Chloé Delaume : « Tant que ne tomberont pas les ogres les plus en vue, les prédateurs conserveront la victoire culturelle » (Ils appellent ça l’amour)
- Cécile Vallée

- 9 sept.
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Clotilde découvre que ses amies ont organisé leur week-end entre filles dans la ville de province où elle a vécu une relation abusive dont elle n’a jamais parlé à personne. Les souvenirs la submergent dès son arrivée. Dans la lignée des récits retentissants sur l’emprise masculine, ce conte moderne s’inscrit dans la bataille culturelle pour permettre à toutes les lèvres, scellées par la honte, de se découdre, mais aussi pour mettre en lumière les mécanismes qui font que ces histoires sont toujours d’actualité, avec causticité et humour.
« C’est une histoire banale, tellement archétypale ; étape après étape son canevas narratif relève du prévisible. »
Clotilde rencontre celui qu’elle nomme « Monsieur » lors d’un dîner de clôture d’un salon littéraire. Elle vient de publier son deuxième roman et Monsieur son énième ouvrage historique. Ils partagent les mêmes remarques sarcastiques sur « le népotisme et la reproduction sociale de la République bananière des Lettres » et échangent leurs livres. Clotilde lit Victor Hugo, un génie priapique et en déteste le style, « elle anticipait pratiquement tous les adjectifs, et très régulièrement sentait ses yeux pleurer du sang alors que les phrases s’achevaient par un point d’exclamation ». Pourtant, ils se retrouvent et prennent l’habitude de déjeuner ensemble une fois par semaine.
Monsieur se comporte en « chevalier blanc », avec son heaume : le protecteur de sa dame, celui qui sait, un « authentique couillidé dans un moule à l’ancienne censé les fabriquer courageux et vaillants, énergiques, protecteurs, entreprenants, sachant prendre des initiatives ». Il se pose en « papatron », mot-valise qui désigne celui qui veut jouer les rôles de père, de mère et d’enfant, dans une relation de domination perverse dans laquelle les « demoiselles en détresse [sont] destinées à rester soumises au chevalier blanc à qui elles doivent la vie ». La fragilité psychique et économique de Clotilde – elle est sous anxiolytiques et interdit bancaire quand elle rencontre Monsieur – en fait l’archétype de la cible facile.
En lui ouvrant les portes de son appartement du 9e arrondissement parisien, il transforme « la souillon » en Cendrillon. Mais cela a un prix au sens figuré – il lui fait jeter tout ce qui la rattache à son passé, la fait rompre avec ses amis –,aussi bien qu’au sens propre car Monsieur, tout Prince charmant qu’il croit être, est pingre : il l’oblige à vendre ses vinyles et son sac Chanel, à se pacser parce qu’elle n’est pas imposable. Pygmalion enferme ensuite sa Galatée dans sa maison secondaire où il ne revient que les week-ends. Isolée, annihilée dans cette relation comme le souligne le mot-valise « Madamonsieur » qu’elle utilise, elle ne peut même plus écrire. Elle ne résiste qu’au désir d’un mini-Monsieur et exprime indirectement son aversion des filles de Monsieur dans un conte de Noël de commande dans lequel une belle-mère égorge les enfants de son mari avec la fourchette et le couteau de la dinde.
Si le personnage de Clotilde, et celui de Monsieur, sont atteints de psychopathie, comme l’affirme la narratrice, leur histoire ressemble à beaucoup d’autres « dans lesquelles les protagonistes ne sont que raisonnablement névrosés » : « Monsieur est un monsieur parmi tant, minuscule. Sous le heaume, juste un ogre avide de s’accaparer tout entière une vivante. Gobant glouton psyché, identité, globules ».
« Ils nous abattent et nous dépècent, de notre équarrissage nous éprouvons de la honte. Et cette honte nous muselle, nous isole, nous pétrifie. Si je suis de ce récit la narratrice, c’est pour aider l’autrice autant que l’héroïne à trouver l’antidote, et permettre à leurs sœurs d’imposer leur refus en un chœur sororal ; j’existe pour que le réel soit enfin modifié. »
Clotilde n’avait jamais raconté cet épisode de sa vie à ses « sœurs de cœur », trois cinquantenaires et une trentenaire, de peur d’être jugée. Judith « ne peut pas s’arrêter d’être mère, journaliste et épouse » mais elle ne conçoit pas que les femmes ne soient pas économiquement indépendantes. Bérangère est « directrice d’une agence bancaire », inscrite et très active sur Tinder pour échapper à « son irréductible attirance pour les connards toxiques » et faire du sexe « un loisir et un outil de bien-être ». Adélaïde est « attachée de presse aux éditions Humpty Dumpty » rachetées par « un milliardaire qui aspire à sauver la France du wokisme et du grand remplacement » se demande comment changer une nouvelle fois d’employeur. Divorcée, elle « n’est pas certaine de croire en la déconstruction des hommes cis hétéros issus de la génération X, sans parler des boomers » et « sait très bien que s’éloigner des mâles tels qu’ils sont actuellement construits, c’est se préserver de leur irréductible besoin de posséder, soumettre, contrôler et assujettir ». Cependant, même ces trois femmes ne perçoivent pas toujours les traces des stéréotypes de la relation hétérosexuelle comme leur fait remarquer Hermeline, la plus jeune, professeure à l’université, dont « les pigments de [l]a peau autant que sa coupe afro lui imposaient une double peine avant que n’émerge le concept d’intersectionnalité », quand elles chantent à tue-tête La P’tite lady de Vivien Savage. Hermeline qualifie les paroles de « gênantes » car elles mettent en scène un « hétéro cisgenre appartenant à l’espèce des Importunators, soit des super-relous ». Les trois autres l’invitent à temporiser, recontextualiser ou à « rédiger une tribune sur le male gaze dans la production musicale française plutôt que de casser l’ambiance ». Adélaïde ajoute que « son surmoi n’a pas à être updaté ». Judith « n’en peut plus des ressentis individuels qui prennent en otage le collectif », Bérangère, quant à elle, se demande si « les luttes pour les minorités ne déchirent pas le tissu social à force de catégories ». Hermeline est « un peu inquiète car aucune des trois n’entend qu’il n’y a pas que les hommes qui doivent se déconstruire ». Au-delà de la question générationnelle, il s’agit bien de la difficulté interroger les récits qui circulent encore dans la société et à en reconnaître tous les implicites qui véhiculent l’acceptation de la domination masculine. A l’inverse, l’arrivée prochaine d’un fils, que porte sa compagne, perturbe Hermeline car elle se demande comment déconstruire sa misandrie.
C’est lors de leur rite, le « sabbat de Samhain », sorte de cérémonie syncrétique, que Clotilde fait le premier pas vers son récit. Alors qu’Adélaïde fait un vœu professionnel, Judith souhaite que sa fille ne soit jamais violée, Bérangère que son fils ne soit plus de droite, Hermeline que « l’enseignement en France ne soit pas privatisé », Clotilde demande « que la honte [la] quitte ». « La honte, mère du silence ; du rien ne bouge, la fille aînée » qui est matérialisée par la métaphore de la « ficelle à rôti » qui scelle ses lèvres au point de croix et qu’elle se décide à « couper avec des petits ciseaux, à ras des lèvres », pour raconter à ses amies les humiliations et sa culpabilité. Même si elles ne comprennent pas toutes la situation dans laquelle Clotilde s’est mise, même si leur ressenti sur les pratiques sexuelles est différent, et qu’Adélaïde et Judith font la différence entre « se forcer » et « être forcée », elles s’accordent pour qualifier ce que leur raconte Clotilde de viol conjugal. Le club des cinq décide alors, non de punir Monsieur, mais d’aider sa nouvelle Madame parce que « la honte ne change pas de camp, il n’existe pas de camp, il n’existe pas de rituel, la honte ne change pas de camp, ils ne peuvent l’éprouver ».
A travers les voix de Clotilde, d’Hermeline et de « l’omnisciente narratrice », le récit rappelle que la bataille n’est pas gagnée contre la violence de la domination masculine – « le monde leur appartient, comme les corps qui s’y trouvent. Il arrive que parfois ils tirent à balles réelles. » – qu’elle peut se cacher sournoisement dans « le paternalisme protecteur » et « le sexisme bienveillant » qui maintiennent « la toute-puissance phallocratique », qu’il n’y a pas de nuance entre « être forcée » et « se forcer », « on ne doit jamais se forcer, c’est la base », comme le rappelle Hermeline à ses amies et la narratrice à la lectrice : « N’oublie pas que céder ne sera jamais consentir ».
« Qui lira cette histoire devra se demander si dans son ventre macère autant que les sucs gastriques un cobra écaillé par l’enzyme du refoulé. »
Pour l’aider à construire sa maternité hors des codes patriarcaux, Clotilde offre à Hermeline Of Woman Born : Motherhood as Experience and Institution d’Adrienne Rich. De même, lire et offrir Ils appellent ça l’amour de Chloé Delaume est salutaire, autant pour celles qui doivent découdre leurs lèvres pour que ces situations ne soient plus tues, que pour permettre à chacun d’analyser ses propres expériences de situations de domination. Comme le dit l’autrice, quand on peut encore entendre qu’« il y a viol et viol », comme au procès Pelicot, il ne faut pas confondre notre difficulté à « garder à l’esprit qu’hier comme aujourd’hui, tous les deux ou trois jours, sous les coups de son mari ou de son ex, une femme tombe » avec le sentiment de saturation de ce genre de récits.

Chloé Delaume, Ils appellent ça l’amour, Seuil, collection Fiction and Cie, août 2025, 176 pages, 19 €.







