Annie Steiner (1928-2021), choix de vie entre colonisation et libération
- Christiane Chaulet Achour
- il y a 1 jour
- 18 min de lecture

Bien prétentieuse celle qui penserait donner une idée exacte et précise de 93 années d’une vie. Toutefois, au regard d’un désir de laisser des traces de cette vie hors-normes et au moment même où elle est l’objet d’une polémique, c’est à mon tour de donner quelques éléments de cette trajectoire pour dépasser l’événementiel.
Cet événementiel, quel est-il ?
L’hommage que la mairie de Vénissieux a rendu, ce mardi 26 août aux Minguettes, à Annie Steiner, membre du Front de libération nationale (FLN) pendant la Guerre d’Algérie, en donnant son nom à la nouvelle médiathèque, hommage contestée par la préfecture. Le Progrès a demandé son avis sur ce choix à Gilles Manceron, historien spécialiste de l’idéologie coloniale française : « J’y vois un symbole positif, parfaitement légitime, et courageux. Bien qu’elle fût d’origine européenne, Annie Steiner avait constaté la misère du pays et des Algériens, ceux qu’on appelait les musulmans, qui avaient un statut social inférieur. Elle a pris fait et cause pour la majorité des habitants du pays qui souhaitaient être des citoyens comme les autres, à travers le droit de vote notamment, ce que le statut colonial refusait, et ce qui a provoqué ce qu’on appelle la Guerre d’Algérie. Elle m’apparaît avoir été une femme courageuse – il y en a d’autres, bien sûr, méconnues. »
«L’État désapprouve la dénomination choisie», a déclaré la préfète, Fabienne Buccio, sa « désapprobation (est) plein et entière » : «Ce choix extrêmement contestable de valoriser le nom d'une Française militante du FLN, complice, à l'époque, de la lutte armée, est de nature à diviser nos concitoyens», avance la préfète par voie de communiqué. Ce nom a été choisi en Conseil municipal de Vénissieux il y a moins d'un an. «C'est un choix politique assumé, réfléchi et responsable, il va avec l'Histoire de la ville qui a un passé anticolonialiste», a expliqué à l'AFP la maire communiste Michèle Picard : « Nous travaillons depuis des années pour une mémoire apaisée» et « on ne transmet pas que ce que l'on veut », martèle l'édile, ajoutant: «Nous privilégions d'abord les femmes», puis celle-ci « parce qu'elle avait pris toute sa vie un engagement contre l'exploitation d'un peuple par un autre et pour la souveraineté des peuples ».
« La mémoire de la guerre d'Algérie, c'est celle des combattants du FLN, celle des militaires français, des harkis, des pieds-noirs, elle est multiple. Notre ville vit avec des enfants et petits enfants de combattants du FLN aussi, il faut que l'Histoire soit apaisée des deux côtés de la Méditerranée », conclut la maire. Annie Steiner aurait peut-être été elle-même étonnée de cet hommage et aurait sans doute préféré que ce soit, dans sa ville de naissance, Hadjout, qu’un bâtiment public porte son nom.
Toutefois, à la faveur de cette polémique qui vient nourrir les retombées actuelles fréquentes de la guerre d’Algérie et la difficulté à faire connaître certaines des « mémoires » qui la composent, j’ai souhaité évoquer cette femme que j’ai bien connue pour que chacun.e. se fasse son idée sur l’engagement qui fut le sien et l’impossibilité de réduire les forces en présence en Algérie à une seule mémoire.
Pour qui essaie de lire des ouvrages édités en Algérie, il est possible de consulter le livre-entretien édité avec Hafida Ameyar en 2011. Annie Steiner acceptait alors cette mise en lumière car elle sentait combien les actrices et acteurs de la guerre d’indépendance passaient de plus en plus dans les oubliettes de l’Histoire. Elle déclarait alors : « Je ne veux pas apparaître comme une personne particulière, différente des autres. Pendant la guerre, les sœurs et moi, faisions partie de la collectivité. J’ai été façonnée par cela. La prison m’a beaucoup appris et les sœurs m’ont donné un pays que j’avais déjà par rapine ». Elle précise également : « J’ai décidé de m’exprimer pour lutter contre l’oubli. Je parle aujourd’hui parce que les moudjahidine et les moudjahidate disparaissent les uns après les autres et parce que j’ai vu comment on traite les vrais moudjahidine, comment on les méprise. J’ai donc décidé de parler pour laisser quelques traces ».
Par ce qu’elle partage alors, Annie Steiner léguait aussi ses silences sur sa vie quotidienne, sur ses engagements intimes et sur sa position de Française d’Algérie faisant le choix, au risque de sacrifices importants, de poursuivre après l’indépendance son insertion totale dans la nation algérienne. Cette position de minoritaire et ce qu’elle entraîne dans sa vie entre 1962 et 2021 a été peu explorée et devra l’être un jour, comme elle commence à l’être pour celles et ceux qui ont pris le même chemin, nommés par Pierre Chaulet, « les alluvions de l’histoire » et mettant le doigt sur les apports hétérogènes dans une nation, question tout à fait d’actualité d’un côté et de l’autre de la Méditerranée.
Le livre de Catherine Simon, en 2009 sur « les pieds-rouges » permet de distinguer définitivement les internationalistes des Algériens issus de la minorité européenne ou juive. On peut se référer aussi à Frères et compagnons - Dictionnaire biographique d’Algériens d’origine européenne et juive et la guerre de libération (1954-1962) de Rachid Khettab, en 2012. Ce dictionnaire a eu pour objectif de lever une confusion et une ignorance sur l’engagement d’une frange de la population du pays, en tant qu’Algériens,. C’est justement le reproche que Jacques Derrida fait à Pierre Nora pour son ouvrage en 1961, Les Français d’Algérie (dans une lettre qui n’a été connue qu’en 2012) : avoir laissé de côté ces « Français d’Algérie » hors-norme : « Mais leur seule existence, […] leur simple existence renvoie, à l’intérieur du type nommé " Français d’Algérie" et à l’intérieur du milieu Français d’Algérie à des possibilités que tu passes totalement sous silence. » Jacques Derrida se refuse à considérer ces Français d’Algérie, quel que soit leur nombre, « comme de simples aberrations à partir d’un "type normal". Il faut les expliquer aussi par autre chose que la fantaisie ou le romantisme, ou même la lucidité courageuse d’individus en rupture de communauté. Par d’autres ressources psychologiques et sociologiques du milieu des Français d’Algérie, par d’autres conditions objectives de l’économie et de la politique que celles auxquelles tu te réfères. Je crois que ce serait très difficile, mais passionnant. Cela reste en tout cas à faire. »
Le livre d’Hafida Ameyar est disponible mais ce que je citerai des paroles d’Annie Steiner vient d’un long entretien que j’ai eu avec elle en 1991 et qu’elle n’a pas souhaité voir publier alors, à mon grand regret. Le premier choc de l’image de cette militante – déjà rencontrée lors de soirées amicales –, je l’ai reçu comme d’autres au moment où – fait exceptionnel –, la télévision algérienne passe le documentaire Barberousse, mes sœurs, le 1er Novembre 1985. Ce documentaire différent de ceux que vous avions vu sur la guerre emportait les suffrages de la majorité des téléspectateurs : tout à coup cette période de la guerre nous émouvait, à travers ces visages et ces paroles de femmes car il sortait du discours fossilisé et fossilisant à force d’héroïsation. Le côté nouveau du documentaire expliquait son succès : ce n’était pas un film au sens classique du terme mais « un droit de réponse » au film de Hadj Rahim, Serkadji, sur la même prison, la célèbre prison d’Alger, Barberousse, film qui évacuait complètement les femmes alors qu’il y avait aussi, en son sein, un quartier de condamnées à mort.
A l’époque, un journaliste a eu une expression bien appropriée, en évoquant une « veillée d’armes ». Cette atmosphère que les moudjahidate ont créée « naturellement » à l’écran correspondait à quelque chose d’authentique, de non artificiel. Elles disaient, haut et fort, qu’elles avaient fait la guerre aux côtés des hommes, qu’elles n’avaient pas « participé » mais qu’elles l’avaient « faite ». Une telle détermination et de tels souvenirs interrogeaient le statut de la femme dans l’Algérie de 1985. Un décor neutre a aidé à cette parole ressurgie : la salle de cinéma du Mouggar aux lumières sombres, des visages, des expressions se succédant à l’écran : des regards, des rires, de l’émotion, une grande complicité qui lie ces « sœurs » si différentes en apparence et si proches et qui, parce qu’elles n’étaient pas connues du public auparavant, drainent derrière leurs témoignages tous les silences d’une histoire tronquée. L’espace d’un documentaire, la guerre de libération, figée dans des stéréotypes, reprenait un rythme, un souffle, une authenticité. Les dernières images s’arrêtaient sur le beau visage d’Annie… « elles étaient jeunes… elles étaient belles »… et elle n’est plus jamais sortie en ville dans l’anonymat.
Un autre souvenir qui fera sourire plus d’une, plus d’un ayant passé une soirée avec Annie : en 1986 (mais cela s’est passé d’autres fois), un anniversaire algérois, réunissant de nombreux amis. Annie était drôle, c’était un boute-en-train. Elle adorait déclamer « la parodie du Cid » d’Edmond Brua, la parodie de la célèbre pièce en pataouète. Ce soir-là, Marcel Manville (l’avocat martiniquais, ami de Fanon, qui avait défendu les Algériens pendant la guerre) était là aussi et lui a déclamé avec sa voix de stentor le « « vrai » Cid : ils se donnaient la réplique… c’est inoubliable !
Je découvrais ses poèmes. Lorsque notre collectif publia Diwan d’inquiétude et d’espoir - La littérature féminine algériennne de langue française, à l’ENAG en 1991, elle accepta qu’ils paraissent, « parce que le Diwan était « collectif ». C’est elle qui eut l’idée de l’illustration de couverture qu’elle réalisa : un poème écrit autour des doigts d’une main :
« Ecoute les voix les bruits la colère
le cri des exclus de la vie
l’injure et l’anathème
la révolte blême
peut-être que…
la nécessité qui…
le sable qu’on égrène entre les doigts
le retour à la sereine beauté des choses
Ensemble
nous serons autres »
Annie était de toutes nos fêtes, de toutes nos réunions et s’impliquait dans nos projets. A sa mort, une de nos amies communes rappelle « les temps que nous vivons, les épreuves, les distances, les fermetures de toute sorte, ce rétrécissement de nos vies rendent encore plus précieux ce que nous avons vécu ! Et précieuses ces amitiés que le temps n’a pas altérées! »…
Il y aurait tant d’autres souvenirs à raconter ou des textes d’hommages à citer…
Dans l’ouvrage d’Hafida Ameyar, on note des dates qui permettent de circonscrire un « cadre » : elle a épousé le Suisse Rudof Steiner le 20 décembre 1951. Sa première fille Edith est née à Paris, le 21 janvier 1953 et la seconde, Ida, le 8 avril 1955 à Alger. Elle est arrêtée le 15 octobre 1956 et est condamnée à 5 ans de détention en mars 1957. Elle est libérée à Pau, en janvier 1961. Après avoir été en Suisse dans l’espoir d’avoir la garde de ses filles, elle rentre en Algérie en octobre 1962. Elle évoque sa vie de solitude et ne se confie guère sur sa vie privée et personnelle.
Ses années de militantisme et de prison ont forgé définitivement l’Algérienne qu’elle a voulu devenir à rebours de sa communauté, jetant un voile de silence ou de pudeur sur le reste. L’entretien que j’ai avec elle, en 1990-1991 a été lu alors par Mostefa Lacheraf. J’ai son appréciation manuscrite sur le récit d’Annie : « Sobre, dépouillé, très direct et communiquant une saine émotion due à la vérité du témoignage, à l’absence de tout artifice d’écriture emphatique ou sentimentale ».
Le poème qu’elle écrit à Barberousse dans l’émotion et la révolte de l’exécution, « ce matin ils ont osé ils ont osé vous assassiner », Joseph Andras le lit dans l’enquête de Jean-Luc Einaudi sans en connaître l’autrice. Il en choisit un vers pour son titre, De nos frères blessés, en 2016. Le documentaire de 2004 de Daniel Edinger, Fernand Iveton, guillotiné pour l’exemple, se termine sur une lecture du poème. Il est entièrement reproduit dans notre ouvrage collectif en 1990, Diwan d’inquiétude et d’espoir (Alger, ENAG) ainsi que d’autres poèmes d’Annie Steiner.
Pour comprendre la rigueur et la droiture de cette femme, on peut citer les mises au point du préambule à l’entretien de 1991 : « 1-Tout choix de personnes est, par définition, arbitraire et injuste : des milliers de femmes ont eu une vie militante plus longue et plus riche que la mienne, des milliers de femmes ont subi, dans leur chair, les atrocités de la répression et sont plus indiquées que moi. De surcroît, tout choix est contraire à l’esprit même de la lutte qui était essentiellement collective et anonyme et tirait une grande force de cet aspect. La contradiction me semble donc évidente.
2-Il est trop facile, donc gênant, de restituer certaines situations après coup, quand l’Histoire a tranché et a donné raison. Il me semble difficile d’être honnête. De plus, je me méfie de la mémoire : elle embellit tout allègrement et s’approprie, après coup, des sentiments et une vision des faits qui ne restituent pas l’exacte vérité. Être le plus honnête possible n’est pas facile, car remonter le temps avec complaisance peut être tentant quand l’Histoire a parlé ».
Elle est revenue longuement sur ses origines familiales, aveyronnaises du côté de sa mère, italiennes du côté de son père. Elle explique les raisons de son engagement dès le 1er novembre 1954 : « Je me souviens de la question du procureur général à mon procès en mars 1957 : " Comment avez-vous pu faire cela ?" Et je ne peux que répondre : "comment aurais-je pu ne pas le faire ?" Peut-on avoir une totale indifférence aux malheurs des autres, une complète "absence d’imagination du cœur" ? Mon enfance a été marquée par l’éducation chrétienne que m’a donnée ma mère : profondément croyante, catholique pratiquante, elle était aussi une institutrice d’une grande conscience professionnelle, attachée à l’école laïque et à la transmission de ses valeurs. Et dans la logique de cette éducation, que de projets exaltants à mettre en œuvre : l’amour du prochain et de l’humanité, l’oubli de soi dans le partage des autres, dévouement et abnégation pour les plus déshérités. A mettre en œuvre, certes, mais quand on est jeune, l’impatience est grande et ne peut s’accommoder des attitudes frileuses et contradictoires.
Je ne comprenais plus. Il était difficile de recevoir des chocs à la vue de la misère et de se taire, d’attendre. Nous avons oublié, à notre époque, la vision des adultes et des enfants en haillons, pieds nus, nous avons oublié leur regard : certes, certaines images de films d’archives passent, de façon fugitive, mais en saisissons-nous toute la portée ? Pour ne parler que des enfants, certaines images jaillissent de ma mémoire : les petits porteurs du marché chargés de lourds couffins, les bandes de petits cireurs agenouillés et le son de la brosse frappée sur le bois de caisse pour faire comprendre au client qu’il faut changer de pied, les pieds nus et les haillons et, surtout, ce regard d’enfant inquiet et mal nourri, les petits plongeurs dans le port d’Alger à qui, du pont du bateau, les voyageurs lançaient des pièces que ces enfants suivaient dans les profondeurs de l’eau pour les ramasser.
En quoi cela me concernait-il ? La conspiration du silence autour de la misère et de la domination coloniale (comme si ce qui dérange pouvait disparaître avec le silence) est peut-être commode, mais le choix s’impose à nous, à un moment ou à un autre. Volonté de comprendre, faculté de choisir… »
« Et puis, quand le fruit est mûr, il ne peut plus redevenir vert. Me sentant de plus en plus proche de ceux que le système écrasait, supportant de moins en moins l’indécence des nantis et l’insolence des parvenus dont l’aisance et l’assurance dans l’injustice prend des allures si naturelles (je les supporte toujours mal à l’heure actuelle), je m’éloignais des idées et des comportements de la majorité de ma communauté et de ma famille avec ce que cela peut comporter d’incompréhension, de heurts et de situations très dures à vivre ».
Annie Steiner entre, en 1955, aux Centres Sociaux dont la mission était de travailler dans les endroits les plus défavorisés, notamment dans les bidonvilles, créés par Germaine Tillion et dirigés par un agrégé de grammaire, Mr. Aguesse, qui sera par la suite à la recherche de ses agents arrêtés par les forces de l’ordre, ce qui lui vaudra d’être expulsé et d’être mis à l’écart après son retour en France. Parmi le personnel de ces centres six inspecteurs seront assassinés par l’OAS lors d’une réunion tenue le 15 mars 1962, réunis au centre social de Château-Royal dans la commune d'El-Biar, près d'Alger. Le « commando Delta » les a alignés contre un mur de la cour et abattus à l'arme automatique : Marcel Basset, Robert Eymard, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutène, Max Marchand et Salah Ould Aoudia.
Parallèlement Annie Steiner milite comme agent de liaison : « Après le travail, je prenais ma plus jeune fille et je faisais les liaisons. On continue une vie normale et cette activité s’ajoute aux autres ». Elle est arrêtée en octobre 1956 sur son lieu de travail et emmenée au siège de la DST : « A la DST, on crève de peur mais on n’a qu’un seul souci, faire passer le temps car il faut tenir pour que les autres apprennent l’arrestation et se cachent. Je n’ai pas été torturée. Brutalisée, oui, torturée moralement, oui. C’est en 1957 que la torture a été systématique. Moi, j’ai été arrêtée avant. Le fait que je sois européenne provoquait un certain étonnement, un sentiment de trahison. La nationalité suisse que j’avais par mon mariage me protégeait un peu ».
Dans l’entretien, elle revient aussi longuement sur son expérience carcérale : Barberousse (pendant la détention préventive), El Harrach, Blida (en mesure disciplinaire), la petite Roquette à Paris, Rennes et Pau quand elle fut libérée. Son humour se manifeste, même dans cette situation. Ainsi, lors de la visite du directeur de Barberousse, un Corse : « Moi, je ne savais pas qui c’était. La Surveillante Chef l’a amené. Il me regarde et dit : " C’est vous, Fiorio ? » (J’ai eu envie de rire car ça m’a rappelé l’histoire de Mac Mahon, visitant une promotion de Saint-Cyr où on lui avait signalé un noir. "C’est vous le noir ? Continuez, mon ami, continuez "…) Et le Directeur poursuit : " C’est bien, continuez !". J’ai cru que c’était le médecin car il semblait s’occuper de moi ; alors je lui ai demandé de l’aspirine. La Surveillante Chef, scandalisée : " Voyons, Fiorio, c’est le Directeur ! ". Et lui, magnanime : " Donnez-lui tout de même ces médicaments !" ».
« Mais à Barberousse, le plus marquant, c’est que c’était la prison des exécutions. L’horreur des exécutions à l’aube… L’horreur du procédé a été décrite plusieurs fois mais le courage des martyrs ne sera jamais assez dit. La première exécution que j’ai entendue, c’était en février 1957 : trois frères, Mohamed Lakhnèche, Mohamed Ouennouri et Fernand Iveton. Il y en a eu beaucoup d’autres jusqu’à ce que de Gaulle les arrête en 1958. Jeunes, ne les oubliez pas !
Nous avons été réveillées en sursaut : "Allah Akbar !". Ainsi, quand ils sortent de la cellule, ils préviennent. Le but, c’est qu’ils ne partent pas dans le silence, car tout est organisé pour que ça se passe à la sauvette, pour emmener le condamné comme un mouton… Toute la prison protestait et la Casbah nous entendait et se joignait à nous. Ils partaient dans une… je ne peux pas expliquer… dans une manifestation terrible ! Après on entend les autos, les voix : ils démontaient la guillotine qui faisait le tour de l’Algérie.
Le lendemain, nous faisions une grève de la faim en signe de deuil et de protestation. Les gardiennes ne nous cherchaient pas des histoires… Elles savaient qu’au moindre mot… »
Elle insiste sur ce que lui a apporté la prison : « C’est un autre monde, une autre façon de vivre où l’on apprend à mieux s’évaluer soi-même, d’autres formes de relations. Par ces contacts constants avec des sœurs de milieux très divers, par les contacts également avec leurs familles se sont établis des liens très forts tissés de nos différences. La prison est aussi un autre cadre d’action militante ; pour garder notre dignité et témoigner ainsi de la force de nos convictions, pour nous instruire et acquérir des connaissances, pour communiquer les connaissances acquises (celle qui sait apprend aux autres ce qu’elle sait), pour garder sa bonne humeur et ne pas perdre le sens de l’humour [...] ça a été une importante école de démocratie. […]. En effet, notre organisation n’a pas fait de place à un leader parmi nous ; les décisions étaient prises à la majorité, après discussion ; les déléguées auprès de l’administration étaient désignées de façon ponctuelle pour une question donnée : pas de responsables permanentes. Aux frères du FLN qui voulaient nous désigner ou nous faire désigner des responsables, nous avons répondu (une fois, par écrit) que nous désirions garder notre forme d’organisation et les sœurs dont les noms avaient été avancés comme responsables n’ont pas accepté d’être désignées.
En ce qui me concerne, c’est grâce à mes sœurs de détention et au combat commun mené ensemble que je suis devenue chaque jour de plus en plus algérienne et que j’ai senti mes racines s’enfoncer profondément. Par leur tolérance, leur tendresse, leur maturité (elles étaient pourtant bien jeunes), elles ont su faire croître une plante encore fragile au départ. Par amour de cette terre, l’enracinement n’a été possible que par le don des autres. C’est cela ma vie ».
Dans cet entretien, elle raconte son procès puis le procès pour son divorce, en Suisse après sa libération, et la séparation définitive d’avec ses deux filles. Après cet échec qui la marque durablement, elle rentre en Algérie : « Un beau souvenir me revient en mémoire : quand le bateau est rentré dans le port d’Alger, le drapeau algérien a été hissé et les femmes, en cercle autour du mât, ont lancé des you-you. C’était la première fois que je voyais le drapeau algérien dans le ciel d’Alger ».
Elle s’attarde aussi sur son insertion professionnelle au Secrétariat général du Gouvernement, de 1962 à 1990 : « Dans l’administration, dans la Fonction publique, je retrouvais la joie d’être utile, de participer à la restauration d’un Etat dont l’Algérie, en tant que colonie, avait été dépossédée. Tous ces militants qui ont mis le train de l’Algérie sur les rails, comme il faisait bon travailler avec eux ! […] Mais la renaissance d’un Etat, est-ce une finalité en soi ? La finalité rêvée est plutôt, en participant à la mise en place d’une administration bien structurée, instrument d’un Etat moderne dont les bases solides permettraient l’application d’une politique de progrès et la réalisation d’un projet de société juste, de contribuer à résorber les inégalités sociales, inégalités contre lesquelles, qualifiée de rebelle, je me suis si fort révoltée. Est-ce rêver ? »
L’entretien de 1991 s’arrête là. Mais Annie Seiner n’a pas renoncé à dire ou écrire ce qu’elle pensait. Un exemple : ce poème, dont je possède le manuscrit, écrit en octobre 1988, intitulé, « Octobre noir ».
A celui qui, devin de sa mort,
a écrit don identité
dans la paume de sa main,
avant d’aller au devant de son destin
La colère des gueux
a envahi la rue
a embrasé les cieux
a arrêté la vie
a dépassé vos vœux
vos règlements de comptes
par peuple interposé
vos règlements « pour compte »
par banque interposée
Ceux qui n’ont rien à perdre
excepté leur misère
humiliés, torturés
enfants sodomisés
que vos cris envahissent
les rêves indolents
que vos cris terrorisent
ceux qui ont tout à perdre
aux luxes insolents
J’ai mal à l’Algérie
je ne suis plus la même
je crois en l’Algérie
qui ne sera plus la même
[en marge est écrit : ce poème appartient à Djamila qui me répétait sans arrêt : « Ah ! comme je voudrais faire un poème pour ces jeunes ! Ah !...].
Annie Steiner était une amoureuse de la poésie et dans l’entretien avec Hafida Ameyar, elle confie : « Personnellement, j’aime surtout la poésie rimée. Quand j’étais à la prison de Blida, je n’avais rien, juste un paillasson pour dormir, un trou pour faire mes besoins et un robinet. Il fallait donc m’organiser. Par exemple, je me récitais des tirades entières : le Cid, les pièces de Racine, les fables de La Fontaine, etc. La rime me permettait de retrouver les mots. Voilà pourquoi j’aime la poésie rimée ».
Et elle évoque alors, tout naturellement, son ami, Jean Sénac : « J’avais un ami poète, Jean Sénac. Quand nous nous sommes connus, j’avais 20 ans et lui 22 ans. Ce n’était pas seulement le poète qui m’intéressait, mais l’homme qu’il était : Jean était toujours enthousiaste. Nous avions une vision différente de celle des pieds-noirs, une grande ouverture sur le monde et sur l’Algérie. Ensemble, nous refaisions le monde.
[…] Jean était un conteur né et il nous racontait des histoires extraordinaires. Comme on le sait, il était un enfant naturel… comme si les autres enfants étaient artificiels… Il s’inventait alors des pères. Une fois, son père était un gitan, une autre fois, quelqu’un d’autre, etc. Comme il avait l’art de conter, c’était un plaisir de l’écouter.
Après l’indépendance, j’ai rencontré Jean à Alger et j’ai appris qu’il m’avait dédié Le Soleil sous les armes. Eléments d’une poésie de la Résistance algérienne. C’est un petit livre qui a été publié par les éditions Subervie en France, en 1957, après ma condamnation par le Tribunal militaire d’Alger. Jean a eu le courage de me dédier ce recueil, en écrivant, à titre de dédicace : « A Annie Fiorio dont la présence atteste que le soleil ne sera plus sous les armes mais dans le cœur de notre peuple ».
Un des traits majeurs de son caractère était son amour du rire. Dans le livre de 2011, elle dit : « Le rire est une arme qui passe mieux que l’approbation ou la critique. Le rire m’a accompagnée toute ma vie, que ce soit en prison ou dans la vie normale. Je crois qu’il crée un acquiescement, un abandon momentané. Les gens sont plus réceptifs au rire qu’aux longues démonstrations. J’aime rire mais aussi faire rire. Même en prison, il nous arrivait de rire, alors que nous n’étions pas dans un hôtel 4 étoiles ».
Ce souvenir, emprunté à son amie et co-détenue, Jacqueline Guerroudj, (Des douars et des prisons, Bouchène, 1991) : dans la cour de Barberousse, de l’autre côté du grillage, les détenues algériennes voient les Pieds-noires qui avaient volé dans les magasins ouverts par l’armée française lors de la grève des commerçants : « Annie, parfois, les haranguait pour leur démontrer la bassesse de leur comportement, parfois les singeait, appuyée sur un balai, jouant à elle toute seule un groupe de concierges pieds-noirs. C’était très drôle, c’était même génial. Elle nous faisait souvent, pour nous distraire, des parodies saisissantes où elle jouait plusieurs personnages. Elle ciblait de préférence le petit peuple pied-noir de Bab-El-Oued et leur dialecte " pataouète", leurs mœurs, leur façon de vivre et de se distraire. Le thème était le plus souvent des commentaires sur l’actualité brûlante. Elle a sûrement manqué une belle vocation d’actrice-improvisatrice ».
La conclusion de son échange de 2011 est sans ambiguïté : « Je n’ai pas fait cinq années de prison et perdu mes enfants, pour voir l’Algérie pillée comme au temps du colonialisme, pour que Monsieur Mohamed remplace Monsieur Pierre. Il me semble évident que bientôt, tous ces prédateurs avides et sans scrupules, pour qui les textes juridiques ne sont que du papier, auront en face d’eux des jeunes et des moins jeunes qui leur demanderont des comptes ».

Sur le site de TWALA le 30 avril 2021, on peut lire l’article de Natalya Vince, doctorante en 2005, « Annie Steiner, une histoire très algérienne ». Elle menait une enquête pour les besoins de sa thèse auprès de femmes ayant participé à la guerre de libération nationale : « L’histoire de guerre d’Annie Steiner est atypique à plus d’un titre. Sa manière de raconter cette histoire est profondément enracinée dans les codes politiques et sociaux de l’Algérie post-indépendance ».
On peut lire aussi son article en ligne, en 2010 : « Femmes algériennes dans la guerre de libération : mémoire et contre-mémoire dans la période postcoloniale ».
Sa conclusion rend bien compte de la ligne de vie d’Annie Steiner : « Ainsi, en plus de sa profonde réticence à parler d’elle-même, Annie Steiner, comme beaucoup de moudjahidate, a rappelé l’importance de la transmission, la nécessité de connaitre l’histoire de la Révolution, et surtout, son message moral et fondamental d’unité et de but commun aux générations comme un élément clé pour se construire en tant que citoyens. Sa manière de raconter son histoire s’incarne par des codes sociaux et politiques partagés concernant les voies “légitimes” et “illégitimes” de parler de la guerre et qui a le droit d’évoquer cette histoire et à quelles fins ».
