The Great Redford
- Benoit Gautier
- il y a 46 minutes
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La nuit tombait toujours, mais dans une déchirure du ciel noir, à l’Ouest, une vague mousseuse de nuages roses passait au-dessus des eaux. « Regardez », murmura-t-elle, et peu après : « J’aimerais tant attraper un de ces nuages roses et vous dedans, puis vous pousser au loin. ».
Francis Scott Fitzgerald – Gatsby le magnifique
Un scénariste dénué d’envergure pendant le Maccarthysme. Blondeur blé à la mèche ravageuse qui se donne sans passion à Barbra Streisand dans The Way We Were/Nos plus belles années. Un shampouineur d’exception qui sait murmurer à l’oreille des lions. Force tranquille d’un séducteur, légende d’un écolo convaincu dans Out of Africa.
Robert Redford et sa fêlure héroïque se retrouvent dans ces deux séquences de cinéma. Beatnik dans l’âme qui se rêve artiste peintre, il devient le modèle d’autres toiles, celles du grand écran. 1969, Paul Newman l’impose dans Butch Cassidy and the Sundance Kid de George Roy Hill, où le Kid subvertit sa gueule de beau gosse yankee, s’inspire du titre du western pour fonder dans les eighties le Festival du Film de Sundance qui donne ses lettres de noblesse au cinéma indépendant.Â
Condor du hiératisme, Redford dézingue sa joliesse de l’intérieur sans céder aux excès de la composition. Sydney Pollack le fait tourner dans sept films entre 1966 et 1979 avec la même volonté de déconstruction, particulièrement dans The Electric Horseman/Le Cavalier électrique, à redécouvrir.Â
1980, le démocrate de All the President's Men/Les Hommes du président de Alan J. Pakula, passe derrière la caméra avec Ordinary People/Des gens comme les autres, décroche l’Oscar du Meilleur réalisateur. Une décennie plus tard, il tend le flambeau de la gloire à Brad Pitt, son fils spirituel de cinéma, l’engagement citoyen en moins, dans A River Runs Through It/Et au milieu coule une rivière.Â
1974, sous la direction de Jack Clayton, Robert Redford joue The Great Gastby/Gatsby le magnifique, héros fitgzeraldien par excellence. Pas un chef-d’œuvre mais de loin la plus subtile incarnation de ce dandy au mental cramé par la Grande Guerre et un amour sans espoir. Gatsby, Bobby, même mystère intact, même nostalgie d’un Eldorado américain.Â

« Gatsby… Jay Gatsby… », murmurent différents personnages avant l’apparition du héros à la onzième minute du film. Sphinx à contre-jour, énigme en tuxedo, Gatsby, sous un ciel bleu électrique, ferme son poing vers un ponton qui clignote dans la nuit, sur l’autre rive d’un lac de Long Island, banlieue huppée new yorkaise. Présenté comme statue antique, Gatsby, jeune, beau et nouveau riche, organise des fêtes somptueuses, est le réceptacle de toutes les convoitises, l’objet des rumeurs les plus délirantes. Dans le plan de son apparition, Gatsby se tient debout face à son obsession : reconquérir le cœur de Daisy, son amour de jeunesse. Daisy, mariée à Tom Buchanan. Daisy, une gosse de riche qui ne pourrait – ô grand jamais ! – épouser un pauvre. Tout au plus, s’encanailler le temps d’une aventure.
Le drame de The Great Gatsby se tient là . Dans cet espace « sentiments-temps » qui condamne les deux amants. Un romantique au lourd passé, un aspirant à l’amour idéal. Une coquette impatiente de vivre le jour le plus long de l’année, oublieuse de sa résolution quand le 21 juin se présente. Lui, monomaniaque, ferme son poing dans l’espoir de retenir l’été. Elle, phalène, papillonne d’un rien pour ne pas pleurer de tout. Éblouie par le déballage bling-bling que Jay met à ses pieds, Daisy cède à ses avances dans un battement de cils.
Avec le manuscrit de The Great Gatsby écrit dans le Sud de la France, Fitzgerald envoie en 1925 ce mot à Charles Scribner, son éditeur : « Je pense avoir enfin écrit un livre que je peux dire mien. Pour ce qui est de la valeur de ce « mien livre », seul l’avenir le dira ». Cette missive qui regarde l’avenir est contredite par la dernière phrase du roman : « Et nous luttons ainsi, barques à contre-courant, refoulés sans fin vers notre passé ». Après lecture, Charles répond à Scott : « The Great Gatsby s’imposera comme un livre tout à fait extraordinaire. Peut-être n’est-il pas parfait ! Mais mener à la perfection le talent d’un cheval somnolent est une chose, et c’en est une autre de maîtriser le talent d’un jeune et sauvage pur-sang ».Â
Cinquante ans plus tard, le cinéma s’attaque pour la troisième fois à l’adaptation de cet ouvrage plongé dans une nuit d’encre, où Nick Carraway, le narrateur de The Great Gatsby, assiste au spectacle d’une fête éclatante à laquelle les « bien nés » ne l’ont pas convié. Pour filmer la prose imagée de Fitzgerald, son mouvement à la fois fulgurant et mélancolique d’un ultime élan amoureux, la Paramount confie les rênes au metteur en scène britannique Jack Clayton dont le premier long-métrage Room at the Top/Les Chemins de la haute ville remporte les Oscars du Meilleur réalisateur et de la meilleure actrice pour Simone Signoret en 1960. Le studio donne l’écriture du scénario à Francis Ford Coppola qui tourne à la suite le second volet de la trilogie The Godfather/Le Parrain et The Conversation/Conversations secrètes. Lors de la 47e cérémonie des Oscars en 1975, ses deux œuvres sont en lice. The Godfather est le grand vainqueur de la soirée. Il rafle six trophées, se partage la statuette de la meilleure musique avec The Great Gatsby.

Le chef opérateur Douglas Scolombe souligne de sa lumière le grand écart entre ces milieux sociaux. Le soleil brille si fort au-dessus des nantis que le halo des images frôle l’incandescence et le feu des crépuscules se pare de nuages roses. Autour du garage des Wilson, s’étend un paysage de cendres et de déchets à la clarté plombée, enfumée, désolée. Vallée de sueur, de cambouis et de larmes.
Si dans The Great Gatsby, le sexe relie le riche au pauvre – Tom Buchanan s’affiche sans scrupule avec Myrtle Wilson, sa maîtresse –, un autre trait d’union unit le luxe à la crasse : l’automobile, symbole ambivalent de l’avènement de la société de consommation. Source d’énergie prodigieuse qui file loin des affres de la Première Guerre mondiale, machine mortifère qui fonce vers le krach boursier de 1929, l’automobile est l’un des objets les plus signifiants de l’œuvre de Scott Fitzgerald, des inconduites, dérapages et accidents de ses personnages.Â
Avant l’affrontement de Jay Gatsby et de Tom Buchanan pour ravir le cœur de Daisy, les bolides des deux hommes se regardent les phares dans les phares. Ce face à face illustre la vanité des rivaux, leur puissance financière et d’une façon quasi-triviale, leur virilité. Sur un coup de tête, Jay et Tom échangent leur véhicule. Leur combat de coqs prend des allures de transfert. Mésalliance et déplacement d’affect d’une personne à l’autre se caractérise chez Fitzgerald par un échange de transports, acte déclencheur d’une double mort.
Le roman et le film laissent planer le mystère sur la sexualité de Gatsby et de Daisy. Leurs amours sont-elles platoniques ?... Jack Clayton et Francis Ford Coppola montrent une étrange séquence de pénétration. En gage d’amour, Gatsby offre à Daisy une bague Cartier Art déco. Celle-ci, mariée, ne peut l’arborer. Elle lui demande de la porter pour elle, et l’enfile à son auriculaire. Par ce geste, le sens du cadeau, au propre comme au figuré, échappe au héros. Mais pas aux Dieux qui, tout au long du film, observent l’étourdissement de ce microcosme. Les Dieux, invasion matérialiste oblige, déguisent leur regard en affiche publicitaire avec lunettes, en phares de voiture, en rosace au fond d’une piscine. Œil du cyclone turquoise. Engloutisseur des sentiments, de la blondeur, du sang de Gatsby. Gatsby solaire qui envahit les maisons de fleurs blanches telles des chapelles. Gatsby funèbre qui danse en uniforme de la Grande Guerre à la lueur d’une bougie. Gatsby en complet rose, en smoking noir. Jay Gatsby dans la peau de Robert Redford, magnifique.
Trailer The Great Gatsby
Blow up – C’est quoi Robert Redford ?
The Great Gatsby de Jack Clayton, Paramount Pictures, 2h18, avec Robert Redford, Mia Farrow, Bruce Dern, Karen Black, Sam Waterston, Lois Chiles. Sur les plateformes.