l’ai pour l’heure jamais vraiment lu. Si il y avait d’autres noms à citer pour cet ouvrage en particulier, ça serait celui d’Albertine Sarazin, écrivaine elle-même placée à l’institut du Bon Pasteur de Marseille, puis ayant séjourné plusieurs fois en prison, séjours dont elle a fait le récit dans un style joyeux et vibrant de liberté. Et celui de Mathieu Riboulet, qui traite en égale la violence, la mystique, la grâce et le fait politique dans une langue d'une beauté pour laquelle on trouve peu d'équivalent.
Ma dernière question voudrait porter sur le souhait communautaire qui paraît présider à cette colonie pénitentiaire. Alors qu’elle représente un univers d’injustice et de violence carcérale sans égale, on a le sentiment qu’il s’agit d’un contre-modèle violemment négatif de ce à quoi Jules et Louis aspirent : celle d’une sauvagerie de l’enfance qui assure le bonheur “hors de tout cadre” comme vous le dites. Existe-t-il finalement, au coeur de votre projet, le souhait d’une manière de communauté pour vivre librement autrement ? N’est-ce pas précisément un siècle plus tard celle que vous décrivez sur cette même île du Levant dans Ici commence un amour et dans laquelle votre narrateur évolue alors ?
On peut dire que, puisque le roman met en scène ce qui historiquement a existé de pire comme prise en charge de l’enfance et comme forge d’une masculinité violente - dont les trois seules issues étaient l’armée, la mort ou la prison - il dessine en creux ce que l’on pourrait espérer de meilleur comme environnement pour ces enfants que l’on voudrait nous faire croire condamner à vivre des vies brutales et désespérées. Plus qu’à une communauté, c’est à un changement profond, structurel des institutions liées aux enfants vulnérables que j’appelle. Pour ce qui est de l’île du Levant en elle-même, il s'agit de tisser plus d’histoires, de rendre ce qu'elle me donne, en continuant d’écouter la place qu’elle prend dans mon travail, et de ne pas oublier que cet endroit que je vis comme un fragment de paradis oublié sur Terre, était il n’y a pas si longtemps un enfer, que l’on tente d’oublier lui aussi.

Simon Johannin, Le Fin Chemin des Anges, Denoël, "Locus", août 2025, 160 pages, 16 euros







