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Barbara Israël : Comment écrire sa vie ? (La beauté des ruines)

  • Photo du rédacteur: Cécile Vallée
    Cécile Vallée
  • 17 mars
  • 5 min de lecture

Barbara Israël (c) Arnaud Février/Flammarion
Barbara Israël (c) Arnaud Février/Flammarion

Après Saint salopard (2017), correspondance fictive de Maurice Sachs, Barbara Israël revient au trio de Pop Heart (2007), son premier roman : Moïse, Antoine et Zac, jeunes Niçois noctambules, vivent en marge de la société, sur une bande son d’indie rock. Le trio éclate quand Moïse et Antoine partent vivre en couple à Paris. Du temps a passé, ils se retrouvent au tournant de la cinquantaine. En 2010, à la sortie de Nos vies rêvées, une déclinaison de ce trio, Barbara Israël déclarait : « il faut vivre les choses pour mieux les inventer ». Ce roman questionne les modalités de ce rapport entre la fiction et le réel, entre vivre, s’inventer une vie et l’écrire, avec deux nouveaux paramètres : le temps qui passe et la perte.



« Comment envisager une suite à cette existence bercée d’éternité ? »


Le prologue annonce la catastrophe. Moïse rentre au petit matin et apprend que son chanteur préféré, Morrissey, a failli mourir, ce qui la bouleverse démesurément et laisse son compagnon, Antoine, indifférent. Après « 30 années de voyage », leur couple se trouve dans une impasse, piégé par la vie qu’ils se sont construite.

Dans les deux premières parties, les points de vue de Moïse et d’Antoine, alternent, se mêlent et se séparent au cours des deux jours qui cristallisent ce cheminement qui les éloigne et qui va s’accélérer avec l’apparition du troisième membre du trio, Zac, qu’ils avaient perdu de vue depuis vingt ans. Il symbolise leur passage de « A l’infini, tu es tenu » à « Souviens-toi que tu vas mourir », leur confrontation à la réalité, au temps qui a passé.  

Jeunes adultes révoltés contre les diktats sociétaux et familiaux, ils ont choisi une « position transversale au sein d’une société normée ». Dans leur bulle de rock indépendant, d’alcool, de drogue et de vie nocturne, « ils avaient louvoyé jusqu’à l’extase ». Alors qu’ils pensaient avoir trouvé la solution pour se couper du réel, de la société, le temps fait pourtant son travail, et ils finissent par se sentir en décalage, même le monde de la nuit s’est transformé. Antoine, encore plus que sa compagne, se sent étranger dans son corps vieillissant, il vit mal le fait de ne plus être le bel homme sur lequel on se retourne. Ils prennent également conscience que « l’autre problème de l’âge était qu’il réduisait drastiquement le champ des possibles. Désormais, chacun des choix qu’ils feraient risquait d’être irréversible ». Ils n’échappent pas plus que les autres aux regrets et s’accrochent au passé : « exilés de leur jeunesse, ils se mettaient à tourner frénétiquement autour du passé comme des chiens affamés autour d’une gamelle vide » et en font « une fiction qu’ils se racontaient pour pallier le vide. Un film où toutes les extrapolations et les mensonges pouvaient s’écrire. » 

Cependant, ils ne réagissent pas tout à fait de la même manière, sans pour autant que cette différence soit genrée. Pour Moïse, il s’agit de ne rien changer, de réparer pour que cela fonctionne comme avant. Elle s’appuie sur le « Tikkun Olam », la réparation du monde, concept de la philosophie juive qu’elle applique notamment à leur couple. Pour Antoine, cette obstination à rester dans le même script relève d’une posture ridicule, qu’il voit également dans le rapport de Moïse à l’écriture : « une œuvre qu’elle avait peut-être négligée par souci de posture et par un snobisme qui consistait à entretenir une désinvolture aux accents fanés. » Il se sent, quant à lui, comme un vieux chanteur de rock qui tente de faire le même spectacle mais qui n’y arrive pas, et regrette de ne pas être allé au bout de ses propres convictions, d’être pris au piège d’une vie construite comme une « fiction romanesque ».

Ce couple qui tenait par leurs échanges ne fait plus que s’affronter par cette même aisance du discours. Leur mode de vie s’enraille, se grippe : « Le seul destin qui s’offrirait désormais à eux serait d’incarner les mauvais comédiens de leur propre biopic comme de leurs premiers élans ». Antoine s’en échappe, il quitte Moïse et Paris. 



« La perte s’imposait maintenant comme l’unique sujet de son livre, mais aussi de sa vie toute entière. »


Dans la troisième partie dont le titre reprend celui du roman qui fait écho à l’épigraphe de Pessoa, le trio se retrouve à Athènes. Zac y reprend sa place centrale. Antoine ne sait pas que Moïse les a rejoints. Ils communiquent par mails. Antoine écrit dans ses carnets. A quelques rues, Moïse se remet au roman qu’elle a commencé au moment de la réapparition de Zac. Il raconte l’histoire d’un trio : « ils étaient ces funambules de l’ombre contraint d’affronter, l’asséchement, le deuil inévitable » malgré leur réticence à reconnaître « l’agonie de leur jeunesse ». Elle y introduit la voie à trouver, celle de la célébration de « l’inexorable glissement vers l’obscurité et la patine des choses […] de la beauté des ruines. » Comme pour l’autrice, il s’agit de son quatrième roman après plusieurs années sans publication. Cette mise en abyme de l’écriture se retrouve également dans les allusions à son premier roman qui rappelle Pop Heart. Zac explique qu’il a eu du mal à digérer le portrait qu’elle y fait de lui. Quand Moïse lui rappelle que c’est de la fiction, il lui rétorque : « vous, les écrivains, vous me faites rigoler… Excuse-moi mais t’es pas allée la chercher très loin ta fiction ! » C’est la confirmation d’Ioannis, le fils de Zac, sur ce portrait caustique de son père qui la fait réagir : « Pour la première fois de sa vie, elle se surprit à culpabiliser en pensant aux mots durs qu’elle avait employés pour dépeindre le personnage de Zac. Elle n’y était pas allée de main morte », « c’était comme si la simple présence de Ioannis pulvérisait le bouclier que constituait légitimement la fiction. » Cependant, l’autrice ne reprend pas exactement Pop Heart. Les personnages évoquent leur long métrage qui n’a jamais vu le jour alors que dans le premier roman, il n’est qu’une idée ébauchée et le trio se sépare avant toute collaboration. Le roman fictionnalise ainsi le processus de la fictionnalisation du réel. 

Moïse, double fictif de l’autrice, ne peut s’empêcher de tout transformer en fiction, même lorsqu’elle retrouve Antoine, elle se rend compte qu’il « y avait quelque chose d’effroyable dans son automatisme à envisager la moindre situation dans son potentiel littéraire » tout en le faisant parce que ce « travail littéraire […] lui permettait de réparer sa vision du monde et celle de sa propre existence. La vie, celle qui méritait d’être considérée par elle, était celle qu’elle transformait en fiction. »

On comprend ainsi que la résolution finale du roman qui pourrait paraître un peu facile et mélodramatique relève de ce « travail littéraire » ». 

La vie nourrit la fiction, la fiction réinvente la vie comme l’autrice réinvente le trio amoureux débarrassé des stéréotypes et explore les différentes façons de se raconter et s’inventer. 





Barbara Israël, La beauté des ruines, Flammarion, janvier 2025, 318 pages, 20 euros

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