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Sophie Divry : “Parler du virus comme d’une ‘guerre’ démontre l’incapacité du pouvoir à affronter les défis autrement que par la manière forte” (Pour tout le monde en même temps)

  • Photo du rédacteur: Johan Faerber
    Johan Faerber
  • 5 mai
  • 10 min de lecture


Sophie Divry (c) Bénédicte Roscot/ Le Seuil
Sophie Divry (c) Bénédicte Roscot/ Le Seuil


Avec Pour tout le monde en même temps, qui vient de paraître au Seuil, Sophie Divry signe sans doute un des plus beaux textes de ce printemps. Revenant sur les 55 jours du premier confinement de la pandémie de 2020, l’autrice livre un “Journal avec incises amicales” qui mêle deux dispositifs : au suivi quotidien du confinement vient se mêler les incises inamicales des discours injonctifs macronistes et administratifs d’alors ; premier temps auquel vient s’ajouter enfin un retour quatre ans plus tard avec dix amis sur leurs impressions sur cet épisode sur lequel peu de gens veulent revenir. Pour parler de ce récit qui convoque ce moment entre solitude, besoin de célébration et absence de puissance collective, et au coeur d'un printemps qui pense l'espace comme possible vivre, Collateral est parti à la rencontre de Sophie Divry le temps d’un entretien.  




Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau texte, Pour tout le monde en même temps qui vient de paraître au Seuil. Comment vous est venu le souhait de publier, comme le sous-titre l’indique, ce “Journal avec incises amicales” qui s’étend du 16 mars 2020 au 11 mai 2020, soient les 55 jours qu’a duré le premier confinement lors de la pandémie ? Pourquoi avoir pris la décision de le publier, en 2025, cinq ans après le confinement lui-même ? S’agissait-il de marquer la date des cinq années depuis le confinement que vous avez passé à Lyon où vous résidez ? Ou bien s’agissait-il de prendre, avec cinq ans de recul, vos distances avec le Journal de confinement qui, en 2020, semblait avoir constitué un genre à part entière chargé de dépeindre ce que vous nommez un “dimanche perpétuel” ?  


Mon journal du confinement s’est étalé sur deux années entières, de mars 2020 à février 2022, durant les deux années du Covid. Le nombre de situations ubuesques, de peurs, de petits détails que nous avons vécu, prosaïquement, est incroyable. Des couvre-feu stressants, des frôlements de peau ou des toux dans l’espace public qui nous rendait dingues alors. Mais j’ai échoué à trouver une forme pour ce manuscrit au long cours. Et puis, ça nous reportait dans cette atmosphère, mais ça ne lui donnait pas du sens. J’en suis donc revenue au moment le plus appréhensible, ce moment fou de déformation de l’ordinaire qu’est le grand arrêt du premier confinement. Cinq ans après, oui, car nous sommes assez loin pour avoir du recul et assez proche pour nous en souvenir encore, même si mes proches ont vite oublié ou enjolivé le passé. Bientôt tout cela sera englouti dans des événements plus forts, plus graves. 

Comment dire le temps qui passe ? Comment dire qui nous sommes ? Ces deux questions sont au centre du dispositif que j’ai trouvé, en deux volets. D’abord mon journal, mais coupés typographiquement de paroles politiques et administratives, et ensuite, mes dix amis que je vais revoir pour rejouer avec eux des moments vécus, et à qui je demande aussi ce qu’ils pensaient de moi à l’époque. Ce qui donne des moments tendres et parfois carrément drôles, quand nous retournons dans la prairie où passait un hélicoptère de la police en Savoie, ou quand mon ami Denis a oublié qu’il y avait eu un deuxième puis un troisième confinement… 

 



Pour en venir au coeur de votre travail, Pour tout le monde en même temps ne se présente pas uniquement comme un Journal de confinement mais répond d’une forte structure opérant sur un dispositif double qui, lui-même, mêle une double parole, et cela en deux temps. Le premier temps concerne la première partie du livre intitulée “Pour tout le monde” : elle associe la parole des autorités à celle de l’intimité. De fait, à votre Journal quotidien des 55 jours qui fait état notamment de la “restriction brutale des déplacements” viennent répondre les injonctions notamment présidentielles, les discours préfectoraux et administratifs qui enserrent la vie privée et que vous choisissez de signaler par l’usage d’une police plus grande et passée en gras.  

Ma question sera la suivante : s’agissait-il pour vous par cette disposition discursive et typographique conjointe de traduire ce que vous désignez cet “ébranlement intime et collectif” provoqué par la pandémie puis le confinement, cet ébranlement du dedans et du dehors, de l’intime et de l’extime, du singulier et du nombre ? S’agissait-il enfin pour vous de déconstruire la question même du Journal de confinement ? 


Ah, ces journaux du confinement : ou comment redécouvrir que la fonction des aide-à-vivre du journal personnel ne suffit pas à leur donner une valeur littéraire ! On se souvient de la grande plantade du journal de confinement de Leïla Slimani, qui a représenté le prototype de l’anthropocentrisme bourgeois : un confinement à la campagne, dans des conditions éthérées, avec un mal-être qui, au lieu de paraître universel, affichait cruellement son appartenance sociale. Oui, les journaux du confinement sont sans doute une forme mort-née de la littérature. J’en tenais un moi-même sur Facebook, qui m’a aidé à me structurer durant ces 55 jours seule dans 30 mètres carrés à Lyon. 

Mais dans Pour tout le monde en même temps je ne me considère que comme une expérience, de l’intime, qui ne prend sens que traversée par d’un côté les paroles politiques, et d’un autre par le regard de mes amies sur moi. Il est vrai que cette destruction sociale, ce dimanche perpétuel m’a pesé. Mais je n’aime pas parler de moi. Ce livre est donc personnel par défaut parce que mon expérience était nécessaire pour dire, sous une forme hyper resserrée, cette trace de bouleversement intime. La solution que j’ai trouvée pour subsumer ce journal, authentique mais extrêmement découpé, est de le couper de ces paroles politiques, celles de Macron, Veran, Edouard Philippe : « Nous sommes en guerre » « une discipline de fer ». Ou encore de ces paroles administratives car nous étions traversés de ces consignes qui percutaient notre moi. En fait, il n’y a peut-être pas de moi mais des moi traversés par la vie des autres comme le dit Annie Ernaux. Par ailleurs, cette forme de juxtaposition de discours m’a aussi été inspirée par Les Enfants vont bien de Nathalie Quintane, qui met en parallèle le discours politique de fermeté revendiquée sur les migrants avec des extraits d’échanges de mails des bénévoles d’associations qui s’en occupent. Le rapport entre la fragilité de mon angoisse et les discours raides et sûrs du politique créé un effet. Surtout qu’au fur et à mesure que je reprends espoir en ayant la date du 11 mai en tête, les discours politiques flanchent. Les ministres ont parfois fini par déclarer : « Je ne peux pas vous le dire », « Nous ne savons pas ». 





Dans Pour tout le monde en même temps, cet entremêlement des injonctions policières et des remarques intimes, si elles déconstruisent le Journal intime et remettent en question la stricte sphère privée, offre immédiatement à votre travail une indéniable puissance politique. En effet, ce qui ne manque pas de marquer, c’est combien l’intime se fait politique, et cela de manière double : tout d’abord, parce que la vie quotidienne ne renvoie qu’à un “Lyon privatisé” comme vous l’écrivez. Enfin, parce que la vie publique n’existe plus tant, à force de mesures de restriction, “On réencode la ville comme hostile”. Les liens aux autres s’annulent, se délitent reposant une question politique qui travaille votre oeuvre depuis son entame et que formule l’un de vos amis avec force : “Le confinement fut une expérience commune mais pas collective.”. Ici se loge toute la tension de votre écriture : comment le commun peut devenir collectif, celle qui vous pousse d’emblée à rejoindre Lyon car, dites-vous, “j’ai besoin de vivre cette expérience collective dans ma ville” ? Est-ce aussi ce que la religion catholique vous apporte dans sa pratique ?  


Bon, il faut dire que j’étais sacrément seule. En parlant avec mes amis, j’ai compris mieux tout ce à quoi je n’avais pas eu accès : ni couple, ni enfants, mais pas non plus d’ambiance d’immeubles d’entraide, ni de jardin à entretenir, ni d’animaux à soigner, ni d’engagement associatif. Il me restait l’église, mais j’étais loin de ma paroisse. J’en parle dans le livre à travers l’entretien avec une catholique de milieu populaire qui, elle, habitant près de l’église, a pu activer ce réseau et se sentir reliée. Pour ma part, au contraire, j’exprime dans le livre la souffrance d’être privée de célébration collective. En ce sens, j’ai vraiment réappris à quel point la liberté de culte est un droit de l’Homme. Mais plus généralement, oui, comme le dit un ami de Saint-Etienne, nous n’avons pas émis de discours collectif sur cette période, comme on peut en mettre sur une mobilisation sociale, sur les Gilets jaunes. Parce que à chaque fois, systématiquement, les gens ont peur de se plaindre, et tous presque disent ‘je ne m’en suis pas mal sorti’. 




Une interrogation politique majeure qui court tout au long de Pour tout le monde en même temps consiste à interroger la question de la “guerre” telle qu’elle est déclarée par Emmanuel Macron et la manière dont cette question s’articule là encore étroitement à une militarisation de la société. Vous opposez ces valeurs virilistes à d’autres valeurs, comme le soin, connotées comme féminines qui viennent précisément à manquer au coeur du confinement afin, plus largement, de remettre en cause une notion centrale : celle d’héroïsme. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre votre remarque selon laquelle “Nul héroïsme n’est nécessaire, nul héroïsme n’est disponible” ? 


Emmanuel Macron, sous des dehors jeunes, dynamiques, aura été un président particulièrement viriliste, anti-féministe, depuis Depardieu-trésor-national jusqu’à un Retailleau qui n’a pas voté l’IVG dans la Constitution… Edouard Philippe raconte dans un bouquin (sans grand intérêt par ailleurs), que les premières réunions de crise se sont tenues dans un sous-sol secret, au niveau -5, comme en cas de guerre… Jusqu’à ce qu’ils se réunissent en surface. Car le virus n’avait pas d’espion, il n’avait pas de stratégie. On pouvait parler de crise, de défi, mais de guerre, ça n’avait aucun sens. A ce titre, on voit bien là l’incapacité du pouvoir à affronter les défis autrement que par la manière forte, un vocable réflexe. Et oui, les Français ont été sur-surveillés, sur-enfermés. Certes, il fallait faire très attention mais pas de manière héroïque. Il fallait faire la classe à ses gosses, et trouver le moyen de ne pas déprimer, tout cela sans contaminer personne. Mais comme le dit mon amie Marie, dans sa montagne, confinée en communauté et à l’air libre : « On n’avait l’impression qu’il fallait être tout le temps triste, que la joie était interdite ». C’est pourquoi dans ces journaux de confinement malgré tout, il restera toujours trace de ces mini-résistances contre la déprime et l’enfermement : les jeux vidéos partagés, les soirées Top Chef, les sorties du kilomètres, les entraides entre copines... Tout cela est de l’histoire, aussi bien que les grands discours qui passent souvent à côté de ce que nous vivions humblement.




Peut-être encore une question sur le jeu typographique de cette première partie : est-ce que ce jeu de polices est une manière de venir jouer et déjouer sans doute la question des contraintes lors de la pandémie ? Vous dites ainsi que “Dans ce temps de contraintes, l’impression de pouvoir faire un choix” demeure une interrogation clef : en quoi la question de la forme littéraire affirmée ici est une question de force ?  


L’idée de base était cette enquête amicale. Aller voir mes amis, et leur demander de rejouer la scène qu’on avait vécu ensemble : une balade dans le quartier de la Part-Dieu, un échange de livres sur un palier. Et leur demander ce qu’ils avaient vécu en même temps que moi mais si différemment et aussi ce qu’ils pensaient de moi à l’époque. Et à partir de là, voir comment les cinq années de recul ont fait leur travail mémoriel. 

Ce qui m’amusait, et que je pique à Jacques Roubaud, était de mettre ces interviews en « incises », comme dans ‘le grand incendie de Londres’, où Roubaud permet aux lecteurs soit de continuer à lire le fil, soit de s’interrompre pour aller lire tout de suite les pages consacrées à cette personne proche. On voit alors dix confinements assez différents du mien, avec plus de ressources sociales.




A cette première partie vient s’adjoindre une seconde intitulée “En même temps” qui se déroule quatre ans plus tard, d’avril à juillet 2024 et rassemble la parole après coup de dix de vos connaissances à propos du confinement. D’Antoine à Ewen en passant par Corinne, cette seconde partie se fait également résolument politique en ouvrant les possibles en repoussant les limites non pas géographiques mais en interrogeant les bornes temporelles. Le retour sur le passé permet de dresser un bilan terrible des promesses non tenues, des avenirs non advenus. S’agissait-il ainsi fondamentalement au fil de ces entretiens de poser les deux questions qui se font jour avec votre amie Maya : “Pourquoi rien n’a changé ? Pourquoi n’a-t-on pas renversé la table ?”  


Oui, c’est ce que dit une amie très politisée. La forme de ces entretiens permet de tisser une réflexion sur ce que nous n’avons pas pensé, justement. Et peut-être de créer une forme qui collectivement, elle, dise déjà un embryon de quelque chose. Même si les 10 personnes interrogées ne sont pas un panel à l’image de la société française. 

 



La question de la forme adoptée dans Pour tout le monde en même temps répond à celle de Cinq mains coupées qui, à propos des Gilets jaunes, répondait de la même technique du montage. Ces deux textes forment un contraste singulier avec vos autres récits plus amples, et globalement plus linéaires, comme votre dernier en date, Fantastique histoire d’amour, et permettent d’interroger votre pratique d’écriture. Pourquoi choisir une forme qui n’est pas celle, continue, du récit lorsqu’il s’agit d’événements d’actualité ? Est-ce que ce sont précisément des événements que le récit dans sa continuité n’a pas encore réussi à prendre en charge ? Est-ce que ces textes de montage sont une manière non de rouvrir mais de refermer le roman pour paraphraser le titre de votre essai ? Est-ce que, comme le suggérez, le narrateur de roman ne serait pas toujours digne de confiance alors que le texte de montage annule ce filtre ? 


Je pense que le Covid a tellement alourdi, arrêté, fragmenté le temps que le mettre en récit sous forme de fiction, linéairement, est impossible voire insoutenable. Je pense qu’on ne peut pas appréhender cette période par la chronologie habituelle. Elle est trop anomique, sans repère, confuse déjà dans nos mémoires. Au contraire, la forme du montage, les discours enchevêtrés dans ma tête comme ceux entendus à la radio, les attestations au quotidien, la superposition des temps, 2020 et 2024, avec la dissolution de l’Assemblée nationale qui s’invite dans mon enquête amicale et produit pareillement une forme de sidération, ce en même temps était sans doute plus à même de dire cette période. 

De fait, je constate que parallèlement à mon travail romanesque, qui demande beaucoup de structuration, d’imaginations longues, de maturation, j’ai besoin de concevoir des formes plus directement politiques comme expérimentales, tels Cinq mains coupées ou ce livre-ci. Sans doute il y en aura d’autres. Mais cela ne veut absolument pas dire du tout que je referme le roman. Plutôt que je veux préserver mes romans d’une forme de pulsion politique qui lui nuirait si elle les prenait comme un cintre pour s’exprimer. Je crois trop en la fiction pour la transformer en appareil journalistique. La fiction demeure une évasion qui me semble de plus en plus nécessaire, voire à revaloriser culturellement, comme une puissance utopique.




Enfin ma dernière question voudrait porter sur le lien final qui vous unit à Loran. Ce lien affectif est lié à un espace préservé, difficile à atteindre, qui forme presque comme une improbable utopie. En quoi vous paraissait-il important de clore votre récit sur ce recommencement presque comparable à une Genèse ?  


Cela se finit sur l’amour, comme une manière, parmi d’autres, de rompre la solitude, sur la question des refuges à trouver autour de nous pour nous extraire du fracas répressif du monde. Mais au fond, je crois que ce livre est avant tout un livre sur l’amitié. 

 





Sophie Divry, Pour tout le monde en même temps, Le Seuil, avril 2025, 160 pages, 17 euros

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