Joanna Russ : Infiniment culte (Comment torpiller l’écriture des femmes)
- Simona Crippa
- il y a 11 heures
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Il aura fallu plus de quarante ans pour que How to Suppress Women’s Writing (University of Texas Press, Austin, 1983) de Joanna Russ soit enfin disponible en langue française. Paru sous le titre Comment torpiller l’écriture des femmes (Zones, 2025) dans la traduction de Cécile Hermellin et avec une préface d’Élisabeth Lebovici, cet essai arrive à point nommé dans un contexte culturel français où la parole des femmes tend, une fois de plus, à être marginalisée. Car si nous avons la chance d’entendre au Théâtre de l’Atelier la voix puissante et souveraine d’Anna Mouglalis interpréter des extraits de La Chair est triste hélas d’Ovidie (ne manquez pas cette occasion) nous assistons parallèlement à la mise à l’écart de la journaliste Giulia Fois à l’antenne de France Inter. Ce contraste souligne l’importance de préserver les espaces durement conquis, et encore si fragiles, où les voix féminines peuvent s’affirmer.
Joanna Russ est là pour nous y inviter. Elle ne peut nous sauver du backlash qui se déploie sous nos yeux, mais sa vigueur et sa lucidité, nous fournissent des outils immédiatement opératoires pour continuer à revendiquer haut et fort l’auctorialité au féminin. Comment torpiller l’écriture des femmes procède en effet à une analyse systématique des tactiques employées pour faire taire notre force créatrice en dévoilant les nombreuses ruses d’effacement mises en place pour conserver le socle patrimonial. Il faut donc rester en éveil, démasquer et combattre cette entreprise de contrôle à grand échelle, cette « distorsion massive » de la production féminine que pratiquent ceux que Russ appelle les « glotologues », « espèce évoluée dominante » (p. 17-18), big brothers qui maintiennent le statu quo de l’emprise masculine.
Car au-delà d’une misogynie ouvertement prononcée comme celle d’Otto Rank qui exprime à Anaïs Nin sa pensée profonde : « Lorsqu’une femme guérit de sa névrose, elle devient femme. Lorsqu’un homme guérit de sa névrose, il devient artiste. […] Pour créer, il est nécessaire de détruire. Les femmes sont incapables de détruire. » (p. 31), ou encore celle de Rousseau « Une femme au bel esprit est le fléau de son mari » (p. 53), ou encore de Stendhal « Une femme ne dois jamais écrire que […] des œuvres posthumes à publier après sa mort. » (p. 53), Russ montre comment l’hypocrisie de ce régime dissimule sexisme et antiféminisme en les reproduisant constamment de manière insidieuse. Elle nous offre ainsi, au travers de formules en usage chez les « glotologues » qu’elle détourne de manière sarcastique, une large vision critique des mécanismes de démolition patriarcaux. Tout est illustré par des exemples précis issus d’un corpus de créatrices anglophones :
— « Elle ne l’a pas écrit », lorsqu’on soupçonne la présence d’une main masculine, par exemple dans le cas des sœurs Brönte ; ou « elle l’a écrit mais elle a été aidée », lorsque on postule la présence d’un mentor ou d’un éditeur masculin décisif (Margaret Cavendish, Virginia Woolf…)
— « Elle l’a écrit, mais ce n’est pas important », lorsqu’on relègue une autrice au folklore ou à un genre dit mineur, c’est le cas de la littérature dite de manière péjorative « confessionnelle » (Sylvia Plath, Anne Sexton…) qui fonctionne très bien pour les hommes s’inscrivant plutôt de manière illustre dans l’autobiographie (Saint-Augustin, Rousseau…) ;
Car si une femme parle de son intimité dans un texte, cela signifie qu’« elle l’a écrit, mais c’est trop personnel, trop féminin ». En effet, la valorisation de l’expérience masculine quelle qu’elle soit est à entendre comme universelle, l’expérience féminine est réduite à une subjectivité et devient aussitôt « inconvenante » et dévalorisante. Traiter des menstruations comme le fait Plath dans le poème « Menstruation at forty », c’est obscène, c’est « la goutte qui fait déborder le vase » [sic !] comme l’écrit le critique Louis Simpson (p. 48) ; pour les mêmes raisons, Aphra Behn, poétesse et dramaturge du XVIIe siècle, a souvent été réduite à une curiosité licencieuse ;
— « Elle l’a écrit, mais c’est une exception », lorsqu’on présente une autrice comme une anomalie parce qu’il ne faut pas remettre en cause le canon masculin, c’est le cas d’Emily Dickinson qui, malgré son talent, finit par être marginalisée par nombre de critiques, et identifiée à une écrivaine qui entretient un rapport « trop personnel et excentrique à la poésie » (R. P. Blackmur, p. 114)
— « Elle l’a écrit, mais la science-fiction au féminin n’a aucun poids », Kate Millett, Doris Lessing, Ursula K. Le Guin, Octavia E. Butler et Joanna Russ elle-même n’auraient donc pas la force d’écrire une SF capable d’attirer l’attention de tout public…
En 1973 dans La Création étouffée, Suzanne Horer et Jeanne Socquet alertaient déjà sur les difficultés rencontrées par les femmes artistes et sur la redoutable efficacité de l’oppression patriarcale. L’essai de Joanna Russ est indéniablement plus combatif, car il remet en question le système de canonisation dominé par une bourgeoisie érudite et cultivée, qui opère ses choix de manière genrée. C’est un peu comme la règle du « masculin l’emporte » dans la grammaire française, règle imposée par la caste éminemment masculine de l’Académie française (les quelques femmes qui y siègent ont les mêmes valeurs). Russ montre en effet que dans les États-Unis de son époque – on tremble si l’on pense à la situation aujourd’hui sous le règne de Trump – le but de la sélection critique et institutionnelle, journaux, revues, anthologies, bibliothèques, programmes scolaires, est de pratiquer l’exclusion par la main mise patriarcale sur la mémoire culturelle. Russ insiste également sur un paradoxe curieux : le patrimoine littéraire peut bien sûr pratiquer l’inclusion, mais c’est afin de mieux neutraliser les autrices. L’exemple de Jane Austen est parlant, souvent louée pour sa délicatesse ou son humour tout à fait féminins, elle a été rarement reconnue pour la profondeur politique et sociale de son œuvre. Et si les sœurs Brönte ont été influencées par Byron, ont-elles jamais vraiment influencé un écrivain ? Pire, la neutralisation procédant par le discrédit : Aphra Benh « devient la Putain, décrite comme une sorte de Mata Hari » (p. 84) ; Christina Rossetti « devient la Vieille Fille ; aigrie » (p. 85), Emily Dickinson « devient la Fofolle » (p. 85)…
Par effet de miroir, songeons en France aux exemples notamment de Louise Labé et de Madeleine de Scudéry : elles figurent dans les manuels, mais rarement comme forces actives. Figées dans un passé pittoresque, vidées de leur potentiel critique, elles ont souffert et souffrent encore de la dépossession de leur œuvre. Trop longtemps Scudéry, « précieuse ridicule », a dû publier sous le nom de son frère ; quant à Labé, elle se voit en 2006 privée de son auctorialité par une critique universitaire qui divulgue dans un essai la thèse fallacieuse selon laquelle la poétesse lyonnaise aurait été une prostituée incapable d’écrire, ses poèmes auraient été dès lors le fruit d’une production collective, publiée sous un nom issu de la féminisation d’un auteur à la mode... Cette thèse farfelue, résultat d’un point aveugle des études qui tendent à minorer l’écriture des femmes ainsi que leur activité de publication, a pourtant valu à son autrice, Mireille Huchon, la direction de l’édition des Œuvres de Louise Labé dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard, l’un des châteaux forts de la canonisation littéraire. Force est de constater que la perversion du procédé dénoncé par Russ est ici à son comble.
Russ l’écrivait déjà en 1983 « [l]e canon littéraire est truffé de signes révélateurs d’enterrements prématurés […] des myriades de femmes artistes [ont été] recatégorisées en épouses, mères, filles et maîtresses, je crois qu’une analyse scrupuleuse des vies des grandes figures littéraires féminines nous révélera l’existence d’une myriade de femmes de lettres inconnues. » (p. 173). Et on voit bien que le « glotologue » n’est pas uniquement masculin, le patriarcat s’infiltre partout où il parvient à modeler les esprits qui depuis des millénaires sont éduqués et conditionnés à exalter la noblesse du masculin. Martine Reid dans Des Femmes en littérature faisait ce triste constat en 2010 « [m]émoire, héritage, patrimoine sont, quand il est question des femmes auteurs, bien mal servis » (p. 5).
Pamphlet, travail historique et sociologique tout à la fois, l’essai de Joanna Russ nous invite à rouvrir nos anthologies non comme vitrines, mais comme terrains de lutte. La préface de Lebovici relie l’analyse de Russ aux débats actuels et rappelle que cette publication aurait pu bénéficier d’un regard intersectionnel dont Russ avait déjà pourtant saisi la nécessité. Quand en 1993 on lui demande si elle changerait quelque chose à son ouvrage, elle avance : « quelque chose de plus explicite sur les différences de classe. […] Aussi, j’en ferais beaucoup plus sur le racisme, ce à quoi, je n’avais pas pensé jusqu’à la fin. » (p. 15). Preuve que le regard de Russ est éminemment critique.
Comment torpiller l’écriture des femmes demeure une référence incontournable, infiniment culte. Véritable cheval de Troie face à la forteresse patrimoniale, l’essai éclaire les angles morts d’une création féminine encore trop souvent soumise à une violence idéologique. La question est brûlante d’actualité : de la littérature au cinéma, en passant par la bande dessinée, le critère genré continue de servir de filtre de légitimation. Nous devons œuvrer sans relâche à bâtir l’épistémologie de notre point de vue, comme l’appelait déjà Laura Mulvey en 1975. Car il est évident que, pour provoquer un véritable basculement culturel, il faut engager des actes intellectuels résolument militants. Combien de critiques et d’universitaires restent encore trop « glotologues » ? Collateral poursuit inlassablement son travail d’enrichissement du matrimoine ; soyons vigilantes, car la masse de nos expériences réduites au silence est vertigineuse. Que nos voix, longtemps exilées, redessinent la carte d’un Tendre guerrier.

Joanna Russ, Comment torpiller l’écriture des femmes (How to Suppress Women’s Writing), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Hermellin, Zones, août 2025, 216 pages, 19 euros