top of page

Antoine Wauters : "C’est un livre qui parle de la façon dont les silences qui enveloppent nos histoires personnelles impactent nos vies" (Haute-Folie)

  • Photo du rédacteur: Johan Faerber
    Johan Faerber
  • il y a 4 jours
  • 10 min de lecture

Antoine Wauters (c) Francesca Mantovani/Gallimard
Antoine Wauters (c) Francesca Mantovani/Gallimard


Magnétique, spectral, tragique : trois mots pour venir dire la force de Haute-Folie, le nouveau roman d'Antoine Wauters qui vient de paraître chez Gallimard. C'est, tout au long d'un siècle, la patiente et brûlante histoire de Josef qui, né à la Haute-Folie de Gaspard et Blanche, va traverser l'existence et l'histoire comme un véritable fantôme à lui-même. En une série d'épisodes patiemment tissés, Wauters affirme ici une nouvelle exploration générique, celle d'une contre-saga, sans cesse guettée par les remords et les spectres. Autant de pistes de réflexions que Collateral ne pouvait manquer d'évoquer avec le romancier le temps d'un grand entretien.




Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre nouveau fort roman, Haute-Folie qui vient de paraître chez Gallimard. Comment vous est venue l’idée d’écrire sur Josef qui, né à la Haute-Folie de Blanche et Gaspard, va passer sa vie après leur disparition tragique à “Faire le mort et survivre” ? Est-ce que l’idée de ce roman a été nourri par un épisode biographique particulier ou sort-il tout entier du nom lui-même assez fascinant pour ne pas dire poétique qu’est Haute-Folie ? Vous dites avoir tourné autour de ce roman depuis bientôt une quinzaine d’années : qu’est-ce qui en a précipité récemment l’écriture définitive ?  


Je ne sais jamais exactement pourquoi je me mets à écrire un livre et je crois que je ne le comprendrai jamais. C’est un mystère. Pour celui-ci, ce sont des images qui me hantaient et notamment la scène d’ouverture avec cet incendie qui remonte les champs et finit par détruire la ferme. Je voyais la scène : le personnage de Gaspard en train de lutter contre les flammes, et Blanche, sa femme, qui pendant ce temps donne naissance à “cet enfant du malheur” qu’ils appelleront Josef. Je voulais écrire l’histoire de ce Josef, l’histoire d’un enfant qui vient au monde au moment même où ses parents perdent le peu qu'ils possèdent. Je voulais parler de son destin d’orphelin (il perd ses parents à l’âge de trois ans) et voir comment, quand on ne vous parle pas de votre petite enfance, quand on ne vous explique pas les circonstances de la mort de vos parents, voir comment on compose avec ça, comment on s’en sort et quel est le chemin que l’on prend. C’est un livre qui parle de la façon dont les silences et les secrets qui enveloppent nos histoires personnelles impactent nos choix et nos vies, et sur la façon dont, inconsciemment, ces silences nous façonnent. On est en plein dans le transgénérationnel. Je ne sais pas d’où m’est venue l’envie de plonger dans une histoire de transmission, mais je sais une chose : Josef est un personnage complètement inventé. Et en même temps, même si sa vie et la mienne ne sont pas comparables, Josef, c’est moi.  

 



Pour en venir au cœur de Haute-Folie, évoquons sans attendre la figure de Josef dont la généalogie puis l’existence même se voit frappée par la violence tragique. Josef s’impose d’emblée comme une grande figure de la dépossession : sa vie est comme dérobée à lui-même, élevé par ses oncle et tante, où résonne “tout l’éclat de son néant, de son inexistence.” Rien ne lui appartient en propre à commencer par la parole à l’instar de Gaspard : “Il ne les possède pas, Gaspard, les mots”. Très tôt orphelin, profondément seul et délibérément solitaire, Josef s’impose comme une figure singulièrement spectrale puisque notamment il est dit : “Josef, c’est un fantôme que hantent d’autres fantômes” : diriez-vous ainsi que Haute-Folie est l’histoire paradoxale d’un homme devenu fantôme de son vivant ?

 

C’est une belle formule. “Un homme devenu fantôme de son vivant”. Disons que Josef ne parvient pas à vivre comme les autres parce qu’il est hanté par la perte des siens. Ceux-ci sont morts, or il a l’impression de les entendre, de les sentir, ce qui est à la fois une douleur et quelque chose qu’il ne déteste pas. L'oncle et la tante qui l’ont adopté ont beau ne jamais lui parler de ses parents, il les voit. Bien plus, sans s’en rendre compte, il rejoue des éléments de leur vie, fait les mêmes choix, les mêmes erreurs, éprouve le besoin de parcourir les mêmes sentiers, de s'enfoncer dans les mêmes lieux, est traversé par les mêmes pensées, de sorte qu’il y a comme un fil qui ne cède pas entre lui et eux, comme une continuité entre le monde des morts et son monde propre. Je pense que certaines personnes comprendront très bien ce personnage à cheval entre visible et invisible, à la fois présent et absent. “Rien en moi n’est plus présent que l’absence”, note-t-il un jour dans un de ses carnets.

En ce sens, Haute-Folie peut se lire comme la biographie d’un homme défini par le manque, rongé par le manque, et qui devient effectivement fantôme de son vivant. Josef est le contraire du type qui prend de la place. Sa vie est dans les plis, dans la distance. C’est ce qui me plait chez lui : il y a dans son non-conformisme une intensité, une force. Certains fantômes sont beaucoup plus vivants qu’on ne le croit. Songez à Virginia Woolf... Elle aussi était hantée. Elle aussi vivait à cheval entre les mondes. On peut avoir bien de la peine à s’ancrer dans le monde réel et, en même temps, vivre des expériences intérieures prodigieuses.  

 



Ce qui frappe à la lecture de Haute-Folie c’est combien, comme dans vos précédents récits, tout débute par la fin, à savoir un insurmontable désastre, une catastrophe irréversible qui fait de la destruction le postulat narratif d’existences placées sous le signe de l’errance et de la déréliction. Tout se passe comme si le personnage ne hantait pas uniquement mais était lui-même avant tout habité par la hantise : comme si les traumas, les ruines étaient un legs dont il ne pouvait se défaire. En quoi avez-vous désiré écrire sur une folie, qui est une ruine existentielle, qui se transmet comme une filiation “où quelque chose en lui se disloque” et où, écrivez-vous encore, “On devient fou de trop souffrir” ? Diriez-vous que la saga est celle du trauma car, comme vous le dites, “l’histoire d’une famille est l’histoire des motifs qui reviennent au fil des âges, à l’identique ou presque, mêmes failles, mêmes pertes, mêmes amours, mêmes stupeurs.” ? 


Chaque famille a ses traumas et sa manière de composer avec. Dans ce livre, la manière que les personnages ont de composer avec est de perdre la tête... Le père de Josef, sa mère, son oncle, Josef lui-même (à certains moments). Ils deviennent fous parce qu'ils ne savent plus comment assimiler la brutalité du monde et ses injustices. Ils deviennent fous parce que leurs nerfs sont éprouvés, usés. Je dis dans le livre que “la folie est le pays des souffrances qui n’ont plus nulle part où aller”. Tous les personnages développent une forme de pathologie mentale parce qu’ils sont débordés par le réel, parce que le réel ne parvient plus à se laisser digérer. Il y a donc ce motif d’une folie qui se transmet de génération en génération mais il y a aussi une prise de conscience très nette, quand Josef finit par apprendre ce que ses parents ont fait et comment ils sont morts, une prise de conscience qui l’amène à vouloir échapper à tout ça. Contrairement à ses parents, il veut rompre avec le cercle des violences et des malédictions, et c’est pourquoi il se retire du monde. Pour ne léser ni ne blesser personne. Sa vie de vagabond ou de moine errant ne raconte que ça : il sait qu’il porte en lui les ténèbres mais que c’est vers la lumière qu’il veut se tourner. Il sait aussi qu’en matière familiale, il faut plusieurs générations pour que les traumas disparaissent. 

 



Ne pourrait-on pas également dire que cette généalogie du trauma installe le récit du passé comme un récit tramé à la fois par le désir d’oubli et son impossible tant, dites-vous, “Le passé est une chose longue et lente à guérir. On le croit derrière nous alors qu’il est devant, qu’il nous mène et nous guide. C’est un cercle. Une boucle.” Est-ce que Haute-Folie ne pourrait pas ainsi être considéré comme l’un de ces “trous d’ombre qui avaient digéré (l)a mémoire” même de la narration ? 


Le cercle est le suivant : vous ne connaissez rien de votre passé et vous avez envie qu’on vous en parle, mais lorsque vous avez appris ce que vous vouliez savoir, vous êtes perdu. Vous ne savez plus qui vous êtes. Le livre est un conte, une fiction qui ne porte aucune théorie ni aucune thèse. Mais il y a une voix narrative qui apparaît de temps en temps entre les chapitres principaux (une voix en italique) et qui tourne autour de cette idée que, dans une famille, il peut se passer un temps considérable avant que quelqu’un ne se dresse et dise : “tout ce qui n’a jamais été raconté, ces fameux trous d’ombre qui ont mangé la mémoire familiale, ces secrets, ces trucs qu’on planque sous les tapis, eh bien, moi, je vais les raconter, parce que je crois que c’est à cette condition qu’on pourra vivre en paix par la suite”. C’est de ça dont parle le livre. Le moment où quelqu’un, dans une lignée, assume ce rôle de conteur. Car c’est alors seulement qu’on peut vivre correctement, c’est-à-dire avec une juste dose de mémoire (sans laquelle on serait désespérément sans ancrage) et une juste dose d’oubli (sans laquelle on serait irrémédiablement alourdis).  

 



Un des points les plus remarquables de Haute-Folie consiste dans l’écriture même de la saga familiale au coeur de laquelle Josef inexiste. De manière surprenante, à rebours des romans généalogiques, votre récit prend le contre-pied de l’ampleur romanesque en privilégiant la suggestion, l’art concerté de l’ellipse, et le minimalisme. C’est une saga du plus court chemin : parleriez-vous ainsi d’une saga minimaliste qui, dans cet univers spectral où chacun “agit en fantôme”, choisit une écriture du retrait, de la pointe sèche ? 


Je désirais écrire un livre bref parce que je viens d’une famille où les gens parlaient peu. J’ai parmi mes ancêtres des taiseux superbes, lesquels pouvaient ne rien dire pendant de longues semaines. Une de mes tantes avait l’habitude de taquiner son mari mutique en lui demandant ce qu'il disait. Elle se tournait vers lui et, en wallon, lui disait : “que dites-vous ?” Et lui bien évidemment ne répondait rien. J'aime écrire comme ça. En laissant des creux, en supprimant et en faisant parler le silence. C’est mon plaisir. Apprendre à faire parler le silence. Du reste, j’aurais mis deux fois moins de temps si le livre avait fait 200 pages de plus. Ecrire court est compliqué.  

 



Peut-être est-il temps d’échanger autour du lieu qui donne son titre au roman : Haute-Folie. S’il a pu sans doute déclencher, de manière proustienne, l’écriture par la rêverie autour du nom de pays : le nom, ce nom de domaine, objet de convoitises et de malversations, lieu maudit par excellence, devient un personnage également à part entière qui ouvre à un roman topographique. Une fois ce lieu perdu, chaque personnage se met en quête d’un lieu d’ancrage parce que “La terre tourne de guingois”.  

Ma question ici sera double : de fait, en quoi parcourir le monde consiste pour Josef à s’inscrire dans une double quête : une quête topographique, afin de trouver un lieu habitable car “il faudrait me trouver un lieu habitable” ?  


Disons que Josef est quelqu’un que les choses matérielles concernent peu. L’endroit où il dort, ce qu’il mange, ce qu’il porte comme habits, ça ne l’intéresse pas des masses. Mais il sent malgré tout, face à ce monde qui tourne de guingois et face à ses propres obsessions, que sa tête ne peut pas être son seul refuge. S’il n’a que sa tête comme espace de repli, c'est sa santé mentale qui court de sérieux risques, il le sait. Et voilà pourquoi, dès le jour où il décide de quitter la ferme de son oncle et de sa tante, il se met en quête de petits métiers qui vont lui permettre de gagner sa vie et de découvrir des lieux où il se sent bien. Nietzsche parlait de la santé comme d’une chose très dépendante des lieux où nous vivons. Josef est quelqu’un qui, tant qu’il vivait sous le toit du mensonge, c’est-à-dire sous le toit de la ferme de son oncle et de sa tante, ne pouvait pas être en bonne santé. Ce n'est que quand il vit loin d'eux et loin de l’odeur atroce (pour lui) de la ferme, qu’il se met à respirer mieux. Cela dit, quand il finit par retrouver la Haute-Folie et qu’il a la possibilité de s’installer réellement là-bas, avec quelqu’un qui l’aime, il s’enfuit, il part. Tous les hommes présents dans le livre partent. Les mères tentent de tenir le cap. Les pères, eux, se volatilisent.  




En quoi également s’agit-il pour Josef d’une quête existentielle pour ne plus avoir à dire : “Pour ma part, j’ignore complètement qui je suis” ?  


Pour lui, parcourir le pays en marchant est une manière de ne pas ressasser. C’est une des grandes vertus de la marche : casser l’angoisse en menus morceaux. Mais il parcourt aussi le pays parce qu’il veut rompre avec ce que son oncle et sa tante attendent de lui. Josef est quelqu’un qui veut se créer son propre chemin, un chemin qui lui ressemble. Et il sait qu’on ne découvre qui on est que dans une forme plus ou moins grande de solitude. Alors il marche, il dort dans des grottes et des bois, il se retire du monde, il s’absente. C’est quelqu’un qui souffre, certes, mais qui préfère souffrir en suivant son chemin qu’en faisant semblant d’être heureux parmi les hommes. Je suis très proche de lui sur ce point... 




Ma dernière question voudrait porter sur votre extrême attention au sensible, à l’infrasensible qui caractérise depuis son entame votre écriture. A l’instar de vos précédents récits, Haute-Folie pourrait être qualifié de roman du sensible, de l’attention au détail, un roman presque atomiste : diriez-vous que le rapport que Josef exhibe au monde se fonde avant tout sur une sensualité à la matière ? Enfin, puisque “le monde grouille de mondes invisibles... Des mini-mondes cachés qui nous observent quand nous croyons tout voir et tout savoir”, est-ce que Josef n’est finalement pas dans le même rapport sensuel au monde que le Saint Antoine de Flaubert ? 


Si. Josef est quelqu’un qui refuse de considérer que le monde humain est le seul qui compte. Il est attentif à tout ce que les hommes méprisent, à tout ce qu’ils piétinent. Un libraire m’a récemment dit : “votre livre, c’est le livre d’un saint qui n’aurait d’autre religion que celle d’aimer la vie”. C’est très beau et c’est aussi très juste. Josef est quelqu’un qui aime la vie dans ce qu’elle a d’infime et de presque invisible, dans les détails, le chant d’une fauvette babillarde, par exemple, ou d’une alouette des champs.  


ree

Antoine Wauters, Haute-Folie, Gallimard, août 2025, 176 pages, 19 euros

bottom of page