Haïti 1825-2025 : La rançon de l’indépendance ≠ la dette haïtienne
- Christiane Chaulet Achour
- il y a 13 minutes
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« Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité […]
Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool
et New-York et San Francisco
pas un bout de ce monde qui ne porte mon
empreinte digitale
et mon calcanéum sur le dos des gratte-ciel
et ma crasse
dans le scintillement des gemmes !
Qui peut se vanter d’avoir mieux que moi ?
Virginie. Tennessee. Géorgie. Alabama
Putréfactions monstrueuses de révoltes
inopérantes
marais de sang putrides
trompettes absurdement bouchées
Terres rouges, terres sanguines, terres
consanguines »
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1939
Dans la collection « L’Univers historique », Le Seuil vient d’éditer la traduction française du livre essentiel de Ana Lucia Araujo, Réparations - Combats pour la mémoire de l’esclavage (XVIIIe-XXIes.). Une première version avait été publiée par l’historienne en 2017 et la version de 2023 est une version enrichie par de récentes données. Dès l’introduction sont rappelés les chiffres de la traite de 1517 à 1867 ainsi que l’objectif de l’ouvrage : « Cet ouvrage revient sur cette tragédie humaine et ses répercussions durables, et retrace les demandes de réparations pour l’esclavage et la traite atlantique ».
Les demandes de réparations ont été multiples mais n’ont pas eu les résultats attendus. Cette nouvelle édition veut également faire un point plus précis sur Haïti « après la publication par le New York Times (26 mai 2022) d’une longue enquête sur l’indemnité que la nouvelle nation avait payée à la France pour obtenir la reconnaissance de son indépendance, il y a deux siècles, en 1825 ».
Les demandes de réparation sont toujours d’actualité et elles ont une longue histoire qu’Ana Lucia Araujo veut écrire. Elle précise aussi que le terme « réparation » n’était pas souvent employé et à sa place, on parlait de « correction, compensation, indemnisation, repentance, remboursement et restitution ».
Les esclaves et anciens esclaves ont été conscients d’une injustice : l’enrichissement à leurs dépens grâce à leur travail non rémunéré. L’émancipation légale n’a pas été suffisante car elle n’a pas entraîné la prise en compte de cette réparation : « l’idée est de corriger les erreurs du passé » avec la double dimension que revêt la réparation : une dimension morale et symbolique et une dimension financière et matérielle : c’est cette seconde dimension que privilégie cette étude.
Toujours dans cette introduction, l’historienne rappelle qu’au XIXes., à Cuba et aux Etats-Unis, les esclaves voulurent des réparations qu’ils n’ont pas obtenues alors que les anciens propriétaires ont obtenu, eux, des compensations pour la perte de leurs esclaves. Cet état de fait a installé durablement une haine raciale croissante car les « libérés » n’avaient pas un statut de citoyen à part entière. Il y eut beaucoup de mobilisations mais pas de résultats. Par ailleurs, il faut souligner qu’étant donné l’ampleur des luttes à mener après l’abolition, les anciens esclaves ont privilégié la lutte pour la citoyenneté.
Les choses ont changé après la Seconde Guerre mondiale, « surtout après que les victimes juives de l’Holocauste eurent obtenu des réparations de la part de l’Allemagne ». De plus, si le mouvement pour les réparations prit de l’ampleur dans la seconde moitié du XXes. aux Etats-Unis, c’est aussi au vu des restitutions financières aux Américains d’origine japonaise internés dans des camps pendant la Seconde Guerre mondiale. Notons toutefois qu’à Cuba, en 1959, il y a eu redistribution de terres aux « Cubains noirs ».
L’essai donne des dates dont celle de 2001 où s’est tenue la Conférence mondiale des Nations Unies contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et la traite atlantique. On parle enfin de « crimes contre l’humanité ». En mars 2014, la CARICOM (Communauté des Caraïbes) a publié un plan pour les réparations en dix points. L’écrivain et essayiste africain-américain Ta-Nehisi Coates a intensifié le débat dans ses articles. Il y a eu une nouvelle accélération en 2020 avec l’assassinat de George Floyd et la crise du COVID. Il est à noter qu’à ce jour, aucun pays n’a procédé véritablement à des réparations. Cet ouvrage entend faire le récit historique des demandes de réparations compte tenu des systèmes esclavagistes des sociétés concernées avec la lutte pour la citoyenneté se heurtant au racisme et à la suprématie blanche. Le processus de réparation demande dans une première étape des excuses aux victimes, puis le rétablissement initial et le dédommagement éventuel envisagé.
Cet ouvrage se veut aussi un récit historique transnational et comparatif des demandes de réparations. Il ne donne pas de solutions mais rend compte d’une histoire. Il est nécessaire de rappeler que la plus grande injustice a été les bénéfices enregistrés par les esclavagistes alors qu’ils avient déjà bénéficié de l’esclavage.
L’ouvrage lui-même se déploie en six chapitres qui suivent un ordre chronologique. Les titres sont très évocateurs :
Chapitre I - « Les immenses richesses d’Amérique sont nées de notre sang et de nos larmes » (centré sur les Amériques)
Chapitre II - « Que pouvons-nous attendre de ces esprits grossiers ? » - débats autour de l’abolition : immédiate ou progressive. A noter que déjà, même si elles sont minoritaires, des demandes de réparations se profilent
Chapitre III -« Dans l’ombre d’Haïti » - chapitre que je vais privilégier.
Chapitre IV -« Qu’est-ce que le Noir réclamera d’autre ? » - Surtout Brésil, Cuba, Etats-Unis Chapitre V - « Il est temps que nous soyons payés » - Les demandes de réparations dans différents pays
Chapitre VI -« La justice pour eux et pour nous-mêmes » - Analyse des dix points de la CARICOM de 2014. Beaucoup d’exemples étatsuniens.
Dans l’Epilogue : « Revisiter ces débats passés et actuels nous aide non seulement à contextualiser le passé, mais aussi à comprendre le présent dans lequel les inégalités raciales et la suprématie blanche persistent alimentant ainsi constamment les demandes de réparations ».
Cet ouvrage donne une somme d’informations, de références et d’analyses impressionnante. Il n’est évidemment pas question d’en rendre compte. Nous attirerons l’attention sur Haïti d’abord au chapitre II, « La grande tempête de Saint Domingue » puis au chapitre III. Ana Lucia Araujo donne le récit de la révolte d’Haïti avec sa remise en cause de l’esclavage accompagnée de beaucoup de restrictions dont : l’abolition graduelle, l’infériorité des Africains comme donnée évidente, le respect de la propriété privée. Elle insiste sur le fait que la population libre de couleur n’eut pas le droit de vote, ce qui accéléra son union avec les esclaves révoltés et, après tergiversations, elle rejoignit les rebelles. La Révolution française provoque des changements plus rapides et accélère le combat des esclaves de Saint Domingue pour le combat pour la liberté. Le récit qu’elle consigne est bien connu. Elle conclut : « la révolte des esclaves qui donna naissance à Haïti eut un impact sur toutes les sociétés esclavagistes des Amériques ».
L’île détruite est à reconstruire et rencontre des difficultés énormes pour sa reconnaissance à l’échelle internationale. L’historiene en vient alors, pour cette reconnaissance, à « l’énorme indemnité financière exigée par la France pour sa reconnaissance internationale ».
Le chapitre III, « Dans l’ombre d’Haïti » entre dans le vif du sujet de l’ouvrage sur les réparations : « La colossale indemnité financière à la France a saigné les ressources financières et matérielles du jeune pays ». Le combat a eu comme priorité la garantie des droits civiques pour tous ; la revendication de réparation n’arrivait qu’en second. Les anciens propriétaires d’esclaves obtinrent des réparations et même certains propriétaires libres de couleur qui étaient restés fidèles à la France.
L’évolution des événements en France est retracée avec ses répercussions sur Haïti. En 1814, d’anciens colons français sont les représentants pour négocier une compensation financière avec Pétion et Christophe. Le premier y est favorable, le second résolument contre. Une solidarité des nations esclavagistes contre Haïti s’affirme, la privant de son développement et de son poids sur la scène internationale. A la mort de Pétion en 1818, et celle de Christophe en 1820, Jean-Pierre Boyer, président d’Haïti, réunifie le nord et le sud. Les discussions sur l’indemnisation de la France se poursuivent et aboutissent le 17 avril 1825 à l’accord que Charles X impose à Boyer, pour reconnaître l’indépendance de Haïti : 1- des droits de douane avantageux pour les importations françaises (droits inférieurs de moitié à ceux des autres nations) et 2- une indemnité financière pour la perte des plantations et des esclaves (150 millions de francs en cinq versements).
L’exemple d’Haïti est singulier : « c’est le seul cas où les anciens esclaves fournirent des indemnités financières aux anciens propriétaires »…
Les chercheurs ont évalué que l’indemnité payée « engendra au final des pertes financières pour Haïti estimées à plus de 100 milliards de dollars au cours des deux derniers siècles ». Ce fut véritablement la ruine d’Haïti puisqu’en réalité « Haïti a payé 112 M de francs estimé aujourd’hui à 560 Milliards de dollars ». Les sociétés esclavagistes ont encore mis du temps pour reconnaître la nouvelle nation. Ce n’est qu’en 1883 qu’Haïti finit de payer la dette auprès des institutions financières européennes auxquelles elle avait dû emprunter pour rembourser a liberté !
Dans le pire… Haïti est exemplaire de cette opération juteuse des esclavagistes qui a pénalisé gravement le démarrage de cette nouvelle République. Les dérapages politiques ultérieurs ne peuvent mettre de côté cette rançon et ses conséquences. Rappelons l’article 2 de l’ordonnance signée par Charles X en 1825 : « Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la Caisse générale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant le 31 décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité ». Notons qu’en 1838, Louis-Philippe réduit la dette haïtienne de 150 à 90 millions de francs-or dans un accord nommé « Traité de l’amitié ».
Deux cent ans après l’ordonnance du 17 avril 1825, la presse française s’est faite l’écho des velléités du Président français de proposer du concret concernant cette dette. Ce fut l’occasion de revenir sur l’affaire beaucoup trop ignorée de nombreux lecteurs français.
L’Humanité lui a consacré un dossier le 16 avril 2025 avec les précisions historiques rappelées par Benjamin König, références à l’appui : ordonnance transmise au nouveau pouvoir par 14 bateaux de guerre battant pavillon français, dirigés par le baron de Mackau. Il note que l’ordonnance parle de « Saint Domingue » et non de « Haïti » du nom officiel d’alors. Le journaliste parle de « pacte néocolonial » entre la France et la classe dominante haïtienne, précisant, « la colonisation, l’esclavage, puis la dette d’Haïti ont été aux fondements du capitalisme français ». Il y eut 8000 indemnisés et la somme perçue par l’ancienne puissance coloniale représente dix ans de recettes fiscales du pays. Par les emprunts que l’Etat haïtien contracte auprès des banques françaises, il se retrouve en état de dépendance avec son ancienne métropole. On l’a vu précédemment dans l’ouvrage analysé : la dette a été acquittée en 1888 mais les agios des différents emprunts ont couru jusqu’en 1952. Il est difficile de ne pas voir le lien entre cet épisode fondateur et l’état actuel du pays.
Le journaliste publie aussi un entretien avec Jean-Marc Ayrault, Président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Une de ses questions porte sur le silence français autour de la dette, silence que J-M. Ayrault qualifie d’injustice mémorielle à réparer : « On a fait payer à un peuple son indépendance, et l’argent qui a été payé jusqu’en 1888 l’a été pour dédommager des propriétaires d’esclaves, enrichir des rentiers, des banquiers et même l’État français. C’est profondément choquant et c’est une réalité peu glorieuse qui n’est pas enseignée dans les livres d’histoire ». Reconnaître et réparer seraient nécessaire pour Haïti mais aussi pour la France qui doit revoir son récit national : « Le premier Waterloo de Napoléon, c’est Vertières. Je suis frappé par cette méconnaissance de notre histoire commune. Pendant des générations, des paysans haïtiens ont sué sang et eau, non pas pour développer leur pays, mais pour rembourser cette dette à la France ». La réparation doit être discutée entre Haïtiens et Français « pour la vérité et la justice »
Le journal La Croix, sous la plume d’Elisa Brinai, s’est aussi fait l’écho de 1825 et a publié la « décision » du Président français dont on attendait plus qu’une création de commission d’historiens : création d’une commission franco haïtienne d’historiens pour étudier l’impact de la lourde indemnité payée par Haïti à la France pour accéder à son indépendance il y a 200 ans. Il y a longtemps que le dossier historique est fourni sur cette question et ce sont plutôt les décisions politiques et… financières qui résonneraient d’un son nouveau.

On peut revenir enfin à la dernière intervention du dossier de L’Humanité, celle du romancier Néhémy Dahomey, sous le titre « Haïti rançonné, la France pourra-t-elle se réparer elle-même ? » qui déconstruit un certain nombre d’idées reçues. Pour lui, il est clair que la rançon est « une des raisons structurelles du « malheur à long terme » d’Haïti. Lorsqu’on parle de cet Etat, on répète à l’envi (les grandes entreprises, le FMI et ses porte-voix) qu’il est un mauvais gestionnaire ; que ce pays est « corrompu par essence » ; il faut donc gérer Haïti de l’extérieur car des « enfants » ont besoin d’être aidés. Pour Néhémy Dahomey, l’état actuel du pays est la résultante des dominations successives : « Esclavage raciste - Société ethnique - Rançon française - Occupation américaine - Dictature anticommuniste - Ultra-libéralisation. Haïti, c’est l’intersection du malheur ». La méthode rançon continue à fonctionner dans l’économie française.
Ce romancier haïtien (né en 1986) n’a pas été choisi au hasard puisque son second roman (en 2021), Combats, aborde justement ce contexte historique et les conséquences sur les Haïtiens de l’imposition de cette dette. Son roman télescope ainsi la grande Histoire et les histoires individuelles dans lesquelles humains et non-humains s’affrontent en des combats… de coqs… en n’hésitant pas à utiliser le registre grotesque. Le romancier dit avoir pensé évidemment à une manifestation très populaire dans le pays mais aussi à Koltès, Combat de nègre et de chiens (1980). Il reconnaît volontiers la dimension politique de son roman autour de la dette mais sans sacrifier la dimension littéraire.

Le roman se passe en 1842 en Haïti qui est face aux conséquences d'une dette imposée par la France. Tensions entre deux hommes, coercition exercée par l’armée pour faire payer les paysans, « combats pour l'éducation et l'information, duels, batailles rangées de coqs et de chiens, joutes verbales et trocs d'histoires ».
On lira aussi le roman d’Evelyne Trouillot (née en 1954), Désirée Congo (2020) où le mixte Histoire/Fiction, cher à l’écrivaine, explore la période à Saint Domingue, entre 1791 et la cérémonie de Bois Caïman, et 1803, la Bataille de Vertières entraînant 1804, la proclamation de la République d’Haïti. Elle met en exergue, les trois appréciations de la date de 1804, de l’historien Michel-Rolph Trouillot qui éclairent le point de vue de la narration dans ce roman :
« 1804. La fin de l’épopée. Haïti accède à l’indépendance avec près d’un demi-million d’Africains qui se sont libérés par la force des armes.
1804. Les dirigeants racistes de l’Europe et des États-Unis voient avec crainte l’apparition subite et imprévue (malgré les signes) d’un État indépendant, bâti sur les ruines de la colonie la plus rentable que l’Europe ait connue jusque là.
1804. C’était une rupture en avance sur le temps, en avance même je dirais (blasphème !) sur l’Histoire telle que le monde la connaissait. Les conséquences sont aussi nobles que tumultueuses ».
Je souhaiterais terminer cet article par la voix de Yanick Lahens (née en 1953), dans un article à lire entièrement où elle expose tout ce que son pays a subi du fait du néocolonialisme, avec la dette imposée en 1825 par la France [L'Histoire, N° 531. Mai 2025, « Haïti, La Révolution des esclaves »]. Commémoration à l'Hôtel de la Marine du bicentenaire de la dette d'Haïti. C’est sa réponse à la première question qui sera ma conclusion : L’Histoire : Esclavage, catastrophes naturelles, violences et corruption… Comment réagissez-vous lorsque l’on évoque la « malédiction » d’Haïti ?
Yanick Lahens : Je refuse d’emblée de parler de fatalité. Un terme dangereux qui en dit long sur l’ignorance entretenue autour de ce pays. Ignorance propre à nourrir des stéréotypes têtus. Je parlerais plutôt de hasards qui ont tissé la trame de notre histoire. Un hasard climatique qui nous a placés sur la route des cyclones, un hasard géologique qui fait d’Haïti une terre traversée d’un réseau de failles. Un hasard géographique qui fait de nous l’« arrière-cour » des États-Unis. Mais le hasard qui compte le plus est de toute évidence celui de l’histoire. Voilà en effet un bout d’île de 27 000 km2 qui a osé défier l’expansion de l’empire français, dont la puissance reposait sur le colonialisme, le racisme et le capitalisme de la dévoration. C’est ce hasard historique, vécu comme un « impensable » (Michel-Rolph Trouillot), qui a biaisé beaucoup de lectures des événements survenus en Haïti et nourri un narratif d’une cécité rassurante sur la fatalité et la malédiction ».

Ana Lucia Araujo, Réparations - Combats pour la mémoire de l’esclavage (XVIIIe-XXIes.), traduction de l'anglais par Souad Degachi et Maxime Shelledy, Le Seuil, "L'Univers historique", avril 2025, 403 pages, 25 euros.