Sonder l’écopoétique au contemporain, c’est proposer d’élargir le spectre du sensible et sensibiliser notamment aux enjeux écologiques. C’est ce que propose de faire La Maison des écrivains et de la littérature avec l’action, Par nature, des ateliers avec le vivant. Pour Collateral, sa directrice, Sylvie Gouttebaron a interrogé les écrivains engagés dans lesdits ateliers. Nouvel auteur à se prêter au jeu du questionnaire, Stéphane Audeguy met en lumière les ateliers qu'il anime en collège.
Vous avez répondu favorablement à l'invitation de la Maison des écrivains et de la littérature de participer à l'action imaginée Par nature, des ateliers littéraires avec le vivant. En quoi cette proposition d'une action conduite, pour l'Île-de-France, avec le Muséum National d’Histoire Naturelle était importante pour vous ?
La misère sensible qui frappe de plus en plus durement la population française – et tant d’autres dans le monde – ne peut me laisser indifférent ; elle se double d’un enlaidissement général du pays, notamment par le biais de la lèpre publicitaire et le développement d’un habitat et d’un urbanisme d’une consternante laideur. Les îlots de beauté et de calme que je connais sont littéralement confisqués par une classe de privilégiés, ou sont situées dans des endroits enclavés qui ont eu la chance d’échapper à l’emprise du monde où nous vivons, pour autant que ce soit possible ; la plus grande partie des Français n’y accède pas.
Fait-elle écho à votre travail en cours ou à venir ?
Le roman tel que je le conçois est une forme critique, et la question du rapport du monde que nous voulons et pouvons vivre aujourd’hui est au cœur de tout mon travail. J’ai ainsi consacré mes trois premiers romans à une méditation sur les rapports déments que la modernité a mis en place pour exploiter commercialement la nature, le vivant, en s’appuyant sur les puissances conjuguées de la technique, de la science et de l’industrie occidentales. Je travaille actuellement à un roman où il sera question de l’effondrement conjoint du paysage et de l’érotisme, s’il est vrai – et je le crois – qu’une écologie conséquente ne saurait dissocier l’imaginaire humain et la forêt de ses contes du souci à l’égard des forêts dites réelles (par exemple), et pour ma part je nomme cela – mais j’anticipe ici sur une autre de vos questions : poésie.
Quelles formes prennent les ateliers que vous conduisez avec les élèves ?
J’ai élaboré un protocole très simple, en liaison avec Constance Hallier (chargée de médiation à Châtenay-Malabry, institution partenaire de notre atelier). D’abord chacun choisit, au cours d’une visite du parc de la Vallée-aux-Loups (qui fut la résidence de Chateaubriand, assurément l’un des plus grands poètes français de la nature ; le plus grand avec Hugo), un arbre qui le séduit, l’attire, l’intrigue, l’émeut. Il reçoit ensuite l’enveloppe-surprise correspondant à son arbre et qui contient : une feuille de cet arbre, la reproduction d’un tableau qui le concerne, un texte littéraire à cet arbre consacré). Enfin il choisit librement, dans une liste de mots-clefs, celui qui lui agrée. En voici la liste : caché ? / rencontre ! / bêtise / refuge / racine / mystère… / fantôme / petit /seul(e) /ciel.
A partir de là, chaque élève situe son récit dans le cadre spatio-temporel de la Vallée-aux-Loups.
Ce souci de favoriser l'expression littéraire et de faire de la littérature une "science naturelle du langage" a-t-il une chance de développer le vocabulaire en précisant le sens de ce qui est à décrire ou énoncer ?
J’entends bien que l’on veut, en employant cette expression de « science naturelle du langage », nous faire beaucoup d’honneur. Je ne me reconnais pas dans cette expression, dans la mesure où les sciences et les techniques occidentales sont compromises, à mes yeux, par leurs liens avec le capitalisme le plus destructeur ; nous n’avons pas besoin d’une science de plus. Je suis toujours étonné d’entendre des scientifiques parler comme si cette réalité n’existait pas. Je préférerais, pour le coup, l’expression de science individuelle (Desnos l’emploie à propos de l’érotisme).
Je ne me reconnais pas davantage dans l’idée de favoriser une « expression littéraire » (je me sens, à cet égard, proche encore des surréalistes) : la poésie authentique n’est pas un petit supplément d’âme, c’est un rapport sensuel au monde. Le souci du mot juste, que vous évoquez, est important ; mais ce qui me paraît primordial ici, c’est d’établir entre nous et le monde des relations non marchandes, des rapports qui ne soient pas rigidement régis par la seul et vieille opposition du sujet et de l’objet. Nommer justement, et conter (le mot a la même origine que compter, je crois, mais définit un autre ethos). Il s’agit, à partir de l’atelier ci-dessus décrit succinctement, de favoriser l’exercice de l’imagination (qui est la chose la plus menacée par le développement dément des nouvelles images et d’une relation au monde, par le biais des réseaux improprement appelés sociaux, essentiellement audio-visuelle, c’est-à-dire résultant d’un appauvrissement sensoriel (le toucher, l’odorat, le goût sont évidemment les premières victimes de cette scopophilie maniaque). Il faudrait pouvoir arriver à faire sentir aux élèves que la question du style n’est en fait pas un problème littéraire : c’est une modalité d’être au monde qui détermine une certaine façon de s’exprimer.
Que désirez-vous transmettre aux élèves qui travaillent avec vous, dans un tel contexte ?
Il s’agit moins pour moi de transmettre que de travailler ensemble, et de partager une joie d’invention, de narration. Le monde, dit quelque part à peu près La Fontaine, est vieux ; mais il le faut encore amuser comme un enfant ; d’où la Fable.
Est-ce que vous définiriez votre travail comme un travail écopoétique, et si oui, pour quelles raisons ?
Un critique américain, Jonathan Krell, a analysé mon travail sous cet angle, et j’ai trouvé ses analyses convaincantes. Je ne suis pas un savant : « écopoétique » n’est pas un terme que j’utilise. À vrai dire, l’idée de classer quoi que ce soit, mon travail y compris, me paraît très éloignée de ce que j’entends faire : je préfère battre la campagne. Imaginer, tout simplement. Imagination morte imaginez, disait Beckett – mais Beckett ne fut-il pas justement l’écrivain de l’épuisement de cette faculté ? Je dirais donc plus volontiers qu’il s’agit de redire encore une fois, qu’il s’agisse d’écrire un roman ou d’une participation à un atelier, avec tout le sérieux insondable et léger d’un enfant : Il était une fois…
Stéphane Audeguy dispense ses ateliers au collège Thomas Mazaryk en classe de 3e à Châtenay-Malabry (en relation avec la Maison Chateaubriand –La Vallée aux loups - Conseil départemental des Hauts-de-Seine)
Dernier livre paru : Dejima, Seuil, « Fiction & Cie », 2022, 278 pages, 18,50 euros