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Bruno Cabanes : « Voir la guerre » (Les fantômes de l’île de Peleliu)

  • Photo du rédacteur: Anne Prouteau
    Anne Prouteau
  • il y a 59 minutes
  • 2 min de lecture

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Bruno Cabanes © Anna Ramsden



On sait l’importance des premières phrases. Chez Bruno Cabanes, c’est Marguerite Duras que l’on croit entendre dès l’incipit : « La première fois que je suis allé à Peleliu, ne sachant que regarder, je n’ai rien vu », ce qui sonne comme un écho au célèbre « tu n’as rien vu à Hiroshima »… La tonalité littéraire et métaphorique de l’ouvrage de cet historien spécialiste de l’histoire des guerres s’impose dès lors immédiatement. Elle révèle d’emblée une forme d’impuissance à écrire l’Histoire. L’une des batailles des plus meurtrières qui opposa le Japon et les États-Unis à l’automne 1944 a laissé peu de traces sur cette petite ile de Micronésie. Ce paysage aujourd’hui luxuriant n’est pourtant qu’« un vaste cimetière ». L’épigraphe, une citation de Carlo Ginsburg, inscrit le récit sous le sceau de la microhistoire.


Ainsi, pour soutenir son enquête sur ce qui semble inconnaissable à première vue, Bruno Cabanes s’appuie sur l’itinéraire d’un ancien marin, Eugène Sledge, qui a vécu cette bataille ainsi que celle d’Okinawa et écrit ses souvenirs dans des mémoires remarquables. De Sledge, l’auteur nous confie aussi une photographie. Son regard étrangement vide interroge le narrateur et nous avec :  qu’a-t-il pu traverser, avec ses camarades, pour laisser transparaître une telle détresse ? Ce témoin capital fournit de nombreux détails historiques. Dans sa fougue de jeune homme, il voulait « voir la guerre », un peu comme Bruno Cabanes dans cette enquête qui le mena quatre fois sur cette île imprenable. Pour écrire, l’historien conscient qu’il faut recomposer car les « traces sont indéchiffrables » fait confiance à ses sensations qui deviennent « ses nouvelles archives » : le sol jonché de corail qui blesse et déchire le corps des soldats, la puanteur effroyable, l’odeur de la crasse et des morts décomposés, les mouches. La convocation d’écrivains tel Norman Mailer dans Les Nus et les morts ou du cinéaste Clint Eastwood sur la bataille d’Iwo Jima enrichissent aussi le récit. Pendant ces dix semaines de bataille, 2000 américains meurent contre 10000 Japonais : déséquilibre des forces, déséquilibre des sources aussi en faveur des témoignages de soldats américains. Bruno Cabanes reconstitue les différentes strates de l’histoire de cette île en introduisant de savoureux personnages tel ce prince Paluan mort de la variole à Londres.


Au terme de cette enquête passionnée subsiste longtemps le motif du chant d’oiseau dont la connotation parfois morbide puisqu’elle est annonciatrice d’angoisse lors des nuits de guerre, signifie aussi que la vie continue pour le jeune Sledge qui deviendra ornithologue. La langue impeccable de l’auteur, la qualité sensorielle des descriptions, la part faite à l’émotion font résonner très longtemps la réalité de ce terrible massacre et le rendent inoubliable.

 

 

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Bruno Cabanes, Les fantômes de l’île de Peleliu, Seuil « Fiction et Cie », août 2025, 256 pages, 21 euros.

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