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Camille de Toledo : “Ce livre cherche à échapper à ce qui nous détermine pour célébrer les formes d’attachement qui nous sauvent ”(Au temps de ma colère)

  • Photo du rédacteur: Johan Faerber
    Johan Faerber
  • 8 sept.
  • 18 min de lecture

Camille de Toledo (c) Jean-Luc Bertini/Verdier
Camille de Toledo (c) Jean-Luc Bertini/Verdier


Avec Au Temps de ma colère qui vient de paraître chez Verdier, Camille de Toledo poursuit sa belle et forte quête généalogique en explorant, jusqu’au vertige, la figure de la mère. Après le splendide Thésée, sa vie nouvelle consacré à la figure du frère disparu, Toledo fore à même la matière autobiographique, celle de l’enfant en colère, pour tenter de comprendre comment politiquement on fait quand, par son milieu privilégié d’origine, on cherche à affronter “l’ambiguïté sociale” qui vous fonde. Comment ne pas se sentir coupable d’être (bien) né ? Délicate question qui trouve son écho social et affectuel dans la figure de la mère que le récit déplie. Autant d’interrogations et de pistes de réflexions qu’en cette rentrée politique des mères, Collateral ne pouvait manquer d’évoquer avec l’écrivain le temps d’un grand entretien. 




Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau nouveau texte, Au temps de ma colère, qui vient de paraître chez Verdier. Comment vous est venu le désir de revenir, près de vingt-cinq ans plus tard, sur cet “enfante en colère” que vous étiez alors, en 2002, après avoir constaté que vous aviez “grandi entre deux effondrements, 9-11 pour 9 novembre 1989, 11-9 pour 11 septembre 2001 ; la chute du mur de Berlin et la chute des tours jumelles à New York” ? Y a-t-il eu un événement particulier ou une lecture singulière qui vous aurait conduit à revenir sur ce temps-là, celui de l’enfance et de l’adolescence ? S’agissait-il ainsi, après Thésée, sa vie nouvelle qui se consacrait pour l’essentiel à la figure de votre frère disparu, et aux hantises, aux peurs que les morts dans votre histoire ont causées, de revenir à la vie, à une émotion de vie, comme la colère ? 


À l’époque où j’écris Thésée, sa vie nouvelle, je suis terrassé par les douleurs, les peurs et la vie n’est plus là, c’est comme si elle s’était absentée. Thésée suivait cet état de corps, il était une chambre d’échos des morts : l’ancêtre maternel suicidé, puis le grand-père mort, le père disparu, la mère morte, le frère suicidé... J’avais à l’époque un rêve récurrent, où j’étais un hôtel, mon corps était cet hôtel un peu miteux, et j’étais le portier ; dans le rêve, je donnais les meilleures chambres à tous ces êtres décédés. Je gardais littéralement cet « hôtel des morts ». C’est une période sombre dont j’ai cherché à sortir en croyant fort à la lumière, une recherche de lumière. Je luttais pour ne pas être emporté par ces fantômes ; et en même temps, par la culpabilité classique du survivant, je leur donnais toute la place. Je m’interdisais de vivre pour les faire vivre à travers moi. C’est ça qui a produit Thésée, sa vie nouvelle. Puis, j’ai continué mon chemin. Une histoire du vertige est parue, l’histoire d’un monde qui tremble, qui ne tient plus, qui repose sur des vacillements et des hantises. Et, entre 2022 et 2024, pour tenter de me soigner, un ami thérapeute m’a initié à une très vieille médecine : une forme archaïque de médecine qui nous vient de l’Amazonie et des divers savoirs issus des pratiques chamanes. Je vais alors, au cours de cette période, faire sept fois l’expérience de l’ayahuasca, cette « plante chantée », celle que je nomme aussi « notre très vieille amie », et que les peuples autochtones appellent parfois « la Madré », la mère. Pour celles et ceux qui l’ignorent, c’est une formule végétale - un mélange de plantes – qui donne accès à des dimensions de l’existence, à des visions, des sensations puissantes. Les effets de chaque prise peuvent durer une nuit entière et activent un mécanisme de purge qui se manifeste, souvent, par des vomissements. Lors d’une de ses nuits - la dernière prise -, la médecine, la « Madré », m’a mis en contact, dès les premières minutes agissantes, avec un affect en particulier. Elle m’a pointé une colère qui me dépassait, qui remontait loin dans le temps, qui me liait à ma mère, à la colère de ma mère. Dans les premières minutes de la prise de la « médecine », j’ai d’abord retourné cette colère contre moi. J’étais furieux d’avoir été jusque dans ce lieu pour prendre ce mélange. Puis, la plante m’a montré autre chose, elle m’a dit de « creuser dans cette colère », comme si c’était là, dans cette enquête enragée que je pouvais retrouver une certaine énergie de vie. Pour libérer « l’hôtel des morts ». Pour dégager les décédés des meilleures chambres et reprendre pied en moi. La colère est un affect d’affirmation, c’est quelque chose qui mobilise une vie qui veut vivre. C’était ça : une indication pour aller chercher une pulsion vitale, pour m’en sortir, pour reprendre pied. Quand on est en colère, c’est le signe que quelque chose est mobilisé en nous, le sang monte à la tête, il y a une condensation d’énergies ascendantes. Je devais passer par le cœur, par le ventre. Je devais retracer le chemin de la colère. La plante m’a dit ça, de traverser cette colère contre la mère, pour la transformer. J’ai beaucoup vomi cette nuit-là. J’ai vomi notamment une figure qui s’est créée au fil du temps, celle de « l’écrivain malade ». Mais j’ai aussi vomi « le jeune homme de la réussite », j’ai vomi « le père responsable ». Et tout ça avec la colère comme fil rouge. Puis, le lendemain, j’ai pris des notes sur ce que j’avais traversé et j’ai vu clairement que la vie avait effacé « Alexis », l’enfant que j’ai été. Le suicide de mon frère a rendu l’enfance obscure, il m’a volé cette joie de l’enfance dont nous avons pourtant toutes et tous besoin pour vivre, y compris à travers les épreuves. L’expérience de la plante m’indiquait que je devais malgré tout retrouver cette joie, par-delà le deuil du frère. Aller à la rencontre de « l’enfant ». Et puis, j’avais également effacé « Alexis », ce prénom sous le nom que j’ai pris pour écrire ; en somme, le nom d’écrivain avait aussi contribué à effacer l’enfant. Et donc, oui, en suivant le fil de la colère, j’ai reçu cette indication encore assez confuse que je devais aller retrouver ce prénom-là, celui de l’enfant, Alexis. Comme un dessin primordial, archaïque, sous les nombreuses strates d’âges, au-delà des métamorphoses que l’existence a posées par-dessus. Retrouver la colère, m’a dit la plante, c’était retrouver Alexis.  




En venir au cœur d’Au temps de ma colère consiste à distinguer que le récit répond à deux temps de narration comme deux âges d’une vie qui ne cessent de se répondre, de s’appréhender et de s’affronter. La première strate temporelle renvoie ainsi à l’horizon des années 2000 quand s’affirme la biographie de Camille de Toledo, à savoir quand, pour effacer Alexis Mital, vous prenez le nom de votre grand-mère paternelle. Votre récit revient alors sur le temps de votre colère qui détermine votre rapport au monde tant la colère s’impose pour vous comme une insurrection intime contre vous-même et votre milieu d’origine. Vous écrivez notamment à propos de cette colère : “il se débattait avec cette ambiguïté sociale” d’appartenir à cette caste du pouvoir, notamment incarnée par votre mère. En quoi, tout d’abord, votre premier temps de la colère est-il l’expression d’une révolte contre votre milieu d’origine, une colère contre une classe dont vous refusez l’appartenance ? Est-ce que cette colère répondait alors à cette question “PEUT-ON ÊTRE COUPABLE D’ÊTRE NÉ ?” 


En allant à la recherche de ces forces de vie, via les retrouvailles avec l’enfant, via les retrouvailles aussi avec les années de formation, je me suis retrouvé, oui, « coupable ». Et c’est alors que l’enquête sur la colère est aussi devenue une enquête sur la culpabilité, sur la « situation réelle », matérielle de l’enfant, sur les éléments biographiques qu’il voulait éloigner de lui. Avec la distance que seul le temps nous permet d’avoir sur ce que nous avons écrit, j’ai exploré ce que « l’enfant » ignorait ou ne voulait pas voir. Et j’ai retrouvé, oui, à l’origine de cette colère contre un certain milieu, une classe, les fondations d’une culpabilité. Car au sortir de l’adolescence - et c’est bien compréhensible - on ne voit pas tout, on est, au mieux, une force qui va, on veut s’inventer comme adulte, s’inventer comme personnage, comme fiction. Mais il manque à cet âge de l’affirmation un grand nombre d’informations, de révélations, qui ne viennent que plus tard. A l’époque, j’étais traversé par la colère, mais j’étais en grande partie aveugle aux motifs, aux raisons profondes de celle-ci : comment elle allait puiser dans le rejet de la mère, dans le relatif « abandon » de cette mère qui avait confié ses enfants à une autre femme. Et donc, j’essaie, dans le livre, de donner une forme à cette contre-enquête avec la claire intention de motiver la vie autrement, non par le rejet, mais par l’aspiration, la gratitude, l’amour. C’est en cela que ce livre, comme d’ailleurs, je crois tous mes livres, cherche une requalification généalogique : échapper à ce qui nous détermine et surdétermine pour célébrer les autres formes d’attachement qui nous sauvent. Dans les Vies potentielles, c’est le lien au père qui sauve le narrateur des fictions infinies ; dans Thésée, sa vie nouvelle, c’est le réencodage de la généalogie paternelle en généalogie maternelle. Ici, c’est le changement de mère, la célébration de la mère seconde, celle qui a donné son temps et sa vie pour élever « Alexis ». J’ai donc creusé dans cette colère enfantine contre la caste du pouvoir qui impose une histoire, un récit de l’histoire ; et j’ai trouvé, à la fin de mon chemin d’écriture, cette honte partagée avec « Mazet », celle qui était là pour moi, pour nous, et qui ne parlait pas ou si peu, lorsque les « grands de ce monde » venaient dîner chez nous.  Je reprends vos termes : car oui, en effet, j’ai refusé l’appartenance à cette caste où j’y suis né, et j’essaie de comprendre les structures profondes de ce refus. Pourquoi est-ce qu’on n’appartient pas ? Qu’est-ce qui cause que l’on naît « à côté », que l’on rompt avec son monde, son milieu ? Comment apaiser les violences qui découlent de ces ruptures ? Comment fonder autrement la vie, la refonder, depuis l’amour pour l’autre mère, et se réconcilier, depuis cette rupture radicale, cette transformation de soi, avec ce que l’on a été ? 




Dans ce premier âge de « l’enfant » que vous retrouvez, la colère se pare cependant, et peut-être même avant l’expression autobiographique, d’une puissante valeur de contestation intellectuelle. La colère qu’exprime Camille de Toledo appartient ainsi à une crise critique de ce que vous désignez comme les “Grands mots” qui ont saturé votre enfance et votre adolescence, ceux de Fukuyama, à savoir la Fin de l’Histoire ou le triomphe de “l’Europe, le Marché, le Libéralisme, la Production, la Croissance”. Ainsi la colère n’est-elle pas uniquement sociologiquement ce qui lui permet d’“échapper à sa caste” mais aussi ce qui, intellectuellement, lui permet de “défaire les plis de son éducation”. Mais cette colère, aussi critique soit-elle, est appréhendée comme une force de destruction réversible puisque vous écrivez sans détours sur la colère : “c’est une force dont les médias raffolent”. En quoi cette colère est une force critique qui vous a aveuglé ? Avait-elle la puissance herméneutique que vous lui prêtiez alors ?


J’ai eu la chance de comprendre, dans des expériences de conscience altérée, à quel point nous sommes possédés par des émotions qui nous traversent, que nous peinons à voir. Nous croyons que ce sont des éléments structurants de notre identité, mais bien souvent, c’est ce qui nous appartient le moins ; un grand nombre d’émotions avec lesquelles nous croyons faire corps viennent de loin, elles sont transgénéalogiques. Une colère m’a été transmise par ma mère, car elle charriait une rage contre les hommes de sa famille, et en même temps, bien sûr, elle ne pouvait s’empêcher d’aimer et d’admirer ses frères, son père. Ce travail que j’accomplis, avec ce livre, c’est une forme d’anamnèse collective d’une époque, d’un temps traversé, d’un récit construit par d’autres, en tentant, chemin faisant, de distinguer ce qui est en propre dans la vie de l’enfant, Alexis, et ce qui ne lui appartient pas. Je fais ce voyage retour dans les années de la fin du siècle pour filtrer des émotions transmises, pour ne plus mélanger, à l’avenir, la colère politique, légitime, et la colère intime, chaotique. C’est ce que j’exprime quand j’écris : « ... il n’a pas été juste. » Parce qu’il, l’enfant, ne savait pas, parce que tout était encore trop flou. Il rejetait un monde, mais il l’exprimait de façon trop théorique, trop abstraite. Et je viens, en quelque sorte, sur le tard, instruire l’enfant, à rebours du temps, de ce qu’il ignorait.  




A ce premier âge de la vie répond un second âge de la vie où Alexis cherche, de nos jours, à comprendre le jeune homme qui, alors, écrit. De fait, Au temps de ma colère forme une manière de dialogue dans le temps entre deux âges d’homme afin de déployer, du titre de l’un de vos essais, une histoire du vertige dans le temps. D’un moi l’autre, votre récit interroge l’épaisseur du temps que la colère déploie, une épaisseur de temps dont le vertige est une entrée mais dont le potentiel en constitue indéniablement une autre. En quoi avez-vous ainsi conçu Au temps de ma colère comme le récit d’une réécriture de ce qui fut alors “une prière ou un cri” ? Doit-on ainsi lire ce récit comme un contre-récit de vos premiers récits, comme une retraversée à contre-courant du premier quart de siècle ? Ce récit est-il finalement un projet benjaminien de l’écriture de “l’histoire à rebrousse-poil” ?


Il y a des cas, en littérature, où une même personne se rencontre, mais à deux âges différents. Dans El Otro, Borges imagine cette situation, où le « vieux » rencontre le « jeune ». Les deux échangent, ne s’accordent pas, ils ont un différend, notamment sur le communisme. Et à la fin, le vieux reconnaît le jeune, mais le jeune ne se reconnait pas dans cette figure vieillie. C’est une des possibilités qu’offre le temps lorsqu’il rencontre l’écriture : nous pouvons partir à la rencontre d’un état antérieur de soi. Et nous demander ce qu’il en est de cette jeunesse, de cette enfance. Qu’est-ce qui nous en sépare ? Sommes-nous d’accord avec les idées que nous professions, avons-nous changé, renoncé ? Sommes-nous restés fidèles, avons-nous trahi ? C’est aussi cette courbure du temps, cette rencontre dans l’antre-des-temps qui me fascine depuis de nombreuses années. Comme dans le film de Chris Marker, La Jetée. Comment le futur peut, d’une certaine façon, renseigner le passé, lui apporter des informations nouvelles, l’éclairer d’une autre lumière, et ainsi, en changer la signification, la trace, la mémoire. Revenir au passé de cet Alexis, lui apporter des nouvelles du futur, c’est le transformer. C’est une forme de narration quantique, on y déjoue le temps linéaire, on invente un autre chemin, buissonnier, à travers les époques. Eh oui, ça provoque un vertige, quand le futur vient modifier le passé, quand le futur vient rendre visite à une certaine mémoire. Mais c’est aussi une manière, en écho à ce livre que vous convoquez, Les potentiels du temps, de revenir aux horizons d’attente que nous avions dans le passé, pour les réactiver. Il se trouve qu’en remontant à la fin du vingtième siècle, ce que l’on trouve, c’est une rengaine et une forme violente d’idéologie : le discours sur la fin de l’histoire, un outil du renoncement : un effacement organisé, désiré et célébré du socialisme. En même temps qu’Alexis, je retrouve donc également le spectre de Marx, cette mémoire des vaincus, cette force de transformation qui a cessé d’agir, qui a été désactivée, et que l’écriture nous redonne comme élan, comme aspiration. Mais en plus, ce qui est troublant, dans ce chemin de retrouvaille avec le passé, c’est que l’on finit par avoir un texte qui est composé comme un corps, avec différentes strates du temps qui s’y trouvent, comme si chaque état d’une personne était là, conservé dans les divers lieux du corps plus ou moins abandonnés au fil de la vie. 




Ce qui ne manque pas de frapper, c’est combien Au temps de ma colère à la croisée du rétrospectif et de l’introspectif n’oublie jamais “ la vie intime qui se mélange ici avec l’histoire en marche” au point que l’autobiographie se fait résolument collective et transmue les figures intimes en figures politiques. Ainsi Au temps de ma colère est-il le livre des mères, et notamment d’une mère, Christine, journaliste qui couvrait dans les différents magazines pour lesquels elle a œuvré l’actualité économique. Réagir contre l’actualité comme vous le faites remarquer consiste donc à s’inscrire contre votre mère qui incarne au sens fort l’actualité, la personnifie : “il veut renverser l’ACTUALITE”. Diriez-vous ainsi que, à travers notamment la figure maternelle, l’autobiographie chez vous s’écrit à la croisée du théorique et du politique comme une manière de nouvelle auto-théorie qui confirme combien la politique est intime ?


Oui, ce qui m’importe, je l’écris dans le livre, ce sont les structures... Peu importe le détail de la vie intime, peu importe la description de ce détail. Si je me permets de mobiliser des matériaux personnels, c’est toujours à la condition qu’ils contribuent à ce que prenne forme une autre histoire collective que celle qui nous est imposée. Ce temps de la fin du siècle a été oublié. Les erreurs, les illusions, les promesses, les attentes qui ont tramé cette époque se sont comme évanouis. Et j’ai à cœur de les réanimer, car nous sommes aussi les enfants de ce temps-là. Je tente de ramener ces années au présent, comme pour tenter de nous retrouver enfants ; pour dire : « nous avons été, nous avons vécu, nous avons eu cette enfance-là, dans ce temps-là. Et nous avons su, vu, entendu, cru ceci et cela...» C’est une façon de dire : nous ne sommes pas là pour rien, nous avons compté ; et cette histoire n’est pas morte, elle continue d’agir. Je faisais la même chose dans Thésée, sa vie nouvelle. J’aime trouver ce point d’intersection, de rencontre, entre la part la plus intime de la vie, et la part la plus impersonnelle. Au lieu même où le corps le plus privé - la matière la plus singulière – devient une chose commune ; et donc, une chose politique. Et en ce sens, oui, ce n’est pas seulement Christine avec son monde qui est un personnage-collectif, mais aussi Alexis ; l’enfant est lui-même, je l’espère, un vecteur, un corps médian, un révélateur. En me référant à ce qu’il a pensé, ce qu’il a écrit ; en revenant à ce qu’il a voulu dire, avec cette énergie de rupture, de rage ; en cherchant à l’apaiser, tout en mettant en lumière les conditions matérielles et sociales qui le portaient à penser ce qu’il pensait, j’arrive à le situer, à passer de l’autre côté de son énergie critique, pour dire à quel point elle était encore le fruit de sa condition. J’arrive, donc, à faire la critique de la critique pour révéler une part intime qui renverse entièrement son monde et le monde : ce lien qu’il a tissé, au fil des années, avec l’autre mère, Mazet, qui apparait dans les dernières pages du livre, qui vient en quelque sorte tout renverser. Et notamment, transformer la colère - cette énergie du contre, du rejet - en amour - une énergie du pour, de l’accueil. 




Livre de la mère - ou plutôt livre des mères tant Au temps de ma colère finit par changer de généalogie : Camille de Toledo conteste à Christine Mital sa possibilité à faire actualité mais Alexis Mital actualise, dans la strate du présent, une autre figure maternelle, ‘Mazet’ qu’il reconnaît comme pleine mère. Sans trop dévoiler de l’intrigue qui trame votre récit, pourriez-vous nous indiquer en quoi le personnage de Mazet opère comme une nouvelle naissance maternelle, comme si vous donniez naissance à une nouvelle mère ?


Tout d’abord, Mazet, c’est ma mère vivante, c’est elle qui est encore là... Christine, c’est aujourd’hui et depuis de nombreuses années, ma mère morte. Mazet est encore là, la mère sur laquelle je veille. Et quand je vais la voir, avec ses 99 ans, quand ses aides lui annoncent ma venue, elles disent : « Votre fils arrive ». Et lorsque ce sont mes enfants, ce sont « ses petits-enfants qui viennent la voir ». Donc, vous avez absolument raison, à la fin du livre, ce qui apparait, c’est la figure d’une double adoption. Avec les années – et peut-être que ça s’est joué dès l’enfance, c’est en tous les cas ce que je ressens – Mazet est devenue ma mère. C’est un trouble : un changement de mère. Un dilemme intérieur : qui est ma mère  ? A qui dois-je la vie ? Ce n’est pas la même position sociale d’être le fils d’une journaliste qui connaissait le tout-Paris des puissants, et le fils d’une femme qui a été, d’abord, une femme de ménage, puis une employée à demeure. Après l’écriture de ce livre, beaucoup de souvenirs sont revenus : comment enfant, je retrouvais Mazet en larmes, dans sa chambre... comment je tentais de la consoler... comment j’allais vers elle quand j’avais de la peine... quand je me faisais mal... Je l’écris aussi dans le livre : cette présence, à table, de Mazet, silencieuse, qui osait à peine parler... C’est une empreinte puissante, si puissante que cela tend à tout remettre en cause. Mazet me présente comme son fils et je la présente comme ma mère et mes enfants en parlent comme de leur grand-mère et tout cela relève d’une commune adoption. Au point que Mazet, encore aujourd’hui, à 99 ans, me redonne naissance comme « son fils » au moins autant que je la fais naitre comme ma mère. Si bien d’ailleurs, que je ne sais pas dire « maman », que je ne sais plus, parfois, de qui je suis le fils. La photo à la fin du livre esquisse une forme de réponse, avec ces deux femmes ensemble qui s’entraident pour m’aider à marcher. Plutôt qu’une guerre menée pour une mère, contre l’autre, il me fallait retrouver cette alliance, ce pacte entre les deux femmes à qui je dois la vie. Il se trouve que ce pacte a un sens profond à l’égard de la guerre de classes qui est, de partout, réarmée. 




Si les figures maternelles occupent une large place dans le récit, Au temps de ma colère s’écrit aussi au temps de vos blessures notamment physiques. C’est un livre sur la douleur et sur les silences sociaux qu’elle provoque comme si finalement écrire “depuis sa vie infirme, sa vie retirée, sa vie blessée” permettait aussi d’accentuer ce changement de détermination, de condition sociale : en quoi vous paraissait-il important de dévoiler cette part blessée ? 


Je ne suis pas la même personne comme handicapé. Le handicap altère la position sociale. Pour cesser de vivre dans le déni, en faisant semblant, en cachant son handicap, il importe d’accueillir un changement d’identité. On n’est plus la même personne quand on comprend que le corps ne pourra plus jamais connaître sa puissance, sa plasticité réelle. Et donc, j’ai dû accepter de changer. Je ne suis plus celui que je croyais être, ce que je voulais être. Il faut, pour s’accepter dans le handicap, faire le deuil d’un certain corps, d’une certaine forme de vie. En cheminant avec la cassure, la lésion dans la colonne vertébrale depuis mes dix-sept ans, je n’ai pas appris les mêmes choses que si j’avais eu un corps sain, je n’ai pas eu le même parcours de vie... je n’ai pas lu les mêmes livres. J’ai été à la rencontre de thérapies qu’autrement je n’aurais pas découvertes. J’ai eu des expériences corporelles que je n’aurais pas eues. Un corps altéré,  c’est une épreuve qui tord l’identité. Je n’ai pas les mêmes émotions, pas la même proximité avec les fragiles, les blessés, les épuisés... je suis de l’autre côté du monde de la performance, de la puissance... parler de cette situation... c’est la condition d’énonciation... aujourd’hui... ce fracas, cette blessure, ce handicap... je vis avec tous les jours... et donc, il faut poser le corps au-milieu du livre, c’est tout le sens de ce que j’écris... il faut rappeler les corps derrière nos envoutements dans les langages...




Venons-en à présent à la forme même d’Au temps de la ma colère : cette forme en est, comme nombre de vos précédents récits, résolument hybride puisque d’emblée la prose est scandée par un “il écrit” qui lui confère un rythme, une prosodie. De manière plus large, le récit se fait véritable cantilène qui procède par vers libres, comme libérés d’un poids de l’histoire du récit : est-ce que chez vous l’usage du vers libre opère formellement une libération de l’histoire même des formes ?


J’ai constaté à la fin du travail de composition, d’écriture, de montage, que le livre était traversé par des doubles. Il y a les deux mères, qui se répondent en miroir, jusqu’à tenter une conciliation finale dans la juxtaposition des deux femmes autour de l’enfant. Mais il y a aussi deux chutes, comme horizons de formation, deux effondrements : le mur de Berlin et les tours du World Trade Center. Puis, il y a le motif de la chute politique et de la chute intime, en montagne. Puis il y a les deux noms, celui du narrateur-auteur qui écrit depuis notre temps, et ce nom d’Alexis qui permet de requalifier le récit d’une vie en roman d’un enfant. Je peux ainsi écrire sa vie à la troisième personne, avec cette sorte de dédoublement aggravé, qui m’accompagne depuis mon premier livre, et qui a causé tant et tant de douleurs, d’écartèlement. Ce qui me frappe, au-delà de la forme que prend le texte, c’est ça, cette espèce d’écart, au cœur de la vie, qui prend la forme, en effet, d’écart entre les divers âges du texte : la vie hors texte de l’enfant, le texte écrit à 22, 23, 24 ans, puis le texte aujourd’hui. Je retrouve, à certains égards, les intrications, les trois strates des Vies potentielles. Ici, le texte du passé, produit par l’enfant qui inventait sa fiction contre son monde, son milieu, qui se donne dans le livre en avec les lettres droites. Puis, il y a l’italique de l’exégète, de l’observateur extérieur, aujourd’hui, qui introduit une tension au sein même de cette vie. Et le chant, oui, qui était déjà là aussi, au cœur de ce livre de 2010. Simplement, dans Au temps de ma colère, tout se donne plus encore dans l’entrelacs, dans l’intersection, dans la confrontation des âges du texte, de l’écriture. Réécrire, c’est une pulsion puissante qui va chez moi avec le souci de réencoder la vie, de se reprogrammer, y compris génétiquement ; de réparer les cassures de la vie. Comme s’il pouvait y avoir une solidarité entre le réencodage généalogique, social, et cet effort de réécriture, qui ne cesse de reprendre, reprendre, toujours reprendre. Comme un pirate qui viendrait sur le tard transformer le code de nos déterminations, ce que les fictions du pouvoir et les constructions sociales impriment en nous, pour nous redonner comme sujet indéterminé, ouvert à d’autres devenirs. 




Je crois que, pour finir, vous souhaitiez partager une photo pour les lecteurs et les lectrices de Collateral... C’est une photographie prise ces derniers jours de votre « mère-maison », la mère cachée, en quelque sorte, « Mazet », cette femme qui est si importante dans votre vie et qui surgit dans les dernières pages du livre, comme un dernier acte de réécriture, justement, après le changement de nom, après la conversion au judaïsme que vous posez dans ce livre, en montrant le document qui atteste de cette conversion, après le handicap qui vous transforme...


Août 2025, « Mazet », la mère de cœur de l’auteur, lisant « Au temps de ma colère ».
Août 2025, « Mazet », la mère de cœur de l’auteur, lisant « Au temps de ma colère ».

Merci, oui, de me donner l’occasion de partager cette image. Elle porte témoignage d’un réel qui devient livre, du moment où Mazet se lit comme personnage. Elle a 99 ans, je le disais, et malgré son âge avancé - elle est née en 1926 - elle lit encore beaucoup. Et là, je la photographie en train de lire Au temps de ma colère. C’est une image qui met en abime, qui transmue le réel de Mazet en livre, ce moment où elle se découvre comme personnage dans le livre d’un autre. Mais ici, c’est la première fois que j’acte, dans l’écriture, comment elle est devenue ma mère. C’est une photographie qui m’émeut beaucoup, car c’est sans doute le plus important pour moi. Parvenir à lui rendre par l’écriture un peu de tout ce qu’elle m’a donné. Lui dire que, bien qu’elle n’ait jamais eu d’enfant, elle a eu un fils.


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Camille de Toledo, Au temps de ma colère, Verdier, août 2025, 160 pages, 18,50 euros



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