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Histoire et Art - Orientation/Désorientation : Expositions (novembre et décembre 2025)

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    Collectif
  • 9 déc.
  • 9 min de lecture

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Dans son ouvrage d’Histoire anthropologique, Faire taire le passé (Collateral, 6 octobre 2025), Michel-Rolph Trouillot écrit : « la conséquence préjudiciable pour ceux qui n’ont pas le pouvoir d’enregistrer et de faire connaître est une «  historicité unisituée ». Ecrire l’histoire dépend des enjeux qui lui sont attachés et non de « l’importance de l’événement initial ». Une communauté se crée son « modèle de stockage de la mémoire-histoire ». Et comme le passé dépend du présent, «  le passé – ou plus exactement, la passéité – est une position ». On inclut, on exclut : comment ? «  Le passé construit est lui constitutif de la collectivité ». A partir d’un présent, il y a « une création continue du passé ».

La destruction de deux statues de Schœlcher en Martinique, le 22 mai 2020, jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage, avait déclenché des cris d’orfraies et des approbations. Quel est l’impact d’une statue posée sans explication dans l’espace public et ainsi offerte au respect, sinon à l’admiration ? Ces actes militants, intervenant intempestivement au vu et au su de tous, invitaient à réfléchir à l’écriture de l’Histoire qui ne peut être scellée dans le marbre une bonne fois pour toutes et surtout à l’essaimage des symboles (statues et monuments, noms de rues et d’édifices publics), qui ne peuvent être inamovibles dans le dynamisme des sociétés en devenir. Les 5, 6 et 7 novembre 2025, ces onze militantes et militants anticoloniaux ont dû comparaître devant le tribunal correctionnel de Fort-de-France, en Martinique, pour « dégradations de biens publics », en clair pour le déboulonnement et les destructions de statues représentant l’époque coloniale de l’île. Le 17 novembre, le verdict a été la relaxation.

Cette recherche de la mise en visibilité des mémoires de la colonisation se poursuit avec des initiatives de plus en plus nombreuses. Collateral propose aujourd’hui de faire connaître deux expériences toutes contemporaines.

Christiane Chaulet Achour

 




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« L’art comme moyen de sortir du silence »

« Entre les silences, nous tissons », Exposition du  9 décembre 2025 au 31 janvier 2026 à l'Instantanée Galerie - Galerie Umcebo à Paris 12ème.

 

Alma BENSAÏD, Clémence CAREL, Roxane LATRECHE et Amelle MELIANI

Commissaires de l’exposition et membres de l’association Jeunesses et Mémoires Franco-Algériennes  :  www.jeunessesmemoiresfrancoalgeriennes.com/

 




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Derin Doğruoğlu.




Le récit fait partie intégrante de nos vies. Fictionnel, réel ou texte à trous, il constitue le fil rouge qui construit un sens, du sens, des sens. Cette infiltration de la narration dans nos parcours individuels nous amène à tisser des liens entre les épisodes qui les ponctuent. (Ré)écrire nos vies, c’est faire des choix, conscients ou inconscients : entre chacune de ces histoires personnelles distendues, qu’est-ce qui fera événement, pour qui et pourquoi ?

 

Autant de questions nourries par un héritage qui nous précède et nous nourrit dans ce besoin impérieux de s’appartenir. Ces histoires qui nous traversent avant même notre naissance et qui nous accompagnent tout au long de notre vie sont parfois émiettées, apparaissent en négatif ou se dissimulent dans des silences… Les révéler revient à se plonger dans une quête à la lisière du souvenir et de l’imagination. Il faut alors inventer à partir de bribes pour mieux comprendre : qui sommes-nous dans cette longue lignée ? Ainsi se dessinent des mythes familiaux et sociétaux, des légendes et contes qui nous guident ou nous enferment dans nos allers-retours entre mondes intérieur et extérieur. Parfois ce sont des constellations lointaines, parfois des repères familiers, mais partout ce sont comme des traces qui dessinent nos trajectoires individuelles sans trop nous éloigner de l’Histoire consensuelle. Ce sont tout autant de fils qui s’entremêlent pour honorer un héritage, l’inscrire dans une nouvelle cartographie sensible, le faire sien d’une manière nouvelle, intime et collective. C’est une fabrique de significations en constante métamorphose, agissant comme un abri contre chaque épreuve, un écrin pour nos subjectivités.

 

De ces fils qui s’enchevêtrent et se dénouent, comment faire sens, comment se trouver ? Quelle narration pour s’appartenir ? Quel réel peut exister entre les absences ? Le récit peut-il surpasser le silence ?

La création artistique apparaît comme un moyen d’interroger son propre rapport au monde, sa place, son rôle, dans la multitude de liens qui nous attachent aux autres et à l’Histoire. Passeuses et passeurs d’une double culture, les artistes présentés dans cette exposition ont en commun la nécessité de comprendre et de s’approprier ce qu’on leur a transmis. Ils représentent dans toute sa diversité et sa complexité la troisième génération d’une immigration postcoloniale issue d’Algérie, de Tunisie et du Maroc. Les temporalités de ces migrations sont diverses, mais chacune marque profondément leurs regards, notamment dans une dimension introspective. Ils sont parfois les relais d’une parole oubliée, souvent tue. À travers eux se lit la nécessité de faire exister les récits de mutations profondes qui sont venues marquer des existences individuelles, là où la Grande Histoire est venue infléchir les «petites» histoires.

En partant des traces de leur héritage mémoriel et culturel, parfois évasif et mouvant, les artistes dissèquent ces traces, que ce soient des images, des récits ou des souvenirs. Rassembleurs de pièces, ils essaient d’en comprendre et d’en discerner les messages sous-jacents, les non-dits dans les silences persistants. Comment raconter lorsqu’on ne sait pas tout ? Comment incarner lorsque, à une compréhension totale de soi, il manque des morceaux ? Ou que ces derniers sont invisibles, ensevelis sous des années d’ellipses ? Entre enquête et projection, le travail de ces artistes part d’une transmission partielle, morcelée, pour recomposer images et imaginaires et leur transmettre un nouveau souffle de vie, le leur. Certains dissimulent, pour mieux raconter ; d’autres exposent, pour exacerber, forcer les lignes, sur-montrer, en adéquation avec le sentiment parfois d’effacement qu’ils associent aux contours de ce qui les constitue et qu’ils souhaitent découvrir, retracer progressivement.

Objet d’une transmission qui peut s’avérer laconique, l’histoire familiale est bien souvent le terreau de nœuds, point de départ naturel de cette quête de sens, volontaire ou fortuite. Nombre d’entre eux travaillent une matière brute, des photographies de famille, des objets transmis tels que des bijoux, des vêtements, des récits narrés par les parents, grands-parents, d’autres avant eux ; une somme d’archives personnelles. Tout autant de fils convoqués pour broder une mythologie familiale qui peu à peu fait écho à une multitude de voix. Ils explorent ainsi le monde du passé, remontent le fil des histoires individuelles et, à partir de ces témoignages indirects, donnent naissance à une expression artistique qui est la leur.

Car l’archive est un manque constant qu’ils essaient de combler par des projections, combattant ainsi l’illusion d’un « récit définitif de la vérité » (Arlette Farge,Le goût de l’archive, Seuil, 1989). Défendant leur vision du réel, traversée d’une part par le sensible, d’autre part par le politique, ils mènent une démarche de (re)constitution. Quel que soit leur médium artistique, les artistes exposés investissent, réforment et subvertissent cette matière archivistique. Elle s’incarne tour à tour dans une multitude de formes qui vient livrer des récits alternatifs que racontent les lieux, les objets et les personnes.

Pour chacun des artistes de l’exposition, la démarche est duelle – donner voix aux silences, mais aussi en questionner l’existence : pourquoi ces vides, pourquoi ces absences ? Par ce double exercice, ils nous invitent à interroger le présent, la subsistance de ces traces et leur forme aujourd’hui. Ils laissent éclore les questionnements et construisent ainsi un dialogue avec et entre les individus, où les voix sont multiples, et les réponses, ouvertes. Loin de l'écriture d'un récit national, ils révèlent les complexités de nos histoires – qu’elles soient intimes, politiques, ou le résultat d’un bel entremêlement des deux. Tournés vers l'avenir, ils affirment la nécessité pour chaque individu de comprendre ce dont il hérite, pour mieux penser sa place dans le monde.

Avec le Collectif : Tilawin Project, Cindy Bannani, Zohra Hassani, El Mehdi Largo, Hannah Puzenat, Cléa Rekhou, Maya Inès Touam et Yaziame. 

 


Notre association 

 

Créée en mars 2022, l’association Jeunesses et Mémoires Franco-Algériennes est un collectif composé de jeunes âgés de 18 à 35 ans, concernés par l'histoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie et désireux de contribuer à une meilleure connaissance de ce moment-clé de notre histoire, qui a laissé des traces profondes dans notre société.

 

L’association a pour objet de favoriser la création d’espaces de dialogue dédiés à l’histoire et aux mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie et de contribuer à sa meilleure connaissance par la société.

 

À ce titre, elle a porté un plaidoyer fort pour la création d’un Institut dédié à l’histoire et aux mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie et de contribuer à sa programmation et à son fonctionnement.

 

Le collectif a publié une tribune dans Le Monde en 2023 s’adressant aux pouvoirs publics afin de faire émerger ce lieu muséal et continuer d'œuvrer sur le terrain pour le faire exister hors les murs. À cette fin, nous avons organisé des rencontres, des débats, et ancré notre action autour de projets culturels et/ou pédagogiques.

 

Aujourd‘hui, notre projet d‘exposition a pour objectif d‘incarner cet Institut en étant porté par des acteurs de la société civile, de sensibiliser les pouvoirs publics à la nécessité de ce lieu et de donner une visibilité à la scène artistique contemporaine traitant de ces questions.

 


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La table de désorientation inaugurée à Nancy, le 6 novembre 2025

 

Dorothée Myriam KELLOU

Journaliste, auteure et réalisatrice

 

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Mange ton orange et parle

 

À Nancy, la statue du sergent Blandan – vestige d’un imaginaire colonial – a été bousculée par un contre-regard poétique et politique : La Table de désorientation. Cet anti-monument interroge la mémoire coloniale en rendant visible ce qui fut longtemps tu.

Mon père, Malek, réalisateur algérien exilé en France, s’est retrouvé un matin face à cette statue de bronze du sergent Blandan, “héros” de la conquête de l’Algérie. Il l’avait déjà croisée enfant, à Boufarik, dans la plaine de la Mitidja. Devant ce soldat de bronze, baïonnette à l’épaule, il avait demandé à sa mère :

– Qui est ce fantôme ?– Mange ton orange et tais-toi, avait-elle répondu.

En pleine guerre d’Algérie, il valait mieux rester muet. Le silence, au goût amer, a collé à sa mémoire.

Quarante ans plus tard, à Nancy, le fantôme est réapparu. Mon père n’a pas pu ignorer ce soldat qui l’effrayait tant enfant — celui qui venait l’étrangler dans ses cauchemars. Au réveil, il a écrit ses mémoires. De ce geste sont nés mon film À Mansourah, tu nous as séparés, mes podcasts L’Algérie des camps (France Culture) et La statue de Blandan (ARTE Radio), mon livre Nancy-Kabylie (Grasset). Puis, à son tour, il a osé affronter ce revenant dans son film Mange ton orange et tais-toi.

 

Le fantôme de Blandan

Le sergent Blandan (1819–1842) fut héroïsé au XIXe siècle comme “fils du peuple” tombé lors d’une “attaque par une horde de cavaliers arabes” près de Boufarik. Sa bravoure, célébrée par le général Bugeaud – tristement célèbre pour les enfumades de grottes en Algérie – inspira toute une iconographie coloniale. Sa statue, érigée d’abord à Boufarik en 1887, fut “rapatriée” en France après l’indépendance. Depuis 1990, elle trône sur la place publique à Nancy : trace tangible d’un passé que la France peine encore à regarder en face.

Ironie de l’histoire : à Boufarik, la statue a été remplacée par une orange géante. La Mitidja, riche plaine agricole, en a fait son emblème. Un habitant surnommé Don Quichotte, rencontré pour mon podcast Arte radio, regrettait ce remplacement : “Cette orange ne raconte rien des crimes que nous avons subis. La statue, au moins, aurait pu servir de support de mémoire.”

 

La Table de désorientation

Que faire de cette statue que le politique interdit de déboulonner ?

Avec Kenza-Marie Safraoui, conservatrice du patrimoine, et Susana Gállego Cuesta, directrice du musée des Beaux-Arts de Nancy, nous avons imaginé une adresse poétique et politique au fantôme : La Table de désorientation.

Dressée verticalement à la taille réelle du sergent (1,59 m), cette table circulaire en métal porte un texte que j’ai écrit, traduit en arabe par la poétesse Lamis Saïdi et ponctué d’un passage en tamazight. Elle offre une contre-histoire du sergent Blandan et inscrit notamment le nom du cheikh Badaoui, “le combattant qui eut l’honneur de l’abattre”. Le métal poli devient miroir : il reflète le visage du lecteur, l’invitant à combler les blancs de l’Histoire et à interroger l’impensé colonial.

Cet anti-monument, refusant la verticalité du monument et du héros, invente un autre langage mémoriel. Il offre aux colonisés et à leurs descendants un espace où leur mémoire peut émerger et s’inscrire dans l’histoire collective.

 

Mémoire incarnée

La Table de désorientation est née d’une mémoire intime, d’un souvenir familial, de récits longtemps empêchés. L’histoire individuelle devient matière commune : ce qui relevait de la douleur tue prend forme, se transforme en trace visible, à déchiffrer ensemble.

En inscrivant ce récit dans le paysage urbain, il ne s’agit pas de réparer une mémoire blessée – est-ce seulement possible ? – mais d’ouvrir un lieu où les histoires coloniales puissent être dites, lues, réfléchies, à l’endroit même où elles furent effacées.

Cette incarnation de la mémoire dans la matière, le métal et le texte, fait de cet anti-monument un manifeste : celui de la possibilité d’un ancrage pour nos histoires silenciées en France.

 

Réalisée avec le designer Colin Ponthot, les typographes Redouan Chetuan et Romain Morieux, les apprentis de l’UIMM de Maxéville et l’ENSAD de Nancy, la Table de désorientation a été inaugurée le 6 novembre dernier, en présence du maire de Nancy, Matthieu Klein.

Geste fort : la statue de Blandan avait été inaugurée deux fois – en 1963, puis en 1990 – par des maires successifs, réaffirmant la continuité d’un imaginaire colonial, même si pour beaucoup la statue n'était plus qu'une coquille vide. Un simple soldat appartenant au 26ème Régiment d'infanterie basé à Nancy.

L’inauguration de cet anti-monument marque un tournant : elle reconnaît la place des mémoires coloniales et postcoloniales dans l’espace public.

 

Mange ton orange et parle

Ce jour-là, j’ai voulu rompre avec le silence hérité. Avec mon père, nous avons distribué des oranges aux passants – dont beaucoup étaient algériens – datées du jour de l’inauguration.Un geste simple, presque enfantin.

Un renversement.

– Mange ton orange… et parle.



 

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