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Constance Bantman : Se défendre en se défendant (Femmes de Révolution. Portraits d’activistes qui ont changé le monde)

  • Photo du rédacteur: Simona Crippa
    Simona Crippa
  • il y a 4 jours
  • 7 min de lecture

Dans l’épitre des Femmes illustres ou les harangues héroïques Madeleine de Scudéry écrit : « J’offre Les Femmes illustres, aux plus Illustres des femmes, et les conjure d’en vouloir prendre la protection. En soutenant la gloire de ces Héroïnes, elles soutiendront la leur propre et par un intérêt généreux, elles se défendront en se défendant. » Nous sommes en 1642 et Mlle de Scudéry ne peut être publiée sous son nom mais sous celui de son frère, Monsieur de Scudéry, qui signe presque tous ses romans (1) parce que les conventions sociales refusent à une femme autrice de s’exposer. Le Grand siècle est misogyne, les femmes doivent se maintenir dans une position subalterne, c’est le silence qui leur sied, celles qui publient sont moquées, qualifiées de « précieuses », elles deviendront « ridicules » par la plume de Molière qui, comme Boileau, les fustige et raille à souhait. Scudéry n’a aucune envie de se taire. Après le salon de la marquise de Rambouillet, c’est elle qui, grâce à sa production formidable de best sellers, tiendra salon. Elle offrira ainsi une place de choix, non pas à l’insultante préciosité, mais plutôt à la « galanterie » que Jennifer Tamas considère comme une véritable révolution culturelle allant bousculer, à cette époque, le sexisme et les stéréotypes de genre.

Scudéry s’inscrit dans la lignée de Christine de Pizan qui dans La Cité des dames accorde, elle aussi, une voix privilégiée aux figures de femmes ayant marqué l’histoire, Pizan reprend d’ailleurs à Boccace — premier auteur à avoir lancé la mode de portraits féminins — certains exemples pour en changer totalement la visée : la « cité » doit être un lieu où l’on défend les femmes et on les protège des assauts misogynes. En 1405, l’autrice pointe déjà la gravité de la culture du viol en rappelant, dans un chapitre, le cas de Lucrèce : « Contre ceulx qui dient que femmes veulent estre efforciees, donne exemples de plusieurs, et premierement de Lucrece ». Quelques siècles plus tard, la littérature des hommes ayant toujours bénéficié de canonisation contrairement à celle écrite par les femmes, Casanova prétendra un argument théorique pour passer outre le consentement et valider le viol : « Il faut brusquer [la pudeur] par l’exemple, sautant les barrières de la honte, et la victoire est sûre ». Casanova est pourtant choisi pour le programme de l’Agrégation de Lettres modernes en 2021. Scudéry, jamais. Georges de Scudéry est élu au fauteuil n. 32 de l’Académie française en 1650. Femme, bien que véritable écrivaine, Madeleine de Scudéry, ne pouvait pas prétendre à une telle gloire. 

Féministes avant l’heure, Madeleine de Scudéry comme Christine de Pizan prennent le contrepied de tous ces littérateurs et historiens qui depuis Plutarque font la gloire et la renommée des hommes. Elles ont arraché ainsi au male gaze la mise en récit de nos vies. Comme elles, d’autres autrices, poétesses et historiennes, dans un cadre militant ou plus institutionnel, ont consacré de nombreuses pages à la visibilisation de la moitié du monde que beaucoup s’obstinent pourtant encore à vouloir silencier. 

C’est pourquoi, aux Cléopatre, Bérénice, Lucrèce, Sophonisbe, Sapho, la reine de Saba, Sémiramis, Clélie, les Amazones, Circé, Médée et tant d’autres figures féminines, il est fort bon d’ajouter des Femmes de révolution comme Théroigne de Méricourt, Harriet Tubman, Alexandra Kollantaï, Djamila Bouhired, Angela Davis, Phoolan Devi, Pia Kemp ou encore les anonymes du collectif Ni Una Menos. Car aux héroïnes historiques et mythologiques, s’ajoutent de nouvelles femmes combattantes, des actrices des luttes pour la transformation profonde de nos sociétés : abolition de l’esclavage, défense de droits civiques, lutte anticolonialiste, mobilisations contre les violences de genre, solidarité avec les réfugiés. 

Le beau recueil de Constance Bantman s’inscrit fort bien dans la lignée d’autrices qui s’attachent à nourrir et à stimuler les imaginaires collectifs avec d’autres récits, de ces récits qui n’idéalisent pas les valeurs de courage, force et héroïsme sans cesse liés à l’Histoire des hommes depuis l’Antiquité. Nicole Loraux dans La Grèce au féminin (2003) montre précisément à quel point il est difficile de construire ce « savoir interstitiel » qu’est la vie des femmes parce qu’elles représentent ce deuxième sexe qui doit rester caché. On le comprend, écrit-elle, rien que par l’exemple de Mélissa, épouse du tyran Périandre, qui se glisse dans le récit d’Hérodote à cause de sa mort, et non grâce à sa vie. La renommée d’une femme, son arête (valeur) n’advient que par son silence, au mieux elle doit faire preuve de la chaste réserve de l’épouse, la sôphrosunê. Michelle Perrot qui a sorti du silence les femmes d’Occident à travers un travail historiographique monumental, rappelle que la dimension sexuelle de l’histoire est relativement récente, si dans les pays anglo-saxons elle date des années 1960, en France elle correspond aux années 1970-75, moment de la deuxième vague féministe. Christine Bard qui continue de faire entendre l’histoire des femmes à l’Université d’Angers et qui projette d’ouvrir un Musée des féminismes en 2027, dit bien que le monde universitaire demeure profondément misogyne, elle est la seule professeure d’histoire dans son département.

Dès lors, donner à lire des vies de femmes qui plus est révolutionnaires, relève du défi. Même à notre époque. Et peut-être surtout à notre époque où l’on doit de plus en plus faire face au backlash. Le combat pour l’égalité des chances est loin d’être abouti, nous pouvons de moins en moins disposer de nos corps en matière de contraception et IVG, viols et féminicides ne baissent pas… Bantman, spécialiste de l’histoire du mouvement anarchiste, ayant consacré plusieurs travaux à Louise Michel, fait ici œuvre d’historienne féministe militante. Dans son recueil, elle porte son regard sur les femmes qui se sont battues pour une pluralité de luttes et dont l’action, écrit-elle, ne doit être oubliée car « [s]ur les monuments, dans les œuvres d’art, les manuels d’histoire et les imaginations collectives, la révolution reste une affaire d’hommes ». La mémoire est une arme, et il est actuellement plus que capital que d’offrir à lire ces modèles féminins de lutte et de résistance.

La révolution est ainsi le nerf de cet ensemble qui retrace à travers quelques biographies, à la fois historiques et généalogiques, classées selon un ordre chronologique, l’activisme féminin digne de renom. Ici l’arête des femmes dont parlait Loraux, est au centre. L’audace, la capacité guerrière, la transgression et la violence féminine qui de tout temps sont « stigmatisés et présentées comme non légitimes et dangereuses pour la société », trouvent dans ces pages tout leur sens. En 1792, Théroigne de Méricourt revendique le droit des femmes à porter des armes ; en 1863, Harriet Tubman dirige aux États-Unis une opération militaire qui permettra de libérer plus de 700 esclaves ; Lina Odena prend les armes en Espagne, comme beaucoup d’autres femmes partisanes, les Mujeres Libres, pour combattre le fascisme et la dictature franquiste ; Djamila Bouhired et Djamila Bouazza rejoignent les rangs du FLN dans la lutte armée anticolonialiste et posent des bombes en 1956, ce qui vaudra à Djamila Bouhired lors de son arrestation, dix-sept jours de torture « durant lesquels on lui inflige le supplice de l’électricité, au moyen d’électrodes placées "dans le sexe, les narines, les oreilles, la bouche, sous les aisselles, sur le bout [des] seins, … sur [les] cuisses" ». Angela Davis, quant à elle, devient « la femme la plus dangereuse du monde », Phoolan Devi, « la femme la plus recherchée » d’Inde.

Constance Bantman s’attarde souvent sur les poncifs misogynes qui ont accompagné et accompagnent les gestes de ces combattantes, de ces stéréotypes qui depuis des millénaires s’emploient précisément à affaiblir notre arête. Les femmes en lutte deviennent forcément hystériques, impulsives, émotives, folles, possédées, vierges ou prostituées… C’est un éventail de qualifications qui à l’évidence ne veulent dire le courage et l’inventivité des femmes, ces vertus que l’on réserve au contraire aux Patrocle et aux Achille et même aux figures rebelles que sont les bandits, les pirates et autres hors la loi. La bravoure oui, pourvu qu’elle soit mâle. Le statut de la subversion féminine demeure complexe, même lorsque Michelet dresse en 1854 le portrait des Femmes de la Révolution. Certes, des images héroïques jalonnent l’ouvrage, mais l’exaltation romantique se revêt de surnoms qui s’inscrivent, par exemple pour Théroigne de Méricourt, « dans un registre émotif et esthétique ou sexuel, souvent violemment critique », nous rappelle Bantman. Notons également que, si les quelques révolutionnaires citées par Michelet sont louées pour leur participation aux événements de 1789 et de 1848, en clôture d’ouvrage elles seront davantage idéalisées pour leur « sacrifice illimité », pour « l’absolu du dévouement » qui sont en réalité les véritables caractéristiques de leur grandeur, en un seul mot, la maternité.

Les Femmes de révolution de Bantman sont toutes affranchies de ce joug patriarcal, elles ne sont pas l’avenir de l’homme, elles sont leur propre avenir. Elles traversent les siècles, les frontières, en seize portraits elles nous font parcourir l’Europe, les États-Unis l’Argentine, l’Espagne, l’Algérie ou encore l’Asie, où l’on apprend l’existence de la poétesse guerrière Qiu Jin « décapitée pour complot contre le gouvernement », au XXe siècle, à l’âge de 32 ans. Depuis leur passé, elles se font l’écho de l’histoire contemporaine qui se déploie sous nos yeux et pointent les luttes actuelles contre les décisions toujours plus inquiétantes des gouvernements populistes conservateurs et néofascistes restreignant sans cesse les droits des femmes, avec des décisions de plus en plus liberticides. Revenir en 2022 sur le droit à l’avortement aux États-Unis offre à Trump aujourd’hui la possibilité d’interdire aux hôpitaux de pratiquer des avortements d’urgence ; cela se répercute au Royaume-Uni où depuis quelques jours s’effectuent des perquisitions au domicile et des fouilles du téléphone auprès des femmes ayant fait des fausses couches pour traquer une éventuelle interruption volontaire de grossesse. En Afghanistan, après avoir interdit aux femmes de hausser la voix en public, le 30 décembre 2024, un décret les oblige à rester murées à l’intérieur de leurs maisons. Cela se passe maintenant. Nous avons donc besoin de nouvelles révolutionnaires, de reproduire des modèles de rébellion. En Iran le mouvement « Femmes, Vie, Liberté » est un exemple de résistance majeure contre toute oppression. 

France Théoret disait que faute de modèles, faute d'une mémoire qui nous soit propre, nous demeurons en deçà de l'identification à d'autres femmes, passées et présentes ; cette mémoire étant nécessaire à une prise de conscience de l’engagement collectif qui doit être le nôtre.  « Le féminisme, c’était hier, et par conséquent, c’est aujourd’hui » écrit-elle dans « Éloge de la mémoire des femmes ». 

Continuons à bâtir notre histoire. Continuons à l’inscrire également dans la sororité ouverte à toutes et à tous. Christiane Chaulet Achour qui n’a jamais cessé de donner corps au matrimoine, m’a fait découvrir la voix de Kateb Yacine écrivant dans sa préface à La Grotte éclatée (1979) de Yamina Machakra : « À l’heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant de poudre ». 

Oui, depuis toujours, femmes illustres ou anonymes, écrivaines, littéraires et historiennes, révolutionnaires ou emmurées, nous sommes la charge explosive toujours prête à éclater. 




Constance Bantman, Femmes de révolution. Portraits d’activistes qui ont changé le monde, Seuil, « Traverse », février 2025, 176 pages, 17,90 euros. 



Note :

(1) Elle écrit plus de trente volumes sans en signer aucun, ce n’est que lorsque celui-ci se marie et quitte Paris en 1654, que Madeline de Scudéry sera enfin libre de signer en son nom, elle entreprend l’écriture de Clélie, histoire romaine et la célèbre Carte du Tendre, nouveau code de l’amour galant pour toute une génération, ornera le premier volume.

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