Sensible et intrigant : tels sont les deux termes qui viennent à l’esprit pour qualifier le nouveau récit d’Eric Marty, L’Amnésie des derniers jours qui vient de paraître chez Manucius. Contant l’histoire dérobée d’un certain Paul Roissy qui se réveille amnésique dans une villa romaine, ce récit propose, comme rarement, de tisser un lien étroit entre texte et image puisque le récit de Marty naît du puissant travail photographique de Jean-Jacques Gonzales. « Photofiction » : tel est ce fascinant néologisme forgé par Eric Marty ici qui, le temps d’un grand entretien pour Collateral, a accepté d’évoquer ce qui se trame au fond de ses images.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre beau et intrigant récit L’Amnésie des derniers jours qui vient de paraître aux éditions Manucius. Comment est né ce texte qui offre l’histoire dérobée d’un certain Paul Roissy qui, acteur pratiquant son art à Genève, se découvre amnésique dans une villa en périphérie de Rome ? Ce récit est né de votre rencontre avec le travail photographique de Jean-Jacques Gonzales avec lequel vous entamez ici votre seconde collaboration : comment est né votre désir d’écrire à partir de ses photographies ? En quoi ces images, ces photographies vous ont-elles immédiatement regardé en quelque sorte ? Comment s’est déroulé concrètement votre travail avec Jean-Jacques Gonzales ?
Pour être tout à fait sincère, l’idée m’est venue à la fin août 2023, alors que je sentais naître en moi un état dépressif qui m’a inquiété. J’ai ressenti alors une sorte de soif d’images et tout en même temps, un besoin de raconter quelque chose, une histoire dont je n’avais pas alors la moindre idée. J’ai aussitôt pensé aux photographies de Jean-Jacques Gonzales avec qui j’avais fait un livre L’Invasion du désert paru en 2017 aux éditions Manucius. Il vit à Biarritz, et c’était compliqué de se voir. Il m’a proposé d’aller sur Instagram où il a posté un important ensemble de photos. Et ça a été un très beau moment, car j’y suis allé avec la certitude que j’y trouverais ce que je cherchais. Et, en effet, presque immédiatement, je suis tombé sur la très belle photo qui est en couverture du livre et qui, à mes yeux en tout cas, contient une grande puissance de fabulation : à travers une fenêtre dont un des carreaux porte trois impacts assez mystérieux, on voit, en une transparence un peu voilée, la façade d’un autre immeuble, elle-même bien sûr percée de fenêtres d’appartements. Une fois que j’ai eu cette photo, une fois que j’en ai pris en quelque sorte possession, j’en ai choisi cinq autres, presque au hasard, j’allais dire « à l’aveuglette », dans une sorte de confiance sereine dans leurs possibilités narratives, dans ce que j’ai appelé la puissance de fabulation qu’elles portaient. Mais tout venait de la première photo, et pour lui assurer cette place primaire, je lui ai ajouté deux autres tirages du même plan mais cadrés différemment, l’une où l’on ne voit qu’un impact sur le carreau, et une troisième où n’apparaissent que quelques fissures dans le verre, car je savais qu’il me faudrait composer avec cette photo dans une « durée » : la durée d’une histoire, la durée d’un regard. Ce regard que, peut-être, cette photo avait posé sur moi dès le premier contact avec elle lorsque de sa découverte sur Instagram, et que vous avez eu raison de noter quand vous dites que ces « images m’ont regardé… ». J’ai demandé à Jean-Jacques Gonzales de m’envoyer le tirage des huit photos, et c’est alors qu’a commencé le travail de l’écriture, qui sans doute avait été pour partie « programmé » par le parcours que j’avais fait sur l’écran de l’ordinateur, et par cet état curieux de confiance que je ressentais, de certitude dans lequel j’étais, qu’une histoire, que mon histoire était écrite dans ces photos, et qu’elles allaient me guider, m’inspirer, m’apaiser, m’accompagner dans le déroulement du récit. Le vrai travail en commun avec Jean-Jacques Gonzales a concerné essentiellement la mise en page du livre. L’ordre d’apparition des images avait été bien sûr choisi par moi, mais nous avons discuté du format des photos, de la place exacte en vis-à-vis du texte ou en décalage avec lui, de la possibilité (vite abandonnée) de « légender » les photos par des bouts de phrase issus du récit ; et ça été un vraiment moment de travail en commun avec, également, l’éditrice du livre, chez Manucius, Mathilde Ribot.
Pour en venir au cœur de votre rapport si singulier à l’image et notamment aux photographies de Jean-Jacques Gonzales, vous forgez un néologisme afin de mieux désigner le genre narratif que vous forgez ici : la photofiction. En effet, vous ne proposez pas à la fois dans votre inspiration et dans votre fiction d’images comme simples illustrations : elles deviennent centrales tout d’abord par leur puissance. En quoi l’exercice de la photofiction est-il différent de la simple ecphrase ? Diriez-vous qu’il s’agit de trouver, au cœur de l’image, son cœur vibrant, son hypotypose en somme ?
Tout d’abord, je suis très content que vous parliez de la « puissance » des photographies de Jean-Jacques Gonzales. C’est un terme, de manière générale, qu’on n’emploie pas assez à propos des photographies, peut-être par cette tendance à voir en elles des images fixes, inanimées, alors que pour ma part au contraire, comme vous, j’ai tendance, pour les photos que j’aime, à être attiré en elle par leur « puissance », par ce qu’il y a, à leur surface, de profondément virtuel, par ce qu’elles contiennent du regard encore présent du photographe, et dont il me semble que Antonioni, dans Blow-up, a poussé le décryptage jusqu’à la destruction, dans un rapport du reste peut-être alors ironique, critique à l’égard de son personnage, Thomas, le photographe de mode.
Le terme de photofiction me semble alors le meilleur pour décrire mon travail qui a commencé en fait avec un premier récit, intitulé Les Palmiers sauvages (éditions Confluences, 2015) à partir d’une œuvre du plasticien Laurent Kropf, une commande du FRAC Aquitaine, composée d’une série de cartes postales anciennes et qu’il avait occultées partiellement par des figures géométriques parfaitement blanches. J’avais été très touché par cette espèce d’inscription d’ellipses visuelles dans l’image, et en est né un récit, situé en Suisse, à Genève principalement, qui est aussi l’un des deux lieux, avec l’Italie, de L’Amnésie des derniers jours. Peut-être alors le « blanc » des images fabriquées par Laurent Kropf a quelque chose à voir avec les « trous » dans le verre de la photographie de Gonzales, ou bien l’étrange diplopie de deux monts jumeaux que j’ai cru trouver dans la photographie qui a été au point de départ de L’Invasion du désert. Mais, de fait, ce sont bien des photofictions au double sens du terme : d’une part, une photo dans laquelle une étrangeté, une sorte de « séquelle » émanant de l’image, introduit une perturbation dans le champ du visible, une petite fiction qu’on ne peut refouler, d’autre part un récit qui serait régi par des séquences photographiques, et par la jouissance qu’on aurait à s’y perdre au point alors d’entraîner un besoin irrésistible de raconter. La photofiction est cette expérience-là. C’est pourquoi l’expression de « cœur vibrant » de l’image que vous employez me touche beaucoup, tout comme les références plus formelles à l’hypotypose ou à l’ekphrasis qui, pour moi, bien que ces mots soient très anciens, sont des pratiques d’écriture bien vivantes… Ces deux figures peuvent entrer en sympathie avec une forme de fétichisme que le cadre de la fenêtre dans mon livre favorise sans doute mais il y a une dialectique de l’image qui nous oblige à nous déplacer, à l’associer au monde, voire en faire un monde, l’espace d’une échappée hors d’elle-même. Je pense pour L’Amnésie des derniers jours à cette photo d’une silhouette au sexe indéterminé, et qui dans la fiction n’est pas une photo mais une image intérieure vue par le narrateur – Paul Roissy -, silhouette à laquelle il s’identifie, et qui lui permet une « échappée belle » dans ce hall du théâtre à Genève auquel se superpose celui d’un aéroport… L’hypotypose est poussée jusqu’à l’extrême par l’amenuisement de la frontière entre ce qu’on voit et ce qui est.
Enfin, l’image ou plutôt la photographie joue un rôle actantiel majeur dans l’intrigue que vous déployez : comment avez-vous décidé de faire intervenir l’image dans le parcours de Paul se heurtant à l’amnésie, d’absence d’images et de retours d’images ?
Le mot de décision ici ne me convient pas tout à fait. Car comme je vous l’ai dit, ce qui me guidait, c’était la suite d’images que j’avais choisies, et dans lesquelles j’avais confiance. Et l’état d’euphorie, peut-être légèrement hallucinatoire, dans lequel la série photographique m’avait placé, m’a apparemment détourné de toute mouvement volontariste. D’une certaine manière, j’ai évité ou plutôt neutralisé le plus possible en moi ce qui pouvait s’apparenter à un « vouloir-quelque-chose »… peut-être un peu par une forme de superstition; comme si décider de quelque chose sur l’image pouvait me porter malheur, me faire faire fausse route… L’image porte sans doute en elle des formes de tabous qu’on suit plus ou moins. Mais il y a eu quand même, il faut le reconnaître, des « décisions ». Par exemple, très rapidement, j’ai voulu que les photographies qui accompagnaient le texte ne constituent pas un dispositif parallèle au récit, ne soient pas des illustrations, ou même des échos photographiques aux événements racontés, comme cela était le cas avec Les Palmiers sauvages ou L’Invasion du désert, ou, si je puis me permettre cette analogie, avec Nadja de Breton. Il me semblait qu’il fallait qu’elles émanent de la fiction même. C’est pourquoi, de fait, la photo de la fenêtre, celle de la silhouette qui traverse un hall, et toutes les autres, celle de la maison près de Rome où le personnage principal, Paul, est comme séquestré, ou encore celle du chemin de campagne sur lequel se situe l’hypothétique accident de voiture qu’il reconstitue avec difficulté et qui explique sa situation, son amnésie partielle, le bandage qu’il a sur les yeux et que Marta, dans cette maison de la campagne romaine, prépare chaque jour… toutes ces photographies donc que le lecteur rencontre au détour des pages et qui racontent une histoire, sont des images intérieures fabriquées par le narrateur dans l’obscurité où le place sa cécité momentanée… Images intérieures fabriquées sur le modèle de la photographie. Ces images qui surgissent ne sont pas des photos perçues mais des photographies mentales. On y reviendra peut-être.
Mais pour répondre à votre question plus concrètement, je pourrais revenir sur la photo première, celle de la fenêtre. Je me suis en quelque sorte « laissé faire » par cette photo, je l’ai laissé travailler. Et je me suis aperçu qu’elle travaillait à plusieurs niveaux inextricablement entremêlés. Cette photo est pleine « d’incidents » : il y a ces trois impacts et les fissures du verre… L’imagination alors joue sur plusieurs tableaux… celui du récit, de ce que signifient ces traces dès lors que cette fenêtre s’est imposée comme celle de la chambre conjugale de l’appartement de Genève où se retrouve le couple, Paul et sa femme Heidi… lieu d’une dispute, et de la désagrégation d’une relation. Et, au-delà, ces traces ont constitué un mélange d’incitation et de résistance à exploiter à partir d’elle la thématique d’un meurtre possible dans le récit, présente de manière subliminale avec la disparition de la femme lors de l’hypothétique accident de voiture en Italie que Paul semble se remémorer et en fait sans doute imagine… Les fils narratifs se dévident et se nouent alors comme émanant presque naturellement du jeu des images. Les photos contiennent quelque chose mais ce quelque chose sort du cadre, est présent par des signes porteurs d’énigmes que confirment ou relancent d’autres images, elles-mêmes prises dans de nouveaux relais : c’est ainsi que le quelque chose devient vraiment une structure de fiction jouant du vide et du plein dans une sorte de partie de cartes, avec ses « plis », ses cartes biseautées, ses cartes qu’on retourne ou qui restent inexplicablement tournées sur le tapis. Je ne saurais mieux illustrer ce mixte d’incitation et de résistance de l’image à fabriquer de la fiction que par ces fameux impacts qui ont abimé le carreau, car ce qui fascine le narrateur c’est que précisément le verre ait résisté… résisté à quoi ? à des coups de feu, à des coups de marteau… ? peu importe, mais que le verre n’ait pas cédé. « Cette résistance de la matière à se défaire, à perdre sa forme, voilà ce qui fait que la vitre était demeurée à sa manière intacte. Comme si, à tout geste, il y a avait une limite, une sorte de loi qui lui assignait une fin. Et comme si cette loi alors, par cette limite même qu’elle impose au geste, rendait celui-ci ineffaçable. Ce qu’on appelle une cicatrice. Une image. » C’est là peut-être la métaphore du livre, de l’amnésie, de la fabrication de ces photographies intérieures, de la relation trouble du personnage principal avec un metteur très tyrannique lors des répétitions de la pièce qu’il prépare à Genève, et dont certaines images lui reviennent, de son séjour dans cette maison près de Rome soigné par une gardienne mystérieuse et maternelle, de la présence des langues étrangères dans le récit (italien, anglais, polonais…), et bien sûr du lien conjugal brisé mais à sa manière encore intact, avec sa femme Heidi, et l’adultère avec Helena…
Le rapport que votre écriture tisse à l’image au cœur de L’Amnésie des derniers jours pose l’image comme puissance sensible, absolument ancrée dans la sensation : une forme d’esthésique plus que d’esthétique, que de forme même. Vous décrivez ainsi ce que représente l’image, dans l’intrigue que vous déployez mais aussi de manière perceptive : comme si toutes les images étaient à retardement : « Il y a des images qui ne sont ni des souvenirs, ni quelque chose qui se trouverait sous nos yeux à l’instant même, mais des perceptions décalées. Ce qu’on a vu, il y a quelques heures, il y a quelques jours, mais que l’on ne perçoit qu’avec retard, qui vous vient à la vue avec un certain délai, une certaine marge, le temps que l’image – comme pour les photographies d’autrefois – se révèle à la lumière grâce à des bains chimiques mystérieux. » Est-ce que se tient ici pour vous, dans cette puissance du retardateur, un art poétique de l’image, toujours en attente d’une voyance d’un moment qui n’aurait pas été perçu alors ? Est-ce là sa puissance ultime de fiction ?
C’est la raison pour laquelle, la première phrase du récit a été si importante pour moi, et a été le véritable point de départ, le point de déclenchement de l’écriture : « Ce que je voudrais décrire, personne d’autre que moi ne peut le voir. » Cette phrase programmait ce que je recherchais sans que je sache pourquoi, sans que j’en comprenne complètement le sens. C’est plus tard, en préparant une émission pour France-Culture avec Géraldine Muhlmann sur la question passionnante du « clair-obscur », que quelque chose m’est revenu… le livre d’un extraordinaire photographe aveugle d’origine slovène, Evgen Bavcar, intitulé Le Voyeur absolu que Denis Roche avait publié à Fiction & Cie en 1992 et qu’il m’avait offert à l’occasion de la parution la même année de mon premier roman, Sacrifice, dans cette même collection. Le livre reproduit des photos du photographe aveugle accompagnées de textes où il explique son mode de fonctionnement qui repose sur un axiome parfaitement évident mais dont personne n’a véritablement tiré toutes les conséquences : la nécessité de distinguer les yeux de l’appareil photographique, deux choses bien différentes. La photo est pour lui le moyen d’imaginer le visible. Et au fond, pour le photographe aveugle comme pour celui qui voit, la photo n’est jamais prise autrement que comme une image mentale, dont le tirage ne serait qu’un avatar. Il y a selon lui, un troisième œil, peut-être aussi cet œil pinéal dont parle Georges Bataille, qui est le point de vue essentiel. En lisant les textes de Bavcar, en regardant ses merveilleuses photos, en repensant aussi à mes conversations avec Denis Roche, j’ai soudain compris que le photographe du livre, c’était précisément le personnage de Paul. Paul qui est réellement et intérieurement traversé par des photographies, et qu’exprime bien le passage du récit que vous avez cité… Je suis très touché à ce propos par ce mot que vous employez de « retardateur »… C’est vraiment la photographie intérieure avec tout le vertige temporel qui l’accompagne. Paul - son espace mental - est vraiment une chambre noire, et les images qui surgissent en lui, qui l’habitent, sont « comme des photographies », sont des photographies. Et j’ai compris alors, après avoir refermé le livre de Bavcar, que si Paul est le photographe du livre, c’est qu’il ne voit plus, qu’il a perdu momentanément la vue en même temps que la mémoire des choses récentes, la mémoire des derniers jours… Pourtant je dois ajouter que les photos de la fiction ne sont pas toutes des photos-retard. Il y a même des instantanés, voire des photos comme celle que saisissent les téléphones portables, par exemple celle dont on a déjà parlé de cette silhouette ambiguë qui traverse un hall vers de portes vitrées. L’image photographique a pris toute la place qu’occupait le visible perçu par le personnage avant l’accident qui, croit-il, l’a blessé aux yeux… mais l’image photographique a pris la place aussi de la mémoire, et il doit composer avec ces images qui s’imposent à lui de l’intérieur, comme aussi celle de cette route de campagne : « L’image de cette petite route devenait une évidence. Je savais que c’était elle, et je ne pouvais m’en détacher, effacer l’image qui prenait soudain la place de tout souvenir possible. Une image d’il y a quelques jours »… C’est sans doute de là qu’est né une écriture en effet de la sensation, une écriture « perceptive » comme vous le dites si justement.
Ma dernière question voudrait enfin porter sur la référence à laquelle le lecteur ne manque pas de penser s’agissant de votre travail : vous êtes l’éditeur des œuvres complètes de Roland Barthes, fin connaisseur de son œuvre, et notamment de son dernier essai publié de son vivant, La Chambre claire qui, portant sur la photographie, pratique la célèbre distinction entre studium et punctum. Est-ce que Roland Barthes a joué un rôle dans votre rapport à la photographie ? Lui qui y voyait une trace documentaire et finalement mnésique du « ça a été » n’est-il pas aux antipodes de votre travail de fictionnalisation finalement ?
Je comprends parfaitement le sens de votre question et sa pertinence. L’essentiel de La Chambre claire s’inscrit dans une sorte de pulsion désespérée, et dans le désir du fétiche, que symbolise bien la photo absente, la photo de la mère, l’adoration du punctum, et la vénération d’un retrait, du tombeau vide, celui du ça-a-été… D’où une forme de sublimation du fétiche qu’exprime bien l’expression de « chambre claire », qui est une sorte d’écho ou d’appel du « sublime ». Mais pourtant, comme toute grande œuvre, cette œuvre répond à cet impératif créateur que se donnait Jean Genet, de se réfuter elle-même… N’est-il pas singulier que ce livre qui a comme point de départ l’opposition de la photo et du cinéma en faveur de la première, se termine par une scène d’hypnose exaltée autour du plan d’un film, la prodigieuse séquence du Casanova de Fellini où le personnage principal danse avec un automate, une automate en fait, une « jeune automate », possible avatar de la mère morte, et où vient poindre l’ombilic d’une fictionnalisation, où le jeu de l’animé et de l’inanimé, du corps vivant et du corps mécanisé, fétichisé, de la mort et du désir dans la plénitude de la danse, fait dérailler in extremis les oppositions binaires qui construisent antérieurement le livre. Plusieurs films hantent également L’Amnésie des derniers jours, un qui est cité par le narrateur, Plein soleil avec le personnage du policier italien, l’inspecteur Riccordi, mais aussi au moins deux autres par toutes sortes d’éléments allusifs, Le Mépris de Godard et Identification d’une femme d’Antonioni… Mais pour conclure avec Barthes, il y a d’autres éléments de fictionnalisation comme par exemple le collier de la jeune femme noire de la photo de James Van der Zee qui migre vers une autre image quelques chapitres plus loin et qui se confond avec celui que portait la sœur célibataire du père de Barthes, cette vieille fille solitaire, qui ainsi déplace irrésistiblement le fétiche vers la fiction, comme si la fictionnalisation était au cœur de toute photo, comme si la fiction était son véritable régime d’existence, écriture de la lumière...
Eric Marty, L’Amnésie des derniers jours – récit d’après des photographies de Jean-Jacques Gonzales, Editions Manucius, avril 2024, 96 pages, 20 euros