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Hélène Laurain : “Il y a un enjeu important à parler du contrôle du corps des femmes à l’heure où le fascisme est déjà au pouvoir” (Tambora)

  • Photo du rédacteur: Johan Faerber
    Johan Faerber
  • 29 sept.
  • 15 min de lecture

Hélène Laurain (c) © Alexander Abdelilah/Verdier
Hélène Laurain (c) © Alexander Abdelilah/Verdier


Politique et poétique : tels sont les deux mots qui, au-delà de leur euphonie, viennent à l’esprit pour qualifier le fort et beau récit de Hélène Laurain, Tambora qui vient de paraître chez Verdier dans la collection “Chaoid”. Politique car organique : les grossesses et les maternités que dévoilent l’autrice mettent en jeu la lutte féministe au quotidien de la mère et de l’autrice pour affronter les traumas de la maternité et parvenir à continuer à créer. Poétique car, en écho à Partout le feu son premier récit, Tambora travaille avec acuité une forme, celle des fictions-paniers d’Ursula Le Guin, pour dire le temps irrégulier de la maternité. Autant d’enjeux dans cette rentrée de mères que Collateral ne pouvait manquer de déployer avec la romancière le temps d’un grand entretien. 




Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau nouveau récit, Tambora qui vient de paraître aux éditions Verdier. Comment vous est venu le souhait d'écrire sur votre expérience à la fois de ces "sept ans de maternité", vous qui vous qualifiez de "mère suspecte, mère pas assez" et votre expérience conjointe de vos grossesses, "post-partum gratuit. Accouchement hard-discount" ? Y a-t-il eu une lecture qui aurait déclenché votre désir de récit ou bien une scène parmi d'autres en particulier ? Vous ouvrez votre texte par une forte citation d'Ursula Le Guin avant d'évoquer sa théorie des fictions-paniers qui consistent, de manière éco-féministe, à proposer une autre histoire, jamais dite, où le corps féminin se donne à voir à rebours du masculin : s'agissait-il aussi bien de faire de Tambora une nouvelle fiction-panier ?


Le premier texte littéraire que j’ai écrit était un récit de mon premier accouchement, il y a maintenant presque neuf ans. J’avais besoin de garder des traces de ce qui avait été un événement traumatisant, et peut-être plus encore de tenter de comprendre ce qu’il s’était réellement passé, de sortir de la confusion. Le moment de l’accouchement, au-delà de clichés le qualifiant de « plus beau jour de notre vie », peut contenir des tas de choses contradictoires qui cohabitent ; notamment, même si c’est moins dit et représenté, un moment de grande douleur physique, d’altération de l’état psychique, de choc, d’incompréhension, de gestes médicaux brutaux, d’impression d’abandon en raison du manque de personnel hospitalier… C’est donc la complexité du moment qu’il me semblait tout d’abord important de fixer, de décortiquer, de relater avec la plus grande précision — subjective — possible. Je savais cependant que cette expérience, banale parce que fréquente, mais loin d’être anodine, avait une importance qui ne se réduisait pas à l’individuel : on accouche ou on vit une interruption de grossesse (qu’elle soit involontaire ou volontaire) dans un système hospitalier donné, après un parcours médical jalonné des mêmes étapes, une préparation souvent similaire, avec des gestes et des protocoles standardisés, déterminés par les professions médicales.

Ce texte d’accouchement, suivi d’autres qui portaient sur la grossesse et la maternité, je l’ai repris lorsque ma deuxième fille est née, alors que je souhaitais continuer à écrire et que mon univers mental était saturé de parentalité, élimé par la fatigue et le rythme que connaissent les jeunes parents. Soit j’arrêtais d’écrire quelque temps, histoire de retrouver une énergie suffisante pour inventer à nouveau. Soit je m’autorisais à rédiger une sorte de carnet de bord de mon expérience.

Le manifeste d’Ursula Le Guin, dont une citation ouvre Tambora, m’a considérablement aidé lors de l’écriture. J’y revenais régulièrement afin de continuer d’affirmer le sens de ma démarche. Elle écrit notamment :

« Nous l’avons entendu, nous avons tout entendu à propos de tous les bâtons, de toutes les lances et de toutes les épées, de toutes les choses avec lesquelles on peut cogner et piquer et frapper, de toutes ces choses longues et dures, mais nous n’avons rien entendu à propos de la chose dans laquelle on met des choses, à propos du contenant, de la chose contenue. Ça, c’est une nouvelle histoire. Ça, c’est de la nouveauté. »

Elle y dit bien sûr sa lassitude face aux récits phallocentrés, et tente d’ouvrir la voie à des schémas narratifs qui se détournent du modèle dont on est abreuvé dès l’enfance, du moins en Occident : un schéma qui culmine par un événement héroïque et souvent sanglant et satisfait notre désir d’avancée linéaire dans l’histoire, puis de résolution.

Elle appelle de ses vœux des histoires de cueillette, plutôt que des histoires de chasse, qu’elle appelle les « histoires-qui tuent ».  Car ce schéma laisse de côté tant d’autres histoires non héroïques et donc minorisées, plus fragmentées, cahotantes ou répétitives… Donc oui, Tambora est une histoire de paniers, — utérus, bras qui bercent, estomac qui se gonfle — et de contenu : les enfants par exemple qui, même à peine nés, minuscules, privés de parole, légers comme des plumes, incontinents, existent pourtant pleinement.





Avant d'entrer dans le coeur même de votre récit, un mot peut-être sur le titre qui aimante votre récit : Tambora. Il provient, dites-vous, d'un événement aux graves conséquences climatiques pourtant peu connues : en avril 1815, "avait eu lieu l'éruption la plus violente jamais enregistrée : le Tambora, volcan de l'île de Sumbawa, dans l'actuelle Indonésie" de "l"équivalent de soixante mille bombes d'Hiroshima". Pouvez-vous nous éclairer sur le rôle que joue cet épisode aux conséquences climatiques dans l'économie de votre récit ?


Sur l’île indonésienne de Sumbawa, du 5 au 15 avril 1815, a eu lieu l’une des pires éruptions volcaniques jamais enregistrées : celle du volcan Tambora, décapité sous la violence du souffle. Plus de 100 000 personnes meurent sur le coup en raison des nuées ardentes, tsunamis, pluies de cendres. Les aérosols dérèglent le climat mondial pour les trois années qui suivent : neige rouge en été, pluies diluviennes en toute saison, disparition du soleil. Les famines et pandémies qui en résultent emportent plusieurs centaines de milliers de personnes à travers le monde, voire plus d’un million selon les décomptes.

Cet évènement articule les deux parties du récit. Il me permet de sortir du huis clos de la grossesse, de l’alitement, de l’accouchement et d’ouvrir le récit aux évènements extérieurs. C’est un mouvement qui est similaire à ce que j’ai vécu, et qui n’est probablement pas individuel : la grossesse et le soin d’un nourrisson impliquent un mouvement de repli, de protection, de concentration sur ce lien. Cependant, « l’extérieur » s’infiltre plus ou moins depuis le début, et un jour, on ouvre de nouveau les volets et la lumière est aveuglante.

L’éruption du Tambora m’a semblé intéressante car elle provoque une série de catastrophes mondiales similaires aux conséquences du dérèglement climatique actuel : inondations, sécheresses, famines, pandémies. Elle a poussé de nombreuses personnes à la migration pour trouver de quoi se nourrir et échapper aux virus mortels. Elle a donc plongé l’humanité (tout le vivant, en fait) dans un bouleversement rapide et violent de ce qu’elle connaissait jusqu’à présent. Cette catastrophe est assez méconnue, la plupart de ses victimes sont pauvres, anonymes, donc invisibles.

Cet événement me permet de m’interroger sur ce que peuvent faire ces bouleversements à l’écriture, à travers notamment l’évocation du livre de Mary Shelley, Frankenstein, écrit en 1816, (surnommée « l’année sans été », à un moment où l’éruption du Tambora faisait particulièrement ressentir ses effets). Mary Shelley m’intéresse particulièrement, parce qu’elle nous montre ce que l’on peut écrire et créer lorsque les catastrophes intimes (elle a perdu trois enfants et son mari, a failli mourir en couche) et les catastrophes mondiales se rencontrent. L’interprétation de Frankenstein comme une histoire de mise au monde hantée par l’angoisse m’a captivée. C’est aussi la critique d’une entreprise prométhéenne, qui m’avait intéressée également dans Partout le feu, et que pointe justement du doigt Ursula Le Guin dans son texte sur les fictions-paniers.





Pour en venir au coeur de votre récit, Tambora se divise en deux temps d'écriture qui forment les deux parties même du récit : la première se consacre avec force à la question de la grossesse envisagée non exclusivement mais notamment d'un point de vue organique, entre autres depuis sa violence faite au corps. La question de la maternité est ainsi précédée par celle du corps, du temps même de la grossesse et des traumas qui peuvent habiter le corps de la mère avant d'accoucher. Ce qui frappe, c'est combien le récit se fait le sensible du corps, sa chair même et son organique : "Je pense à mon corps, à ses fluides, ses tissus gorgés de sang, ses tendons d'ivoire, ses mélanges impurs, couleurs primaires et jus rose, ses bouillonnements, cette entreprise florissante de mon corps qui pulse, pris dans les marées du vivant." En quoi s'agissait-il pour vous d'offrir un récit qui, par l'organique, évite toute romanticisation de la grossesse ?


Dans mon expérience, le corps enceint ne peut plus être nié, ignoré, ni même passer au second plan. Il n’est plus possible de dissocier le psychique du corporel. Le corps se métamorphose à une vitesse inédite ; si vite qu’on perd l’équilibre, on se cogne, on peine parfois à se mouvoir, à faire les mouvements les plus banals comme se retourner ou se relever. On grossit, nos cheveux ne tombent plus, la peau luit, on respire plus difficilement. Dans mon expérience, ce changement a entraîné un véritable trouble de l’identité et nécessité une reconfiguration qui est encore en cours. On sait désormais que le cerveau se reconfigure également de manière significative, pendant et après la grossesse.

Chaque étape de la transformation, pré et post-partum,  a été une surprise, parfois un choc. Ce qui y contribue, c’est notamment l’absence de récits, voire d’imaginaires autour de ce corps transmuté : il est souvent idéalisé, on en fait un instrument de puissance. Moi, c’est tout sauf la puissance qui m’intéresse. La fragilité, le manque et le doute me semblent beaucoup plus intéressants à chroniquer.

Par ailleurs, tout ce processus est également naturalisé, nous sommes essentialisées, c’est ce pour quoi on est faites, pourquoi donc en parler sérieusement, puisque ça se « fait tout seul ». Ce sujet est saturé d’expressions euphémisantes qui participent de la romanticisation que vous évoquez,  on « attend un heureux évènement », « on donne la vie », on « met un enfant au monde », et on lit, voit, entend rarement ce que cela implique pour le corps. Un corps que souvent, on couche, on immobilise pour examiner, faire accoucher, préserver afin que l’enfant n’arrive pas trop tôt. Un corps qui est trop souvent privé d’agentivité, presque dépossédé : le corps enceint semble appartenir à la société toute entière, on le caresse, le touche, l’observe avec gourmandise, il déborde. C’est cela que Tambora raconte, qui parle je crois plus généralement de ce que c’est d’avoir un corps surveillé, pour quelque raison que ce soit.




Le second temps de Tambora s'écrit autour de l'expérience non plus de la grossesse et de l'accouchement mais de la maternité elle-même : de la vie maternelle, de l'expérience d'être mère de vos deux petites filles : la Grande petite et la petite. Votre texte débute ainsi sans attendre sur un constat qui paraît présider à votre projet : il existe, en effet, très peu de récit sur la petite enfance : "Je ne me souviens de rien car je me souviens de tout. C'est sûrement pour ça qu'il y en a peu, des livres de parents sur la petite enfance : écrire dessus, c'est s'en décoller pour regarder." Avant d'ajouter : "Ecrire dessus, c'est en avoir la force. Cette force ou cette envie, je l'ai eue pour les accouchements. Le reste, je l'ai seulement vécu." Votre maternité est ainsi d'emblée envisagée depuis ses fragilités puisque vous n'hésitez notamment pas à dire : "Je suis une mère éclipse, une mère ellipse, lunatique, qui ne peut pas tout donner". En quoi Tambora s'est imposé à vous comme le contre-récit de l'idéalisation du rôle de la mère ?


Ces manques, qui ne devraient même pas être considérés comme tels, en réalité tout à fait répandus et même indispensables, apparaissent en creux d’un modèle de mère idéale qui n’existe pas, et qui ne cesse de nous placer sous une pression insupportable. L’image de la mère sacrificielle reste dominante dans les représentations, et trouver une voie qui s’en détache est une question de survie, et pourtant, reste lourdement sanctionné par un discours culpabilisant et essentialisant : puisque biologiquement nous sommes faites pour cela, pourquoi désirer autre chose ? Ce modèle est même, poussé à l’extrême, dangereux : je pense aux femmes allaitantes d’affiches électorales de l’AfD en Allemagne que j’apercevais dans la rue lorsque j’habitais à Berlin,  et à toute cette imagerie néo-fasciste dont une certaine maternité (blanche, hétérosexuelle) essentialisée est l’un des piliers.

Ce modèle totalement réifié, presque créé pour être inaccessible, de mère idéale entre en violente collision avec la réalité : devoir et/ou vouloir, pour la plupart d’entre nous, travailler tout en gérant tous les volets de la vie de famille. Or, dans les couples hétérosexuels, les mères effectuent encore une majeure partie des tâches domestiques et parentales. J’ai voulu donc écrire sur un constat : il est impossible, dans ce modèle, de mener de front tout ce qu’on attend de nous. Quand on le fait remarquer, on nous soupçonne, on nous dit d’assumer. On attend de nous justement un héroïsme non formulé, qui, lorsque l’on manque de sommeil, de soutien, de modèles, est un danger avéré pour notre santé.

Il est très difficile de trouver des récits sur l’ambivalence vis-à-vis de la maternité, de dire la coexistence du désir d’enfant et le désir d’une vie pour soi, le désir de temps pour soi qui aille au-delà d’une heure par jour, le désir d’un épanouissement propre sans culpabilisation ou sanction. J’aimerais que ce discours soit bien plus banalisé et multiple afin que l’on puisse revendiquer cela sans honte et proposer des modèles plus joyeux et libres.




Qu'il s'agisse des souffrances du corps dans la grossesse ou du manque dans la maternité, s'agissait-il pour vous, par ces deux aspects très rarement abordés, de faire de Tambora un récit politique sinon féministe de la maternité et de la grossesse ? En seriez-vous d'accord ? En quoi s'agit-il finalement de combattre, dans la maternité même, non pas uniquement sa romanticisation mais, plus profondément, toute posture héroïque comme vous le soulignez à plusieurs reprises ?


Oui, c’est un livre, entre autres, politique et féministe, et je ne peux pas m’imaginer écrire à l’avenir de livres qui ne le soient pas.

C’est cet aspect politique aussi qui m’a permis d’aller au bout du projet : il y a une certaine violence faite à soi-même, dans mon expérience, à dévoiler le plus intime, même s’il est transformé, médiatisé par le travail littéraire. Il y a une réelle charge politique à refuser la pudeur, les analogies polies, et emmener les lecteurices brutalement sur le terrain. Mais c’est bien parce que je suis convaincue qu’il y a un manque d’objets littéraires qui traitent de ce sujet, qui concerne pourtant des millions de personnes en France, que je suis parvenue à tenir le cap. Puisque la façon trop souvent dégradée de traiter les femmes (notamment) n’est pas le fait de quelques soignants malfaisants, mais bien le résultat d’oppressions systémiques dans un système patriarcal, combinée à un système de soins dégradé, il ne s’agit plus de moi, mais de millions d’entre nous. J’avais également envie d’écrire des enfants, notamment nourrissons, comme de vrais personnages, bien qu’ils soient privés de parole, que leurs sens ne fonctionnent pas encore tout à fait, qu’ils soient dans une dépendance absolue ; je voulais montrer leur individualité dès les premiers jours de vie.

Il y a aussi un enjeu particulièrement important à parler du contrôle du corps des femmes à l’heure où le fascisme est déjà au pouvoir dans de nombreux pays  : par exemple, la fausse-couche silencieuse que je décris dans le livre ne peut pas être opérée dans certains états des Etats-Unis : elle serait considérée comme un avortement. Les personnes concernées doivent donc conserver l’embryon mort dans leur utérus, jusqu’à ce qu’il s’évacue, risquant, outre la torture psychique que cela implique, la septicémie, donc la mort.

Le fait d’aborder le quotidien domestique, parental me semble aussi lourd de sens politiquement, et c’est une vraie question littéraire : comment aborder la fragmentation, la répétition des mêmes gestes machinaux, ce qu’ils apportent de joie (prendre un enfant dans ses bras après la sieste) ou ce que cette répétition vient élimer en soi. Comment articuler ces non-évènements, qui sont tout sauf héroïques (étymologiquement, le héros, c’est l’homme qui accomplit les exploits militaires, élevé au rang de demi-dieu) de manière à conserver l’attention des lecteurices ?

Tambora s’organise effectivement autour de fragments, ou de « paniers » plus ou moins resserrés ou amples, irréguliers, qui viennent mimer l’irrégularité de la vie de parent. J’avais envie de proposer des formes pour décrire ce qui ne l’est pas assez et viendrait faire expérimenter aux lecteurices quelque chose qui s’approche de cette expérience.




Ce qui frappe résolument à lire Tambora, c'est combien, au-delà de son titre, votre récit explore l'intime lien qui existe politiquement entre faire des enfants et les faire à l'ère de l'anthropocène. A l'heure des "nourrissons du capitalisme", faire des enfants pose ainsi question notamment au regard de la pollution : la fausse couche renvoie peut-être dites-vous à la question de la pollution de l'air ou encore dites-vous toujours pose ouvertement le problème de la possibilité de respirer : "Un jour, nous devrons vous dire notre secret : nous ne savons pas si vous pourrez respirer. Respirer, physiologiquement bien sûr, un air trop poison. Respirer socialement, politiquement, financièrement aussi, dans le monde que nous vous proposons." En quoi vous paraissait-il important d'emblée de lier votre récit de la maternité à la question écologique qui fournissait la trame essentielle de Partout le feu votre premier roman ?


Oui, l’expression « les nourrissons du capitalisme » renvoie à notre mode de vie majoritaire qui est caractérisé par un manque total d’autonomie vis-à-vis de l’accès à nos ressources principales : l’énergie, la nourriture, l’eau, notamment. Dans un contexte de dégradation de l’accès à ces ressources, il semble que mettre au monde des enfants est une responsabilité énorme. Il y a un questionnement générationnel sur ce thème (bien qu’il ne soit pas nouveau et survienne régulièrement, à chaque période de déstabilisation mondiale intense). On peut ressentir une forte culpabilité, une forte impuissance de savoir que l’on offre un futur très incertain à nos enfants, bien qu’étant extrêmement privilégiés. Je m’en faisais la réflexion alors que ma fille de 3 ans était hospitalisée une énième fois pour une crise d’asthme, maladie qui est, on le sait, considérablement aggravée par la pollution de l’air. Le même jour, on apprenait que les ZFE, les zones à faibles émissions étaient supprimées.

Mais ce que j’essaie de montrer, c’est aussi la légèreté, la spontanéité, la joie et le plaisir que faire le choix d’avoir des enfants a signifié pour moi, et sûrement pour beaucoup d’autres. Et c’est une raison supplémentaire de se battre contre le fatalisme.





Si Tambora répond d'un modèle narratif évident, il n'en demeure pas moins un récit qui va vers le poème ou tout du moins qui en sollicite les moyens, et cela de deux façons : le texte s'écrit parfois par strophes, parfois en vers libres allant même jusqu'au calligramme. Enfin, le récit pose, poétiquement, la question du néologisme, de la langue à inventer face à l'épreuve physique de la grossesse forgeant des termes tels que "je malaise" comme s'il s'agissait de se battre contre la "mortelangue" du médical ainsi que vous la surnommez. Plus largement, quelle place joue la poésie pour vous dans votre roman ?


J’aime l’idée d’embrasser les contraintes de la vie quotidienne pour en faire une forme littéraire, plutôt que de les subir. Ça avait déjà été le cas pour Partout le feu : j’avais chaque jour seulement deux heures pour écrire, et la forme en vers, qui prend donc moins d’espace sur la page, et sans ponctuation, est venue répondre à cette contrainte de temps et d’urgence.

Pour Tambora, il y avait la même contrainte de temps, mais plus éclatée : je n’avais pas d’horaires dédiés à l’écriture, il fallait la caser à des moments rarement prévus et toujours trop courts. Il y a donc dans la forme fragmentaire, plus ou moins narrative, plus ou moins poétique selon les passages, une réponse aux conditions matérielles d’écriture. Plutôt que de gommer et de lisser le texte, il me semble intéressant de produire ce genre d’objet irrégulier. Par ailleurs, j’aime les romans, récits, essais, poèmes, ou les textes qui vont mêler ces procédés, et qui tordent quelque chose de ces genres, que ce soit dans la langue, la forme, la syntaxe, l’insertion de matériaux extérieurs ; aussi parce que ce geste même d’hybridation dit à mon sens mieux le contemporain.

J’ai voulu trouver quelque chose dans la langue qui rendrait plus juste la description de notre expérience : la grossesse et ses suites sont souvent dites par d’autres que nous, soit sous la forme de banalités, soit en langue médicale, dont l’apparente neutralité cache une brutalité. J’ai cherché par exemple à trouver une « langue vivante » pour parler de l’enfant que j’attendais et qui n’est jamais né, et qui n’est pas qu’un « débris, un reste » comme on peut le lire dans les compte-rendus médicaux.





Enfin ma dernière question voudrait porter sur les récits ou poèmes qui ont pu vous influencer sur la question de la maternité. Sylvia Plath, Maggie Nelson sont des noms d'autrices qui affleurent : quel rapport envisagez-vous à la difficulté de la création en tant que femme autrice ?


Je fais rarement une recherche thématique lorsque je travaille sur un sujet, mis à part tout ce qui relève de la documentation. Ce n’est donc pas particulièrement des romans ou récits sur la grossesse et la maternité qui m’ont inspirée. J’avais cependant été marquée, avant la naissance de ma fille aînée, par la lecture du Bébé de Marie Darrieussecq, m’étant fait la réflexion que je n’avais jamais rien lu de tel, et ayant été estomaquée par la misogynie de certaines critiques. Quelques années après, la lecture des Argonautes de Maggie Nelson a fait sauter un verrou supplémentaire, me permettant d’aller plus loin dans la description de l’organique, du corporel, dans l’esquive de la pudeur comme geste politique ; Sylvia Plath, pour la mélancolie désespérée mais aussi la langue sans détour (je pense en particulier au poème Trois femmes, qui a beaucoup compté). La lecture de la trilogie d’Eva Baltasar a été une déflagration, pour la virtuosité de sa langue mais aussi sa brutalité. Audre Lorde a notamment été une inspiration pour la sensorialité de son écriture. Il faut également, bien sûr, citer Frankenstein de Mary Shelley. Je voudrais citer aussi le travail très riche de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie ; je pense notamment à Un si gros ventre, qui traite du corps enceint.

Concernant la question de la difficulté d’écrire lorsqu’on est parent, je me souviens avoir entendu Toni Morrisson au moment où je commençais à écrire, et qui est par ailleurs un modèle littéraire absolu pour moi, parler de sa vie de mère célibataire travaillant à plein-temps, et d’autrice. Elle racontait qu’elle écrivait au lever du jour et dormait à peine. Les modèles que l’on a sont déjà peu nombreux, et relèvent d’une forme d’énergie et de volonté exceptionnelle, ce qui place la barre très haut. Chaque autrice est différente, et cela concerne aussi les auteurs qui s’impliquent à part égale dans l’éducation de leurs enfants, mais je peux dire que pour moi, l’une des difficultés est que l’écriture se fasse dans l’espace domestique, qui est en quelque sorte « pollué » par la charge mentale et la pression des tâches ménagères. Pour y échapper, il faudrait pouvoir faire des résidences, qui sont souvent trop longues : je ne peux pas m’éloigner aussi longtemps de ma famille, ce n’est pas faisable. Ce qui changerait vraiment la donne, c’est que chaque résidence intègre à son système cette contrainte pour ne pas discriminer les parents. Il serait bien qu’écrire en ayant des enfants ne soit justement pas de l’ordre de l’héroïque, mais du possible.


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Hélène Laurain, Tambora, Verdier, collection “Chaoid”, août 2025, 192 pages, 18,50 euros





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